Comment le renforcement des capacités, plus que toutes autres opérations de formation et d’assistance à la sécurité, a-t-il été affecté par la COVID-19? Qu’est-ce qui risque de se produire?
- Dans la mesure où les opérations de renforcement des capacités du Canada se produisent dans un cadre multilatéral, la principale question pour le Canada est comment la pandémie a-t-elle affectée les opérations alliées de renforcement des capacités.
- La pandémie a entraîné une réduction générale des opérations d’assistance à la sécurité. Le modèle d’opérations qui a été le plus touché semble refléter deux critères : les priorités de santé publique et les priorités de politique étrangère.
- Au cours de l’année prochaine, nous pouvons nous attendre à une nouvelle perturbation de ces activités avec de nouvelles vagues du virus.
- À plus long terme, les dommages économiques et les limites qui en découlent pour les budgets de la défense peuvent rendre le renforcement des capacités moins attrayant (s’il est considéré comme inessentiel) ou plus intéressant (s’il est considéré comme un bon moyen de poursuivre des intérêts géostratégiques à un coût relativement faible, par rapport à des interventions plus robustes).
- Dans tous les cas, les activités de formation militaire des alliés sont susceptibles de se recentrer sur les missions essentielles. Le Canada devra faire face à des pressions pour maintenir ses capacités en Lettonie et en Ukraine, mais il pourrait manquer de plus en plus de structures multilatérales pour ce type d’opérations dans d’autres contextes.
L’assistance à la sécurité avant la pandémie
L’assistance à la sécurité est une activité clé de renforcement des capacités pour les Forces armées canadiennes (FAC), qui est de plus en plus sollicitée depuis la fin de la participation canadienne en Afghanistan. Ce changement a été d’une grande importance pour les alliés du Canada au cours des dix dernières années. Sous l’effet des contraintes budgétaires qui ont suivi la crise financière de 2008, et face à l’épuisement des déploiements à grande échelle, plusieurs États ont recentré leur manière de faire face à la lutte contre les insurrections, le terrorisme et d’autres problèmes de sécurité, visant à moins utiliser leurs propres forces et à renforcer davantage les forces des partenaires. Durant cette même période, la Russie et la Chine se sont fait de plus en plus présentes dans le domaine du renforcement des capacités, notamment en Afrique subsaharienne.
L’étendue des impacts de ces opérations n’est pas très claire. Certaines recherches suggèrent que la formation façonne effectivement les normes et valeurs dominantes des armées locales. D’autres recherches mettent en évidence ses conséquences involontaires, comme un lien entre la participation au programme d’éducation et de formation militaire internationale des États-Unis et les coups d’État. D’autres recherches encore suggèrent que le renforcement des capacités a probablement peu d’effet dans la lutte contre l’insurrection et le terrorisme en particulier, car il est facilement compromis par les autorités locales qui détournent la formation, les armes et les fournitures au profit de loyalistes politiques ou qui ne permettent pas aux officiers et aux soldats formés d’appliquer réellement leur formation. Indépendamment de ces préoccupations, les opérations de renforcement des capacités ont toutefois été un outil politique populaire, en partie parce qu’elles indiquent la volonté de faire sa part sans assumer un fardeau excessif.
La réduction des renforcements de capacités dans le cadre de la pandémie : un signal des priorités ?
Puis la pandémie a frappé. La COVID-19 a conduit à l’ajournement de certaines activités de renforcement des capacités et à la réduction d’autres. Le Canada était loin d’être le seul à réagir ainsi. Les FAC, aux côtés de leurs alliés de l’OTAN, ont suspendu leurs activités de formation en Irak (opération IMPACT). Le Canada a également retiré son personnel en Ukraine (UNIFIER), et a reporté une session de formation au Niger (NABERIUS). De même, les États-Unis ont annulé des exercices dans le monde entier, y compris avec des partenaires clés comme la Corée du Sud et Israël, et le Royaume-Uni a suspendu ses activités de formation au Kenya. Par ailleurs, certains autres États ont poursuivi leurs activités de renforcement des capacités. La France a notamment maintenu l’opération Barkhane au Sahel pleinement opérationnelle, et la Chine a souligné qu’un exercice d’entraînement au Cambodge en mars et avril s’est déroulé comme prévu.
Deux logiques sous-tendent ces décisions : la santé publique et les priorités de politique étrangère. Tout d’abord, la situation locale de la pandémie de coronavirus est à l’origine de plusieurs de ces décisions. Un exemple extrême comme la décision des États-Unis, fin mars, de suspendre toutes les activités de formation dans tout pays désigné comme niveau d’alerte 2 ou 3 par les Centers for Disease Control (CDC). En substance, dans l’urgence, ils ont adopté un critère de santé publique global, confié à une agence de santé publique, plutôt que de tenir compte des intérêts de politique étrangère de chaque pays.
Deuxièmement, cependant, ces décisions reflètent dans une large mesure les priorités des États en matière de formation. Si l’OTAN a suspendu ses activités de formation en Irak le 20 mars, mais a maintenu certaines activités de formation dans les États baltes et en Pologne, il est difficile de voir autre chose qu’une alliance pleinement consciente de ses priorités, signalant aux pays membres un engagement en première ligne avec la Russie pour les opérations hors zone.
Par conséquent, le fait de maintenir certaines missions de renforcement des capacités essentiellement intactes témoigne d’un engagement, et est considéré comme tel. C’est le cas de l’opération Barkhane, que la France a placée au centre de sa politique étrangère en Afrique. De même, la Chine a montré relativement publiquement qu’elle maintenait son opération de formation au Cambodge alors même qu’elle gardait une grande partie de son propre pays fermée en raison de la pandémie. Ce signal démontre à la fois un engagement particulier envers un de ses partenaires, mais révèle aussi que la Chine – et le Cambodge – ne se souciait pas particulièrement de la maladie.
Certains des choix du Canada ont révélé ses propres priorités. Par exemple, le 26 mars, le jour où le retrait de l’opération UNIFIER a été annoncé, la Lettonie avait plus de cas de COVID-19 confirmés que l’Ukraine. En maintenant l’opération REASSURANCE tout en retirant temporairement l’UNIFIER, le Canada a indiqué que le renforcement des capacités en Ukraine n’est pas aussi important pour celui en Lettonie. Quelle qu’en soit l’intention, ce choix reflète l’engagement du Canada envers un de ses alliés à l’OTAN, tout en envoyant un signal clair à cet effet. Cela nous rappelle que la préoccupation centrale des opérations de renforcement des capacités du Canada est ce que font ses alliés. Ces opérations se déroulent presque toujours dans un cadre plus large, que ce soit l’ONU, l’OTAN ou un partenariat ad hoc. La décision du Canada en Irak s’inscrit donc dans le cadre d’une décision plus large de l’OTAN. Un observateur extérieur peut raisonnablement conclure que le Canada effectue du renforcement des capacités principalement pour remplir ses engagements dans le cadre d’une alliance et, en second lieu, pour établir des relations avec des armées partenaires spécifiques.
Les impacts de la COVID-19 sur le renforcement des capacités à court et moyen terme
Étant donné que les efforts de renforcement des capacités du Canada s’inscrivent dans le cadre d’efforts multilatéraux plus larges, utilisés par le Canada pour contribuer aux efforts collectifs, la question clé pour l’avenir est de savoir ce que ses partenaires en formation, comme ses alliés de l’OTAN, vont faire. Pour s’en faire une idée, il faut formuler quelques hypothèses sur la pandémie et ses effets globaux au cours de l’année prochaine. Les hypothèses suivantes semblent raisonnables :
- La pandémie perdurera. Il faudra au moins jusqu’à la mi-2021 pour mettre au point un vaccin fiable, et même à ce moment-là, il faudra encore de nombreux mois pour que ce vaccin soit largement disponible.
- Les décideurs politiques du monde entier vont essayer de trouver des moyens de prévenir la prochaine pandémie et de s’y préparer, en faisant par exemple preuve d’une plus grande vigilance, d’une plus grande prudence en matière de voyages et de chaînes d’approvisionnement, et d’une plus grande volonté d’adopter plus rapidement des restrictions d’urgence lorsqu’une nouvelle épidémie se déclare.
Ces hypothèses impliquent que l’inquiétude concernant les opérations de renforcement des capacités ne disparaîtra pas. Il pourrait bien y avoir de futures vagues de suspensions d’opérations. Cela continuera à rendre ces opérations plus difficiles à organiser et à planifier, moins fiables et moins attrayantes.
Il existe des mesures d’atténuation que le Canada et d’autres États ont déjà mis en place et peuvent étendre, telles que la quarantaine avant déploiement, les contrôles sanitaires intensifs et la réduction de certaines activités de formation. Mais beaucoup dépendra de la confiance entre l’État formateur et le gouvernement hôte, qui devront tous deux suivre des pratiques de santé publique rigoureuses. Le Canada devra négocier les termes des protocoles sanitaires de ces missions avec les partenaires locaux afin de maintenir la confiance avec les pays bénéficiaires et les partenaires multilatéraux. Dans le cas contraire, le soutien à ces déploiements diminuera tant dans le pays d’origine que dans le pays bénéficiaire.
Même dans ce cas, il n’y a aucune garantie qu’une opération de renforcement des capacités sera menée. Les voyages et les interactions apparemment inutiles seront confrontés à un scepticisme généralisé et devront être justifié pendant un certain temps. En cas d’épidémie locale, les opérations futures pourraient facilement être suspendues à tout instant.
Les conséquences seront sans doute problématiques pour les États-Unis. En effet, la complexité bureaucratique rend la mise en place d’opérations de formation difficile, même quand les conditions sont bonnes. En effet, un planificateur militaire doit rassembler des fonds provenant de nombreux programmes différents avec des autorisations différentes du Congrès, chacun ayant leurs propres exigences et délais. Il faut ajouter à cela la suspension des opérations de formation, et la perturbation administrative qui en découle, ce qui rendra la formation assez difficile à planifier. Le MDN doit se préparer à la confusion de son partenaire américain dans les opérations de formation avec lesquelles il s’associe aux États-Unis.
Plus généralement, au cours de l’année à venir, le Canada devrait être prêt à ce que ses principaux partenaires multilatéraux fassent moins d’opérations de renforcement des capacités. En ajoutant les critères de santé publique aux priorités de la politique étrangère, les alliés du Canada à l’OTAN – à quelques exceptions près, comme la France au Sahel – continueront probablement à réorienter le renforcement des capacités loin des contextes de contre-insurrection dans des zones comme l’Irak et à se concentrer sur la préservation des activités de renforcement des capacités parmi les membres de l’OTAN et les principaux pays non-membres comme l’Ukraine. Certaines suspensions peuvent aller encore plus loin. Lors des prochaines vagues de la pandémie, le Canada devrait être prêt à ce que ses principaux alliés prennent des décisions concernant leurs opérations sur la base des seuls critères de santé publique, comme l’ont fait les États-Unis, et non sur la base d’un équilibre des intérêts de politique étrangère. Cela limitera les contextes multilatéraux dans lesquels le Canada peut procéder au renforcement des capacités et dans lesquels il est impératif qu’il le fasse dans le cadre de sa politique étrangère. Afin de maintenir le renforcement des capacités dans d’autres contextes, le Canada devra se préparer à le faire avec une faible participation de ses alliés.
Les conséquences à plus long terme de la pandémie : renforcement des capacités et COVID-19 dans un contexte géostratégique changeant
L’analyse des impacts probables de COVID-19 à long terme nécessite des hypothèses plus larges. Ce qui suit semble réaliste :
- Avec la crise économique, il y aura une pression importante et croissante pour réduire les budgets militaires, bien que ceux-ci puissent être reportés pendant un certain temps par le financement du déficit en raison des faibles taux d’intérêt.
- La concurrence géopolitique entre la Chine, la Russie et les États-Unis va s’aggraver.
Malheureusement, ces hypothèses ne permettent pas encore de prédire clairement comment les autres États s’engageront dans le renforcement des capacités. Deux scénarios sont plausibles, découlant des deux premières hypothèses. Premièrement, les réductions peuvent affecter les opérations de renforcement des capacités de manière disproportionnée, car elles peuvent être considérées comme étant non essentielles par rapport à d’autres fonctions de défense (en plus des risques sanitaires associés au fait d’avoir des membres des forces armées de différents pays à proximité les uns des autres).
Toutefois, les opérations de renforcement des capacités pourraient bien devenir plus populaires dans les prochaines années, en particulier si la rivalité géostratégique s’intensifie et si les intérêts des États-Unis et d’autres États s’affrontent dans différents pays. Les préoccupations relatives aux budgets de la défense peuvent en fait épargner le renforcement des capacités ou même le rendre plus attrayant, tout comme les limites des ressources ont contribué à faire passer les missions contre-insurrectionnelles à grande échelle au renforcement des capacités durant les deux premières décennies des années 2000. Les grandes puissances qui poursuivent des rivalités géopolitiques peuvent chercher des moyens relativement peu coûteux de le faire et ne pas engager leurs forces dans des interventions directes coûteuses, dangereuses et potentiellement déstabilisatrices. Le renforcement des capacités avec des mandataires locaux peut être un outil politique de ce type, intéressant pour des États comme la Chine, la Russie, les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne qui cherchent à affirmer leur pertinence et leur influence dans divers pays. Dans ce scénario, les alliés du Canada sont susceptibles de demander au Canada d’en faire plus.
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