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« … surprise devient par conséquent le moyen d’acquérir la supériorité… Lorsqu’elle réussit, elle sème la confusion et brise le courage de l’ennemi » – Carl von Clausewitz
Le 7 octobre 2023 est une journée marquée par le déclenchement de l’opération “déluge d’Al-Aqsa” contre Israël par une coalition d’organisations de terroristes dirigée par les forces armées du Hamas dans la bande de Gaza. Cette attaque contre les territoires et populations juives d’Israël est une des plus grandes attaques terroristes organisées par un groupe non étatique contre un territoire et son peuple. Après maintenant plusieurs mois, l’on ne compte pas moins de 1200 personnes décédées lors de l’attaque, qu’il s’agisse de civils ou de militaires, et à ce jour près de 150 israéliens encore prisonniers, faisant de cet événement un drame que beaucoup comparent aux attaques du 11 septembre 2001 pour les États-Unis ou aux attentats du 13 novembre 2015 en France. Et si nous prenons en compte les conséquences de cette attaque, on peut dénombrer plusieurs dizaines de milliers de civils décédés dans la population gazaouie à la suite de la riposte israélienne.
Les événements ayant eu lieu ce jour-là ont remis au-devant de la scène la notion de surprise stratégique. Ce concept suppose, qu’afin d’obtenir un avantage stratégique sur son adversaire, l’on entreprenne une action qu’il n’a pas anticipée, et qui de ce fait fera progresser sa propre stratégie. Cette notion, très souvent utilisée dans le domaine militaire, connaît depuis plusieurs années, et en particulier depuis le 11 septembre 2001, un glissement sémantique suivant lequel elle peut être utilisée en dehors de conflits militaires étatiques par des groupes de combats transnationaux. Les exemples les plus connus de surprises stratégique traditionnelles sont l’attaque de Pearl Harbor par le Japon et l’offensive égyptienne dans la guerre du Yom Kippour. Dans sa nouvelle définition, la surprise stratégique se manifeste lors des attentats du 11 septembre et maintenant à propos de l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023.
Il s’agit donc à la fois, du point de vue de son auteur d’une action réussie, et du point de vue de la victime d’un échec de son organisation de défense. Sans négliger pour autant les conditions de la réussite de la surprise stratégique, qui a demandé de la part de ses auteurs une grande et minutieuse préparation, il est intéressant d’envisager la surprise stratégique selon l’autre point de vue, c’est-à-dire d’examiner quelles sont les erreurs, les lacunes ou les failles de la structure de défense d’un pays qui ont transformé une attaque aussi importante soit elle en une surprise stratégique.
En suivant cette logique, on se penchera donc plus spécifiquement sur les erreurs commises par l’entité concernée par cette surprise en examinant un grand nombre de facteur tels que l’atomisation de l’information, le manque de coordination, la présence de biais cognitifs, la place conséquente de la technologie dans les structures de sécurité. Si une surprise stratégique a eu lieu, cela veut dire que des éléments organisationnels ou politiques ont créé cette surprise. Dans le cas qui nous occupe c’est justement la disparité tant des moyens et des forces en présence que des technologies mises en œuvre qui rend cet aspect particulièrement significatif. Parmi ceux-ci on peut noter tout particulièrement des “défaillances” dans le système de défense israélien que ce soit d’ordre structurel (collecte de l’information) ou sur un plan cognitif (compréhension de l’information). C’est en suivant cette logique que nous pouvons nous intéresser aux faits ayant eu lieu le 7 octobre.
Structure du renseignement : la problématique de l’atomisation et de la coordination
Sur le plan structurel, un des éléments majeurs ayant causé ce phénomène de surprise relève de la problématique de l’atomisation du renseignement et du manque de coordination inhérent entre les institutions de surveillance et de renseignement. Israël a, depuis 1948, multiplié ses services de défense qui comptent aujourd’hui un grand nombre d’organes dont chacun possède un rôle propre et est doté de son propre service de renseignement. On en dénombre cinq principaux tels que l’ISA (Israel Security Agency ou Shin bet), le Mossad et l’armée régulière (Israel Defence Force ou Tsahal). Sur le plan purement théorique ces organismes possèdent donc leur spécialité telle que la surveillance frontalière, la surveillance intérieure ou extérieure et devraient travailler de concert. Cependant, cette spécialisation accrue et cette atomisation du renseignement font par exemple que l’ISA ne travaille que sur du renseignement Humain (HUMINT) et que le renseignement militaire (AMAM sous la juridiction de l’armée israélienne) ne traite que le renseignement électromagnétique (SIGINT ou signals and visual intelligence). Cette dichotomie amènera même une forme de concurrence entre les centres de renseignement, impactant de facto la capacité d’Israël à prévoir des crises et y répondre de façon appropriée. Dans cette même logique, la confiance absolue et la dépendance croissante aux moyens de communication électroniques a aussi été un poids pour Israël. Le Hamas, conscient de cette faiblesse, a réussi à plonger Israël dans un flou total en détruisant ses moyens de communications et en ciblant les responsables de la surveillance de Gaza situés à la frontière. De ce fait le pays a subi de plein fouet l’attaque sans pouvoir réagir de manière adéquate à tel point que les avions de chasse israéliens ont mis plusieurs heures avant de décoller là où, en temps normal, il leur faut seulement quelques minutes pour arriver sur cible. Ainsi le Hamas a désorganisé le système de communication des militaires vers Tel-Aviv et empêché la mise en place d’une réponse coordonnée des forces armées, ne leur permettant que des actions désordonnées et ponctuelles.
La question des biais cognitifs et de la négligence
S’agissant de l’anticipation des événements, les services israéliens ont fait preuve d’incompréhension sinon d’une certaine négligence concernant les plans du Hamas. Il a été dévoilé que les organes de renseignements de l’Etat israélien avaient été informés une année auparavant du plan de l’attaque du Hamas. Cependant, malgré la surveillance de la région, le personnel de la sécurité du pays n’a pas jugé plausible une attaque d’une telle envergure. Pourtant, de nombreux signes laissaient paraître l’organisation d’une telle opération telle que la mise en place d’exercice militaire reconstituant des zones du territoire israélien ou encore des vidéos de propagande montrant l’entraînement des forces du Hamas. Malgré tout, ces signes n’ont trouvé aucune résonance dans la hiérarchie sécuritaire israélienne. De plus, les nombreux experts qui se sont penchés sur ces plans ont tous conclu que cette action semblait irréalisable par une force armée telle que le Hamas.
Effectivement, l’envergure de cette opération et les ambitions du Hamas leur semblaient totalement hors de propos. Pour la grande majorité d’entre eux, la seule possibilité d’une attaque envisageable par le Hamas aurait été une opération d’une échelle bien moindre, plus en adéquation avec celles qu’il avait pu exécuter par le passé et que les services de sécurité pourraient aisément démanteler. Il y a eu une sous-évaluation des capacités logistiques et militaires du Hamas négligeant entièrement ses compétences dans la faisabilité d’une attaque de cette envergure. Il faut aussi noter que dans sa stratégie de surveillance, Israël a laissé une marge de manœuvre majeure au Hamas. Depuis un certain nombre d’années les services de renseignement négligeaient de plus en plus le renseignement humain et en source ouverte pour ne favoriser, voire ne prendre majoritairement en compte, que le renseignement numérique. Le Hamas a su se servir de cette particularité pour passer sous les radars israéliens en coupant toute communication numérique afin de ne laisser transparaître que le strict minimum d’information. Trompés par un excès de confiance, les forces israéliennes ont mis de côté les signaux directs d’une potentielle attaque et les alertes émises par le personnel frontalier la semaine précédant l’attaque. Plusieurs signaux faibles ont été détectés tels que des déplacements suspects aux frontières ou encore une activité aérienne anormale. Les dernières alertes émises par les services de sécurité remontent à quelques heures à peine avant l’attaque, cependant les réunions furent reportées au lendemain matin alors que l’opération a débuté à 6h du matin. Mis à part les alertes internes, des alertes internationales ont été émises par l’Egypte ainsi que par les Etats-Unis qui annonçaient l’imminence d’une opération importante sans pouvoir en préciser la temporalité, ces alertes ont elles aussi été négligées par Israël.
D’autres facteurs de la surprise ?
Parmi les autres éléments qui ont eu un impact majeur dans la réussite de la surprise stratégique du Hamas, il faut signaler le fait que la surveillance frontalière de Gaza dépend en grande partie de la technologie. Plusieurs milliards de dollars ont été investis dans un nouveau système de surveillance de haute technologie garantissant, en principe, l’infranchissabilité du mur et renforçant ainsi l’idée de la forteresse imprenable israélienne. Ainsi la conviction que si quelqu’un tentait de franchir la frontière, par n’importe quel moyen, il serait détecté et éliminé bien avant de réussir son acte, a désarmé la vigilance des militaires. Il faut aussi noter que tous les systèmes automatiques de défense reposaient sur des systèmes électroniques, y compris les moyens de communications, faisant qu’en cas de problème sur le réseau, toute la défense frontalière serait caduque. En coupant tout système numérique par la destruction des télécoms le Hamas a annihilé tout le dispositif de défense d’Israël.
Finalement la surprise ne relève pas seulement des erreurs commises par les services israéliens mais aussi de la réussite de la stratégie suivie depuis plusieurs années par le Hamas. L’organisation a su se placer aux yeux d’Israël comme un acteur politique rationnel avec lequel le dialogue persistait au point que des accords sur l’accueil de travailleurs gazaouis en Israël avaient eu lieu. Ainsi le Hamas a su brouiller les pistes et “endormir” l’État israélien pour mettre en œuvre son attaque. Que ce soit dans l’élaboration, la préparation minutieuse, et la mise en œuvre d’une opération militaire de grande envergure ne laissant aucune place à l’erreur ou bien par la connaissance et l’exploitation des failles de son adversaire, le Hamas a mené à bien une surprise stratégique majeure.
Quelles leçons peut-on tirer de la surprise stratégique ?
Peut-on ne pas être victime d’une surprise stratégique ? En théorie il est possible d’éliminer complètement l’effet de surprise, mais en pratique cela se révèle presque impossible, trop de facteurs entrent en jeu à l’image du cas étudié où une multitude de causes ont fait que la surprise a joué à plein. Ainsi le travail d’anticipation réside dans l’aptitude à minimiser le risque de se faire prendre par surprise en améliorant la coordination des institutions sécuritaire sans laisser place à une concurrence contre-productive dans un domaine du renseignement complètement atomisé. Il est aussi impératif de ne pas sous-estimer son adversaire, de ne pas tomber dans le piège des biais cognitifs et de produire une évaluation rationnelle et le plus parfaite possible de son adversaire. Enfin, la technologie qui est un élément essentiel ne doit pas être source de dépendance et l’importance du renseignement humain et en source ouverte n’est absolument pas à négliger si l’on veut avoir une surveillance adéquate.
En conclusion du cas qui nous occupe, la surprise qui a saisi ce jour-là l’État d’Israël, son gouvernement, son armée et sa population est clairement liée aux multiples failles d’un système qui se voulait invincible. Toute la stratégie d’Israël en a été bouleversée par la modification radicale du rapport de force régional en raison de manquement organisationnel et structurel. Il est probable qu’avec une communication accrue et un environnement non concurrentiel dans le renseignement, une aptitude à passer outre ou du moins à réduire la présence des biais cognitifs sans délaisser le renseignement humain et en sources ouvertes, alors Israël aurait su réagir en conséquence et ne pas subir la surprise de plein fouet.
La surprise stratégique n’est pas seulement liée aux erreurs de l’un mais aussi à la réussite de l’autre. Bien que le système de défense israélien fît preuve d’un certain nombre de défaillances qui, mis bout à bout, on était des éléments majeurs de la surprise, il ne faut pas négliger la capacité du Hamas à mener à bien une attaque d’une si grande envergure. Mais si la surprise crée un effet de sidération au moment de sa survenue, il faut toutefois prendre en considération que celle-ci est hautement risquée si elle est employée sans plan prévu a posteriori. Autrement dit, il faut prendre en compte la réaction prévisible de l’adversaire et se préparer à la riposte. Malgré cette inversion des rapports engendrée le 7 octobre, Israël a fait preuve de résilience face à cette attaque, relançant, non sans polémique, un conflit régional qui semblait endormi.
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