Tout au long de l’automne 2020, les professeurs Theodore McLauchlin et Marie-Joëlle Zahar de l’Université de Montréal ont organisé avec le Réseau d’analyse stratégique (RAS) des ateliers virtuels portant sur le renforcement des capacités à l’ère de la COVID-19. Pour clôturer cette série, un cinquième atelier s’intéressait aux Forces armées canadiennes, à leurs défis et adaptations à l’ère de la COVID-19. Celui-ci mettait en avant Stéphanie Bélanger, professeure au Collège militaire royal du Canada et réserviste des forces armées canadiennes; LCol Pierre Leroux, J5(i) au Quartier général des opérations interarmées du Canada; Theodore McLauchlin, professeur à l’Université de Montréal; ainsi que la Major Audrey Hudon, travailleuse sociale au sein des Forces armées canadiennes[1].
Actuellement déployées sur une vingtaine d’opérations à l’étranger et sur le territoire canadien, les Forces armées canadiennes (FAC) ont dû revoir et adapter leurs interventions dans un contexte de pandémie mondiale. Les FAC sont formées à travailler dans des contextes exceptionnels, qu’il s’agisse de catastrophes naturelles, de crises politiques ou encore d’aide humanitaire. Il ne s’agit d’ailleurs pas de la première fois que celles-ci doivent intervenir dans un contexte sanitaire lié à une épidémie. Offrir de l’aide aux collectivités isolées et aux citoyens, travailler dans des conditions sanitaires strictes, gérer les morgues : ce sont toutes des activités que les forces armées sont capables d’effectuer. Néanmoins, dans le contexte actuel de la pandémie du coronavirus, deux tendances en termes d’effet semblent se dessiner : l’effet de la pandémie sur les interventions des FAC à l’étranger et l’influence que celle-ci a eue sur la mobilisation nationale de ces forces.
Renforcement des capacités à l’étranger : naviguer dans un nouveau contexte international et sanitaire
Les missions des forces armées à l’étranger et leurs objectifs n’ont pas changé, mais la manière dont elles sont menées, notamment la manière dont le renforcement des capacités est géré, a été fondamentalement affectée par la pandémie et les nombreuses mesures sanitaires à respecter. Les FAC n’ont pas eu le choix d’ajuster leurs interventions à l’internationale et de réévaluer le déploiement des quelque 2 000 militaires déployés à l’étranger.
Les ajustements apportés à l’opération Unifier en Ukraine illustrent bien l’influence que la pandémie a eue sur la manière de « faire » le renforcement des capacités. Nécessairement, la situation a obligé le gouvernement à se questionner sur les priorités des FAC en matière de renforcement des capacités dans le domaine de la défense et de la sécurité. L’opération Unifier fait partie des opérations qui ont été mises sur pause pendant un moment au cours de l’été avant de reprendre à l’automne 2020. Sur le terrain, toute une logistique a été mise en place au cours des derniers mois afin de limiter les risques sanitaires pour les FAC : délimitation des zones à risque – de rouges (haut risque d’infection/ environnement non contrôlable) à vertes (risque d’infection contrôlé) –, mesures de mitigations, troupes retirées de certaines régions…
Le renforcement des capacités repose essentiellement sur la création de liens, d’une proximité et d’une confiance mutuelle entre les différents acteurs présents – des éléments qui, en temps de pandémie, peuvent difficilement être maintenus. Il nécessite une coopération entre des acteurs détenant une expertise et des acteurs qui seront récipiendaires de celle-ci et dépend donc de la manière dont les forces formatrices sont perçues par les forces locales des pays hôtes. Néanmoins, créer une relation de proximité et des liens de confiance peut s’avérer difficile lorsque les contacts humains doivent être réduits. Le travail du renforcement des capacités en temps de pandémie est donc plus difficile, mais les FAC trouvent des alternatives pour s’adapter aux obstacles de la distanciation sociale avec des activités qui ne nécessitent pas un face-à-face. Certes, les relations avec les forces locales sont différentes, moins chaleureuses, en temps de pandémie, mais il est toujours possible de travailler sur les éléments structurels à améliorer en se concentrant notamment sur les normes d’entrainement ou sur l’encadrement des interventions.
Les services de santé mentale disponibles pour les FAC ont également dû être adaptés à la situation. Des préparations virtuelles ont pris la place des classiques rencontres d’évaluation « Pré-déploiement – pendant le déploiement – post-déploiement ». Autant au Canada qu’à l’étranger, des plateformes numériques ont été fortement mobilisées. Dans le cas des isolements obligatoires en déploiement, le contact était maintenu tous les jours via une plateforme ou par un appel téléphonique avec les membres des FAC en isolement. L’étude des conséquences de la pandémie sur les FAC, devra être faite à deux niveaux : au niveau de l’organisation pour comprendre comment celle-ci s’est adaptée, mais également au niveau individuel pour explorer les conséquences personnelles de la pandémie pour les membres des FAC.
Au Canada : une nouvelle réalité pour les militaires mobilisés sur l’opération Laser
L’influence de la pandémie sur les activités militaires canadiennes semble avoir été plus grande sur le territoire national qu’à l’étranger. L’opération Laser a nécessité un effort d’adaptation impressionnant de la part des FAC avec 24 000 troupes prêtes à réagir et à être déployées sur la grandeur du Canada à tout moment : des troupes régulières, des réservistes, des Rangers canadiens. En trois objectifs, l’opération Laser c’est : sauver des vies; aider les partenaires fédéraux, provinciaux, territoriaux et régionaux; et maintenir l’état de préparation, l’efficacité et la résilience des FAC.
Cette opération a nécessité beaucoup d’efforts d’adaptation de la part des FAC sur leur propre territoire, mais les militaires mobilisés ont pour la majorité beaucoup appris de leur expérience. Ils ont pu gagner en humilité, mettre en avant leur éthique professionnelle, et découvrir un autre aspect de leur travail, qui répond toutefois bien aux raisons pour lesquelles ils s’engagent : s’engager pour leur nation et sa sécurité. D’ailleurs, dans la continuité de l’opération Laser, les FAC sont désormais mobilisées au sein de l’opération Vector depuis décembre 2020 avec pour objectif d’appuyer la distribution du vaccin contre la COVID-19 sur le territoire canadien.
À la question de la santé mentale et du maintien du lien entre les travailleurs sociaux et les militaires déployés, s’ajoute la question de l’ennui lors du déploiement et des longues périodes d’isolement. Afin de respecter les mesures sanitaires, les congés de mi-déploiement ont été mis sur pause et l’ennui peut s’installer pour les troupes mobilisées sur une longue période. Néanmoins, cette nouvelle façon de fonctionner a également un avantage logistique pour les militaires qui ne sont pas obligés de perturber leur organisation familiale avec des aller-retour en temps de COVID-19. Au retour, il était difficile pour les membres des FAC d’être aussi près de chez eux, mais de ne pas pouvoir y aller avant d’avoir terminé leur quarantaine obligatoire. Il était aussi difficile pour les militaires déployés sur l’opération Laser d’intervenir si proche de leur environnement, mais de ne pouvoir s’y rendre.
Cette opération a également remis sur le plateau la question des réservistes, à la fois en ce qui concerne leur formation, mais aussi au soutien qui leur est apporté. Alors qu’ils ont répondu en grand nombre, une crainte était que les réservistes passent dans la maille du filet suite à leur participation aux actions. La réserve vient avec son propre lot de défis – les liens relationnels entre les troupes ne sont pas les mêmes que pour une équipe formée à travailler ensemble sur le long terme, les soutiens sociaux ne sont donc pas aussi présents. En plus, en ce moment, compléter un entrainement au sein de la réserve des FAC peut prendre jusqu’à 5 ans, cela pose donc des enjeux sur le plan opérationnel.
Par ailleurs, l’impact de la pandémie sur la mobilisation des forces sur le territoire national semble être devenu une préoccupation importante du gouvernement canadien, ainsi que pour l’Institut canadien de recherche sur la santé des militaires et des vétérans (ICRSMV). Celui-ci s’est investi dans plusieurs recherches longitudinales pour étudier l’impact de la COVID-19 sur le personnel des FAC au cours des derniers mois, et ce notamment au travers de leur mobilisation sur l’opération Laser. Le ICRSMV propose également un numéro spécial du Journal of Military, Veteran and Family Health (JMVFH) « Addressing the needs of military members, Veterans and their families during the COVID-19 pandemic ».
Conclusion
Les ajustements opérationnels et stratégiques des forces armées en réponse à la pandémie du coronavirus ont soulevé de nombreux enjeux et questionnements qui devront être pris en compte à court, moyen et long terme.
- À court terme, comment protéger les effectifs des FAC du virus dans un contexte où les opérations se font de plus en plus nombreuses dans des zones nationales très à risque?
- Dans quelle mesure la pandémie et ses conséquences budgétaires risquent-elles de nuire à la capacité de déployer et maintenir des opérations de renforcement à l’étranger sur le long terme?
- D’une manière plus générale : quelles vont être les priorités des forces armées canadiennes dans les prochaines années?
Dans un monde changeant dans lequel les forces armées doivent s’adapter et se réinventer, de plus vieilles questions sont réitérées comme celle de la rétention des militaires réguliers et des réservistes, ou bien celle du soutien mental qui leur est accordé. Encore plus en cette période, le soutien moral et psychologique offert aux effectifs des FAC est crucial. Comment les FAC peuvent-elles alors s’assurer de maintenir des effectifs au meilleur de leurs capacités, tout en augmentant la rétention de ces derniers dans un contexte aussi particulier que la pandémie du coronavirus?
Quant à l’utilisation de plus en plus systématique des technologies – pour maintenir un lien avec les militaires et réaliser les préparations nécessaires à leur déploiement – leur mobilisation accrue implique des questionnements face aux enjeux de sécurité qui peuvent y être associés (fuites d’informations, identification des militaires, etc.).
Le renforcement des capacités offert par les FAC répond à un besoin d’appuyer des partenaires étrangers en proie à des défis de sécurité partagés, comme la lutte contre le terrorisme ou dans le cadre de soutien à des opérations de paix dans des régions instables. Ce genre d’activité comporte donc son lot de défis. Il y a toujours un risque que les opérations n’aboutissent pas aux résultats attendus et soient considérées comme un gaspillage d’effort, que le contexte politique ne soit pas clément au bon déroulement des activités, ou encore que des effets inattendus soient perçus (par exemple que la formation reçue par les forces locales ne soit pas utilisée à bon escient). Comme cela a pu être discuté tout au long du cycle d’ateliers offert par le Réseau d’analyse stratégique, la pandémie a augmenté les défis qui s’imposent à cette pratique avec des conséquences directes sur la manière dont le renforcement des capacités est offert par les FAC à l’étranger, mais aussi en créant un contexte dans lequel les FAC sont de plus en plus en demande sur le territoire national. À moyen terme, le risque sera de faire face à des moyens budgétaires limités suite aux impacts économiques de la pandémie. Étant donné que les efforts liés au renforcement des capacités s’inscrivent dans un contexte multilatéral – typiquement les opérations sont menées par plusieurs forces au sein d’une coalition – les conséquences futures de la pandémie sur le renforcement des capacités devront donc être analysées comme faisant partie d’un tout, et une attention devra être portée à la coopération internationale et aux institutions militaires.
[1] Bien qu’écrit dans le cadre de cette série d’ateliers, ce point chaud n’engage cependant que les idées de son auteur.
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