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La guerre à Taïwan est-elle imminente ? Si oui, comment se déroulerait-elle ? Ces questions figurent parmi les débats les plus saillants des chercheurs en études stratégiques. S’il est impossible d’apporter des réponses incontestées, nous pouvons néanmoins fournir des éléments de réponse par une évaluation rationnelle des facteurs qui rendent la guerre probable ou non. Les facteurs les plus conséquents qui font pencher la balance vers la guerre sont la modernisation des forces armées chinoises, associée à l’exaspération du Parti communiste chinois face au statu quo et à sa confiance dans la réussite d’une action militaire contre Taïwan. Inversement, le coût immense – qu’il soit économique, politique ou de réputation – d’une réunification forcée de Taïwan avec la Chine continentale est le principal facteur qui en réduit la probabilité, car elle menacerait la sécurité du régime. Le scénario le plus probable jusqu’à la fin de la décennie est le maintien des mesures chinoises de zone grise. Toutefois, en cas de recours à la violence, l’intérêt sera de faire un usage massif de la force pour imposer un fait accompli à Taïwan.
1. Contexte
Après deux décennies de guerre civile chinoise, en 1949, Tchang Kaï-chek et le parti Kuomintang se sont réfugiés à Taïwan pour y établir la République de Chine (RDC), tandis que le Parti communiste chinois (PCC) prenait le contrôle du continent chinois et établissait la République populaire de Chine (RPC/Chine). Depuis lors, la guerre civile chinoise n’a jamais officiellement pris fin, et l’un des principaux objectifs de souveraineté du PCC a été d’unifier Taïwan avec le continent. La RDC, considérée par Pékin comme une province chinoise dissidente, s’est métamorphosée depuis 1949. D’un gouvernement nationaliste dictatorial, son gouvernement a évolué à partir de la fin des années 1980 vers un régime démocratique libéral qui a tenu sa première élection présidentielle en 1996.
Depuis 1978, les États-Unis ne reconnaissent plus la RDC, mais la RPC comme le seul gouvernement légal de la Chine. En 1979, la loi sur les relations avec Taïwan (TRA) a été signée. Avec les six assurances des États-Unis envers Taïwan et les trois communiqués États-Unis-RPC de 1972, 1978 et 1982, elle définit les relations entre les États-Unis et Taïwan. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une alliance militaire officielle, le TRA précise les engagements des États-Unis à fournir des armes à Taïwan. Les États-Unis ne prennent pas officiellement position sur la manière dont la question taïwanaise devrait être résolue, tant que cela se fait de manière pacifique. L’ambiguïté des États-Unis concernant leur soutien à Taïwan en cas de guerre vise à dissuader la Chine d’attaquer Taïwan, tout comme elle entend empêcher Taïwan de déclarer une indépendance de jure. Cette politique de double dissuasion a permis d’éviter la guerre depuis 1979, mais la question de savoir si les États-Unis devraient clarifier leur engagement envers Taïwan fait débat, étant donné que la puissance de la Chine a considérablement augmenté depuis 1979.
La Chine exerce une pression croissante sur Taïwan, qui se manifeste par la violation récurrente de la zone d’identification de défense aérienne (ADIZ) de Taïwan au-delà de la ligne médiane servant de frontière de facto, qui n’avait pas été franchie avant 2020. Pékin a également considérablement renforcé sa pression diplomatique pour empêcher Taïwan d’adhérer à des accords de libre-échange, à des organisations internationales ou à des relations bilatérales. Plus généralement, l’influence géopolitique de Pékin résultant de son développement fulgurant est utilisée de manière assertive pour faire avancer la réunification par le biais de la guerre de l’information, des cyber-attaques, de la coercition économique et des démonstrations militaires, également appelées mesures de zone grise. La détérioration de la situation à Taïwan s’inscrit dans le contexte de la compétition sino-américaine entre grandes puissances, où Taïwan revêt une valeur stratégique, technologique, économique et idéologique pour les États-Unis et la Chine. Taïwan est un point chaud, car la lutte pour le contrôle de l’île a le potentiel de déclencher une guerre entre deux ennemis qui se disputent l’influence hégémonique en Asie de l’Est. Les enjeux de chaque côté sont suffisants pour que les deux protagonistes se battent et fassent tout leur possible pour obtenir le résultat qu’ils préfèrent sur Taïwan.
Compte tenu des tensions résultant de la concurrence stratégique entre les États-Unis et la Chine, il est de plus en plus compliqué de maintenir le statu quo à Taïwan. Un accident pourrait précipiter un conflit à fort potentiel d’escalade. Le coût d’une invasion de Taïwan est incroyablement élevé pour le PCC. Pourtant, la Chine pourrait décider de recourir à la force en fonction de l’évolution de sa situation intérieure, de sa perception de l’équilibre des forces, de la modification du statu quo et de son évaluation de la fenêtre d’opportunité actuelle. Ainsi, si la guerre n’est pas nécessairement imminente, elle constitue une sérieuse possibilité à moyen et long terme. Il est donc essentiel de comprendre les facteurs potentiels qui pourraient provoquer des frictions et une guerre entre Taïwan, la Chine et les États-Unis.
La guerre pour Taïwan est-elle imminente ? Quelles sont les lignes rouges chinoises et quelles conditions pourraient déclencher l’utilisation de la force chinoise contre Taïwan ? Quel est le scénario le plus probable d’une attaque sur Taïwan ?
Basé sur le symposium « Is War Over Taiwan Coming » du Réseau d’analyse stratégique, qui s’est tenu à Montréal les 2 et 3 juin 2022, ce rapport commence par présenter l’importance de Taïwan pour la Chine et les États-Unis. Il expose ensuite les conditions qui pourraient déclencher une attaque de la Chine contre Taïwan avant d’évaluer les arguments qui soutiennent l’imminence relative d’une attaque contre Taïwan. Le rapport se penche par la suite sur les arguments qui s’opposent à une attaque imminente contre Taïwan, en soulignant que la plupart des experts pensent que la Chine a plus à perdre, dans le cadre d’une analyse coûts-bénéfices rationnelle, à lancer une attaque qu’à supporter un statu quo insatisfaisant. Le rapport conclut que la guerre n’est pas inévitable et que le scénario le plus probable jusqu’à la fin des années 2020 est la poursuite des mesures de zone grise de la Chine.
1.1. L’importance de Taïwan pour la Chine
En 1992, le Consensus a été signé entre le parti Kuomintang (KMT) de Taïwan et la RPC, reconnaissant l’existence d’une seule Chine. Malgré le désaccord sur la signification du terme « Chine » – RPC ou RDC ? – le consensus ambigu de 1992 a maintenu le statu quo entre les deux rives du détroit. Mais en 2016, avec l’arrivée au pouvoir de l’indépendantiste Tsai Ing-Wen, du Parti démocratique progressiste (PDP), et sa réélection en 2020, les relations inter-détroit se sont détériorées. Tsai Ing-Wen a refusé de maintenir l’interprétation du Consensus de 1992 par Pékin dans son discours de réélection en 2020. Pékin assimile le Consensus de 1992 à l’arrangement « un pays, deux systèmes » en vertu duquel Macao et Hong Kong sont administrés.
Lorsque Xi Jinping est arrivé au pouvoir en 2012, il a développé le concept du « rêve chinois », qui est associé au renouveau de la nation chinoise. Il implique, entre autres, la réunification avec Taïwan. Le renouveau de la Chine trouve racines dans les traumatismes historiques chinois et constitue un thème durable dans le discours intérieur chinois. Il n’y a jamais eu de calendrier précis accompagnant le discours sur le renouveau de la nation chinoise, mais Xi a mentionné 2049 comme date d’achèvement, ce qui soulève des questions sur Taïwan. Xi a de plus en plus autorisé la discussion d’une prise de contrôle par la force de Taïwan, faisant de ce thème un courant dominant au sein du PCC – un développement significatif dans une Chine hautement censurée. Les multiples appels de Xi à avancer sur la voie de la réunification et à ne pas transmettre cette dernière de génération en génération ont lié la légitimité de Xi à la question taïwanaise. Le désir de Xi de se réunifier avec Taïwan et le fait qu’il ait fourni ce qui semble être une date constituent un changement significatif par rapport aux dirigeants chinois précédents. D’autant plus que la préparation aux contingences d’une attaque sur Taïwan représente un tiers du budget de défense de la Chine et constitue la principale mission de guerre des forces armées chinoises pour des raisons stratégiques, économiques et culturelles.
D’un point de vue stratégique, la conquête de Taïwan permettrait à la Chine d’exercer une plus grande influence sur les acteurs régionaux. Située dans la première chaîne d’îles, la prise de Taïwan permettrait à l’APL de projeter sa puissance dans le Pacifique occidental et potentiellement de neutraliser les forces américaines dans la région. Une fois Taïwan sous contrôle, la Chine pourrait mettre en place des blocus sur des acteurs locaux tels que le Japon ou les Philippines. La Chine libérerait également « des dizaines de navires, des centaines de lance-missiles et d’avions de combat, des milliers de personnes et des milliards de dollars » consacrés à une guerre pour Taïwan. En conséquence, la Chine serait en mesure de contraindre davantage les acteurs régionaux à se conformer à ses préférences dans les mers de Chine méridionale et orientale, renforçant ainsi sa domination régionale.
En outre, l’absorption de l’économie de 600 milliards de dollars de Taïwan et de ses entreprises de technologie de pointe constituerait un avantage majeur pour la RPC. C’est à Taïwan que se trouve la Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC), l’une des deux principales entreprises avec Samsung qui détient un quasi-monopole sur la production des puces électroniques les plus avancées disponibles sur le marché. Quiconque contrôle TSMC contrôle une technologie essentielle pour garder une longueur d’avance en matière d’intelligence artificielle et, par extension, de plateformes d’armement de nouvelle génération. Les semi-conducteurs sont également cruciaux pour la production de nombreux produits électroniques utilisés dans la vie quotidienne. Les capacités de production de la Chine en matière de « fabrication avancée et de technologies numériques » dépendent de l’accès aux semi-conducteurs de Taïwan rendant de ce fait le contrôle de leur source de production stratégique.
Culturellement, l’indépendance de facto de Taïwan est perçue comme un stigmate d’une période sombre de l’histoire chinoise : le Siècle des humiliations (1839-1949). Après sa défaite dans la deuxième guerre de l’opium, la Chine a été contrainte de signer le premier d’une longue liste de traités inégaux qui ont démembré les territoires chinois. S’emparer de Taïwan ne mettrait pas seulement fin à la guerre civile chinoise et affirmerait la légitimité et l’autorité du PCC, mais constituerait également une avancée majeure dans le renouveau de la nation chinoise. En conquérant Taïwan, le PCC démontrerait que la Chine s’est pleinement remise du Siècle des humiliations, au cours duquel elle n’a pu défendre son intégrité territoriale.
Placer Taïwan sous le contrôle du PCC est hautement symbolique et une question d’honneur, de pensée stratégique et de motivations nationalistes étroitement associées au rêve chinois, au PCC et à la légitimité de Xi. Concrètement, la réunification de Taïwan avec le continent selon le principe « un pays, deux systèmes » aux conditions de Pékin signifierait que :
- « La RDC cesserait d’exister et le drapeau de la RPC remplacerait celui de Taïwan ».
- « Taïwan serait absorbée puis transformée en une région administrative spéciale comme Hong Kong ou Macao ».
- « Taïwan n’aurait plus de politique étrangère et de défense propre ».
- « La Chine aurait son mot à dire sur la façon dont les dirigeants de Taïwan sont choisis ».
- « Taïwan conserverait son armée et l’APL ne serait pas stationnée à Taïwan ».
- « Les États-Unis ne seraient pas autorisés à projeter leur puissance depuis Taïwan ».
1.2. L’importance de Taïwan pour les États-Unis
Si Taïwan est cruciale pour le renouveau de la Chine, l’île est également centrale pour la domination américaine de l’Indopacifique. Washington a des incitations géostratégiques, géoéconomiques et idéologiques à garantir l’indépendance de facto de Taïwan. Taïwan est un élément essentiel de la capacité des États-Unis à projeter leur puissance en Asie de l’Est et à contenir la Chine. Comme l’a décrit le général Douglas MacArthur il y a 70 ans, ce porte-avions insubmersible est vital pour l’effort américain visant à empêcher l’expansion territoriale régionale de la Chine derrière la première chaîne d’îles. Selon Charles Philippe David, sans Taïwan, il n’y a pas d’« offshore balancing ».
De plus, les industries technologiques américaines dépendent des semi-conducteurs haut de gamme taïwanais, tout comme la Chine. Des efforts ont été faits récemment pour rapatrier des usines de semi-conducteurs aux États-Unis, mais la technologie la plus avancée restera à Taïwan pour un certain temps. Par conséquent, une attaque de la Chine contre Taïwan entraînerait une contraction économique aux États-Unis et menacerait l’avance technologique américaine dans des technologies critiques comme l’intelligence artificielle, avec des conséquences désastreuses pour la primauté de l’Amérique.
Il y a également la crainte pour les États-Unis de perdre leur crédibilité s’ils ne réagissent pas à une agression, même si Washington n’a pas de traité de défense officiel avec Taïwan comparable à ceux avec la Corée du Sud ou le Japon. Les États-Unis risquent néanmoins de subir des coûts de réputation en l’absence de réaction à une agression, car le libellé du TRA précise que les États-Unis doivent armer Taïwan pour dissuader une attaque. Selon Hyon Joo Yoo et Steven F. Jackson, l’absence de réaction des États-Unis face aux menaces extérieures pesant sur Taïwan pourrait accroître la peur de l’abandon au Japon et en Corée du Sud, malgré leurs traités de défense. En conséquence, les alliés régionaux de Washington pourraient chercher à se doter d’armes nucléaires ou accommoder les préférences de la Chine qui sont antithétiques à la vision américaine d’une région Indopacifique libre et ouverte (Free and Open Indo-Pacific (FOIP)), ce qui constituerait un résultat menaçant pour les États-Unis et les autres nations commerciales.
Enfin, les États-Unis ont des intérêts idéologiques à maintenir le régime démocratique taïwanais. Il est plus facile et préférable pour Washington de traiter avec des démocraties fondées sur des principes politiques et économiques libéraux communs qu’avec des régimes illibéraux. Taïwan est un contrepoint politique régional au régime autoritaire de la RPC. Aider Taipei à résister une réunification forcée soutient les standards normatifs préférés des États-Unis.
2. La guerre arrive-t-elle ?
2.1. Facteurs faisant pencher la balance vers une éventuelle guerre à Taïwan
A. La solidification de l’identité taïwanaise
Très peu de Taïwanais souhaitent une réunification avec la Chine continentale. Selon une enquête de l’Université nationale Chengchi, 64% des résidents de Taïwan s’identifient comme étant exclusivement taïwanais, 30% comme étant à la fois taïwanais et chinois, et 3% comme chinois. Par rapport à 1992, 46,4 % s’identifiaient comme Taïwanais et Chinois, 25,5 % comme Chinois et 17,6 % comme Taïwanais. En 2020, la réélection de Tsai Ing-Wen, qui souhaite garder une certaine distance avec le continent, illustre cette tendance de la société taïwanaise. Cependant, elle n’est pas la politicienne la plus anti-continent. Tsai Ing-Wen entend maintenir le statu quo et évite toute référence explicite à l’indépendance de Taïwan. Ce n’est pas le cas de son très populaire vice-président, William Lai, un candidat probable aux élections de 2024 qui est plus favorable à l’indépendance de Taïwan. S’il devait se présenter et remporter les prochaines élections, cela encouragerait Pékin à prendre des mesures drastiques. Le climat politique taïwanais actuel inquiète Pékin, qui craint que la réunification pacifique n’ait jamais lieu et que le seul moyen de réunifier Taïwan avec la Chine soit de l’imposer à la société taïwanaise.
B. Liens étroits entre les États-Unis et Taïwan
Parallèlement, nous assistons à un renforcement des liens entre les États-Unis et Taïwan. Les visites récurrentes de législateurs et de secrétaires adjoints américains à Taïwan provoquent l’ire de la Chine. En réaction, les démonstrations militaires de l’APL se sont multipliées. À un moment donné, la Chine pourrait lancer une attaque si elle juge que la présence de militaires étrangers à Taïwan est trop importante ou que les liens entre les États-Unis et les responsables taïwanais sont devenus inacceptables. Tsai Ing-Wen a officiellement confirmé la présence de soldats américains à Taïwan « pour augmenter la capacité de défense de l’île », ce qui est un aveu risqué.
Taïwan est l’un des rares dossiers qui bénéficient d’un soutien bipartisan au sein du Congrès américain. Ce dernier a adopté en 2018 le Taiwan Travel Act, établissant un cadre pour l’augmentation des échanges gouvernementaux de haut niveau entre les États-Unis et Taïwan. En 2018, l’Asia Reassurance Initiative Act a été signé, permettant de resserrer les liens économiques, politiques et sécuritaires avec Taïwan. En 2019, le Taiwan Allies International Protection and Enhancement Initiative Act a été adopté pour aider Taïwan à élargir ses liens diplomatiques et ses partenariats mondiaux. La loi sur l’assurance de Taïwan, qui fait partie de la loi sur les crédits consolidés de 2021, invite Taïwan à augmenter ses dépenses de défense et exige davantage de transferts et de ventes d’armes des États-Unis vers l’île. Elle prévoit également d’aider Taïwan à faire partie de plus d’organisations internationales. Enfin, on pourrait mentionner le Taiwan Invasion Prevention Act. Bien qu’il n’ait pas été adopté, ce projet de loi est d’une importance capitale, car il contient des dispositions permettant aux États-Unis d’utiliser la force pour défendre Taïwan dans certaines circonstances. S’il devient un jour une loi, cela mettrait fin à la politique américaine d’ambiguïté stratégique.
C. La modernisation de l’APL
Le facteur le plus important associé à l’agression possible de Taïwan concerne la modernisation de l’Armée populaire de libération (APL) et la modification de l’équilibre des forces entre les États-Unis et la Chine en Asie de l’Est qui en résulte. À son arrivée au pouvoir en 2012, Xi a lancé une réforme des forces armées chinoises afin de produire une « force de classe mondiale » capable de combattre des guerres mondiales d’ici 2049 – date du centième anniversaire de la RPC. Les réformes militaires comprennent la création de nouveaux commandements de théâtre conjoints, des mises à jour du matériel, une meilleure collaboration entre les militaires et les civils, et la transformation de la marine de l’armée chinoise en une puissance maritime. La Chine a acquis des missiles antinavires, des sous-marins silencieux, des avions de combat avancés et des défenses aériennes intégrées.
L’équilibre militaire entre la Chine et Taïwan profite à la Chine, qui consacre vingt-cinq fois plus de fonds à son budget militaire que Taïwan. La Chine a dépensé 3 000 milliards de dollars au cours des trois dernières décennies pour développer ses forces armées. Sans surprise, dans la plupart des war games, la Chine est capable de subjuguer Taïwan avant que les États-Unis n’aient la possibilité d’intervenir. Les capacités militaires de la Chine, qui sont structurellement liées à la Russie, se sont considérablement améliorées et permettent la projection de puissance dans les mers de Chine méridionale, orientale et sur Taïwan. La marine de l’APL est devenue la plus grande marine au monde, avec 355 navires et sous-marins contre 293 navires pour les États-Unis. La marine américaine reste cependant dominante dans le Pacifique occidental en ce qui concerne la puissance de combat.
Cela dit, la Chine possède la plus grande capacité de construction navale au monde, ce qui constitue un atout pour la croissance de sa marine militaire. Selon le Commandement de l’Indopacifique des États-Unis, la Chine devrait avoir un avantage de 8 contre 1 en matière de navires de guerre régionaux par rapport aux États-Unis et des avantages similaires en matière d’avions d’ici 2025. En outre, la Chine a rattrapé les progrès technologiques militaires des États-Unis et espère les dépasser d’ici la fin de la décennie. La Chine a développé ses missiles balistiques et de croisière conventionnels sol-air. Certains missiles peuvent passer des ogives conventionnelles aux ogives nucléaires, ce qui rend difficile l’identification du type de missile lancé. L’A2/AD (Anti-Access/Area Denial) de la Chine réduirait sérieusement la marge de manœuvre des États-Unis en Asie de l’Est s’ils décident d’intervenir pour aider Taïwan en cas d’attaque chinoise.
Une autre caractéristique frappante de la modernisation de l’APL est qu’elle a été menée principalement pour l’emporter dans le cas d’une invasion amphibie d’une « grande île, d’un blocus ou d’une attaque de missiles » – difficile de ne pas penser ici aux scénarios de guerre pour Taïwan. Bien qu’elle ne soit pas encore achevée, la modernisation réussie des forces armées chinoises a permis à Pékin de modifier l’équilibre des forces dans la région, y compris dans le détroit de Taïwan, où Pékin a longtemps été militairement défavorisé. Grâce à la capacité d’action conjointe de l’armée de l’air, de la marine, de l’armée de terre et de la force des fusées stratégiques, la Chine a théoriquement le dessus sur Taïwan. La crédibilité de Taïwan et la dissuasion américaine vis-à-vis de la Chine ont diminué en raison du faible niveau de préparation militaire de Taïwan et de l’érosion de la position des forces régionales américaines.
D. La confiance de la Chine dans ses forces armées
Cette modernisation a encouragé la croyance que la Chine a les moyens de détruire les infrastructures stratégiques de Taïwan avec des missiles balistiques et de croisière très avancés ou qu’elle pourrait facilement mettre en place un blocus contre Taïwan indéfiniment, tout comme elle pourrait couper Taïwan de l’Internet et altérer les lignes de communication par des cyber-attaques. En revanche, l’organisation d’une invasion amphibie victorieuse est moins certaine, car il s’agit d’une campagne difficile à mettre en œuvre. Mais le sentiment général à Pékin est que l’APL peut gagner une confrontation militaire limitée contre Taïwan et potentiellement contre les États-Unis. L’APL pense que l’équilibre des forces est en faveur de Pékin parce que la Chine se soucie davantage de Taïwan et est plus proche que les États-Unis.
Selon Michael Beckley et Hal Brands, Pékin a généralement recours à la force pour éviter de perdre des territoires ou pour profiter d’une fenêtre d’opportunité qui se referme pour étendre son contrôle sur des revendications contestées. Les États-Unis et leurs partenaires renforcent leur présence régionale et encerclent la Chine. Bien que les forces armées taïwanaises manquent cruellement d’effectifs, elles tentent de résoudre ce problème et d’accroître leurs capacités. Par ailleurs, des experts font remarquer que les investissements américains en matière de défense en Asie de l’Est et les coalitions et partenariats militaires, comme le QUAD et l’AUKUS, entravent déjà la projection de puissance de la Chine et le feront de plus en plus au fil du temps.
D’ici 2030, la Chine sera probablement confrontée à un environnement opérationnel beaucoup plus difficile qu’actuellement. De nombreux moyens américains déployés dans la région sont anciens et devront être remplacés au cours de la prochaine décennie. Ainsi, les années 2020 constituent une décennie optimale pour une action chinoise, car l’équilibre des forces sera le plus favorable à la Chine. Si la Chine attend trop longtemps, cette fenêtre d’opportunité se refermera, ce qui rendra plus compliquée et plus coûteuse toute action militaire à l’avenir. L’amiral américain Davidson pense que 2027 est l’année idéale, tandis que d’autres hauts responsables militaires américains et taïwanais ont proposé une série de dates potentielles (2025, 2027, 2030 à 2049) où la Chine pourrait tenter une réunification armée.
Selon Oriana Skylar Mastro, la perception qu’ont les dirigeants chinois de leurs chances de victoire compte plus que leurs chances objectives de succès. Et les conseillers de Xi lui disent de plus en plus souvent que l’APL pourrait réunifier Taïwan par la force à un coût supportable. Par conséquent, il n’est pas impensable pour Xi de croire que la fenêtre d’opportunité pourrait bientôt se refermer et qu’il doit agir rapidement. La publication croissante d’articles en Chine appelant à une résolution rapide de la question de Taïwan pendant que la Chine bénéficie d’un maximum de chances de succès exprime un sentiment d’urgence. Cela fait dire à l’amiral américain Michael Studeman que l’invasion de Taïwan « n’est qu’une question de temps, pas une question de si ». Et Mastro estime à 60 % les chances actuelles de guerre entre Taïwan et la Chine.
E. Une guerre pour détourner l’attention des problèmes intérieurs
Le recours à la force contre Taïwan est une décision aussi bien politique que militaire. La légitimité du PCC étant de plus en plus fondée sur le nationalisme plutôt que sur la simple croissance économique, il pourrait se sentir obligé d’agir. D’autant plus que 70 % des Chinois soutiennent fermement le recours à la force pour réunifier Taïwan avec le continent. Compte tenu des problèmes sociaux, politiques et financiers intérieurs de la Chine, le renforcement du nationalisme par le biais de la « carte Taïwan » pourrait être un moyen commode de détourner l’attention du chômage, des pénuries d’électricité, de la corruption, de la dette élevée, des inégalités, du taux de croissance déclinant ou de tout autre problème intérieur. Selon Jennifer Chang, « […] Lorsque la Chine opère à partir d’une position de faiblesse interne et externe […], elle pourrait être tenté de mener une politique étrangère plus agressive – et éventuellement à recourir à une action militaire contre Taïwan ». Il est également important de noter le problème démographique de la Chine. Sa population vieillit rapidement. C’est typique d’une nation qui s’enrichit, mais les jeunes sont indispensables pour mener des guerres. Ce déclin démographique impose un délai d’action limité.
2.2. Scénarios d’une guerre pour Taïwan
Il existe plusieurs lignes rouges qui, si elles sont franchies, pourraient déclencher une action militaire chinoise contre Taïwan. La première et la plus importante ligne rouge que Taïwan ne doit pas franchir si elle veut éviter une action militaire chinoise contre elle est de déclarer officiellement son indépendance ou d’organiser un référendum sur son indépendance. La RPC a adopté, en 2005, une loi anti-sécession qui exige de la Chine qu’elle s’efforce de réunifier pacifiquement Taïwan, tout en précisant que si toutes les voies pacifiques ont été épuisées et que Taïwan s’oriente sérieusement vers l’indépendance, alors « l’État emploiera des moyens non pacifiques et d’autres mesures nécessaires pour protéger la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Chine ». Une sécession claire de Taïwan, ou même une rhétorique sérieuse sur l’indépendance, est susceptible de déclencher une réponse immédiate de la Chine continentale. Toutefois, même si Taïwan respecte le statu quo actuel, la combinaison de la puissance de Pékin et son exaspération liée à la lenteur de la réunification pourrait entraîner une action agressive. Ci-dessous est une liste des différents scénarios auxquels pourrait ressembler une guerre à Taïwan :
- Saisie des petites îles de Taïwan : Après avoir imposé un ultimatum infructueux à Taipei pour qu’il entame le processus de réunification selon le principe « un pays, deux systèmes », Pékin pourrait bombarder les petites îles de Taïwan situées près des côtes chinoises, comme l’île de Dongsha, l’île de Taiping, l’île de Pratas ou l’île de Wuqiu. La Chine pourrait alors s’emparer d’une ou plusieurs d’entre elles et les transformer en bases de lancement, en menaçant de futures actions militaires si Taïwan refuse toujours d’entamer le processus de réunification.
- Campagne de bombardements aériens : Partant des mêmes prémisses, une action plus énergique consisterait en des campagnes conjointes de missiles et d’attaques aériennes de l’APL contre Taïwan dès le départ, frappant des cibles militaires et gouvernementales stratégiques, voire des infrastructures civiles stratégiques telles que des axes de communication, des routes, des ponts, etc. L’objectif serait de forcer Taipei à se rendre et à accepter une certaine forme de réunification sans mettre le pied sur l’île, par le biais d’une opération de choc et d’effroi.
- Blocus : une campagne de bombardements aériens pourrait être complétée par un blocus pour couper l’île de ses importations vitales. La marine de l’APL peut encercler Taïwan et empêcher les navires marchands d’entrer dans l’un de ses sept principaux ports, dont quatre font face à la Chine continentale. Taïwan importe 60 % de sa nourriture et 98 % de son énergie. Les réserves alimentaires et énergétiques de Taïwan ne dureraient que quelques mois sans approvisionnement extérieur. L’objectif serait d’étrangler l’île pour la forcer à capituler.
- Campagne de bombardements aériens sur Taïwan et sur des cibles régionales américaines : Outre le bombardement de Taïwan, la Chine pourrait décider d’attaquer les forces américaines dans la région (Japon, Corée du Sud et même Guam) afin de paralyser la capacité des États-Unis à intervenir dans les premières phases du conflit. Plus l’intention des États-Unis d’intervenir militairement est crédible, plus la Chine est susceptible de cibler les forces américaines dans sa première salve. Cela entraînerait un risque important d’escalade puisque la Chine et les États-Unis seraient en guerre, exposant potentiellement la Chine continentale aux représailles américaines. Selon Bruno Tertrais, la Chine pourrait tenter de proposer un accord au Japon avant la campagne de bombardement : pas d’assistance japonaise aux États-Unis en échange de l’abandon par Pékin de ses revendications sur les îles Senkaku.
- Invasion amphibie de Taïwan : Il s’agirait de la campagne la plus coûteuse et la plus complexe à mettre en œuvre. Elle nécessiterait une opération conjointe d’une ampleur colossale, avec des pertes massives, des risques élevés d’échec et des milliards de dollars dépensés. Des millions de membres des services chinois devraient être mobilisés, « notamment des soldats, des marins, des aviateurs, des fusiliers, des marines, des cyber-guerriers, des policiers armés, des réservistes, des milices terrestres et des milices maritimes ». Selon le ratio de trois attaquants pour un défenseur, il faudrait envoyer environ 1,35 million de soldats de l’autre côté du détroit pour avoir une chance de submerger les forces taïwanaises.
2.3. Facteurs faisant pencher la balance contre une attaque sur Taïwan
Malgré des facteurs alarmants qui indiquent qu’une guerre pour Taïwan pourrait être imminente, des facteurs importants relativisent l’idée d’une attaque chinoise contre Taïwan. Après une rencontre relativement récente entre Joe Biden et Xi Jinping, Pékin a réaffirmé son intention de « s’efforcer de réaliser la perspective d’une réunification pacifique avec la plus grande sincérité et les plus grands efforts ». Xi s’est également abstenu de mentionner Taïwan dans les principaux discours du PCC, où il s’est plutôt concentré sur la modernisation et les progrès socio-économiques. Dans l’ensemble, la Chine est satisfaite de sa croissance économique constante, de son influence croissante et de sa stabilité. Pour l’instant, les réformes économiques et la lutte contre la corruption sont plus importantes que l’unification de Taïwan, car le développement de la Chine est la principale source de légitimité du PCC. La légitimité est cruciale pour la sécurité du régime, qui est l’objectif le plus important du PCC. Par conséquent, Pékin n’est pas motivé à utiliser la force militaire pour accélérer la réunification, car cela mettrait en danger la croissance économique et l’accès aux technologies.
A. L’APL n’est pas encore prête et manque d’expérience en matière de combat
La modernisation de l’APL et la création de commandements de théâtre conjoints ont amélioré l’efficacité des forces armées chinoises, notamment pour les éventualités concernant Taïwan. Mais il ne faut pas oublier que la dernière bataille de la Chine remonte à 1979 contre le Vietnam et qu’elle manque d’expérience récente en matière de combat. La modernisation de l’APL n’est pas non plus terminée, car la Chine ne dispose pas de tous les moyens navals et aériens nécessaires pour mener à bien une invasion de Taïwan. Des progrès en coordination des forces terrestres, maritimes et aériennes dans le cadre de grandes opérations amphibies conjointes sont encore à faire. Selon le rapport du Pentagone de 2021 sur le développement militaire et sécuritaire de la Chine, la marine de l’APL s’est concentrée sur le développement de la capacité à lancer « des missions expéditionnaires régionales et éventuellement mondiales plutôt que sur le grand nombre de navires de transport et de péniches de débarquement de taille moyenne qui seraient nécessaires pour un assaut direct de plage à grande échelle ».
Le rapport du Pentagone mentionne également les cinq incapacités de l’APL, qui limitent l’efficacité des forces armées chinoises, notamment au niveau opérationnel : « Certains commandants ne peuvent pas (1) juger des situations ; (2) comprendre les intentions des autorités supérieures ; (3) prendre des décisions opérationnelles ; (4) déployer des forces ; et (5) gérer des situations inattendues ». Une invasion amphibie est déjà un mouvement risqué à entreprendre pour n’importe quelle armée. Elle nécessite « une supériorité aérienne et maritime, l’accumulation rapide et le maintien des approvisionnements à terre, et un soutien ininterrompu ». Elle est encore plus risquée pour une armée qui n’est pas préparée de manière optimale et qui manque d’expérience récente du combat.
B. L’invasion de Taïwan est difficile
Outre le manque de préparation, de capacités et d’expérience de combat de l’APL, la conquête d’une île idéalement adaptée à la défense constitue une tâche très difficile. Comme le dit Ian Easton, « le terrain côtier [de Taïwan] […] est un rêve devenu réalité pour un défenseur ». Seules quatorze plages taïwanaises sont propices à une invasion amphibie, entourées de falaises et de jungles. Le détroit de Taïwan subit régulièrement des typhons et de fortes vagues, ce qui entraverait l’efficacité opérationnelle de l’APL. Easton fait également remarquer que Taïwan possède des collines de granit qui abritent des tunnels et des bunkers et que le cadre très urbain de Taïwan avantage aussi la défense. Les capacités asymétriques de Taïwan, telles que les drones, les mines marines, la défense aérienne portable, les systèmes antiblindés, etc., rendraient la tâche de l’APL de débarquer sur les plages de Taïwan remarquablement complexe et coûteuse. De plus, même si la Chine réussissait à envahir Taïwan, le PCC serait alors confronté à une énorme résistance locale, voire à la guérilla. Ce serait un cauchemar de pacifier l’île et de l’incorporer dans les structures de gouvernance de la Chine après avoir imposé des destructions, des pertes et des souffrances inouïes – l’Ukraine est un bon exemple. Compte tenu de la difficulté d’envahir Taïwan, une invasion amphibie semble peu attrayante, surtout si l’on y ajoute le risque d’une intervention internationale pour arrêter la tentative de l’APL de subjuguer l’île.
C. Facteurs économiques, politiques et réputationnels limitant le recours à la force par la Chine
Les États-Unis fournissent des armes et une formation aux forces armées de Taïwan, tandis que la plupart des pays occidentaux et régionaux sympathisent avec l’indépendance de facto et/ou le système politique démocratique de Taïwan. Cette situation implique que Taïwan n’acceptera jamais de se rendre et d’accepter pacifiquement le diktat de Pékin. Taïwan dispose de ressources et de soutien, ce qui permet à Taipei de résister. Le seul moyen pour Pékin d’imposer sa volonté à Taïwan est la coercition. Toutefois, la perspective d’un coup réussi contre Taïwan est peu probable. Washington pèserait probablement de tout son poids pour soutenir Taïwan en cas d’agression chinoise, avec l’aide relative de partenaires et d’alliés internationaux comme le Japon et l’Australie. Même seuls, les États-Unis sont déjà une formidable puissance militaire capable de causer de grandes difficultés à la Chine. Les forces navales et aériennes américaines pourraient harceler et détruire les lignes d’approvisionnement chinoises. La marine chinoise constituerait une cible de choix pour les bombardiers, les avions de chasse, les sous-marins et autres équipements militaires américains stationnés dans la région. Pour la Chine, la perspective de devoir affronter militairement les États-Unis « remet en question toute la notion de dissuasion », étant donné les terribles conséquences d’une telle issue. Si la Chine et les États-Unis se font la guerre à propos de Taïwan, la situation pourrait s’aggraver considérablement, même si la doctrine de la destruction mutuelle assurée limite une telle escalade.
Également, Taïwan est une plaque tournante centrale pour les dernières technologies de semi-conducteurs. La perspective de contrôler la production de semi-conducteurs de pointe de Taïwan est attrayante pour Pékin, car cela servirait son ambition de réduire sa dépendance à l’égard des sources extérieures pour les puces et de devenir un géant de la technologie. Toutefois, si la Chine déclenche une guerre, il est presque certain que les installations où sont produits ces précieux semi-conducteurs seraient endommagées, voire détruites. Toute perturbation brutale des chaînes d’approvisionnement en semi-conducteurs serait coûteuse pour l’économie mondiale, entraînant des pénuries sur le marché, une inflation, une hausse du chômage et des troubles sociaux. Pékin serait confronté à une pénurie de semi-conducteurs, ce qui paralyserait sérieusement ses capacités de production technologique.
Il en coûterait également des milliards de dollars à la Chine pour reconstruire les infrastructures, attirer à nouveau les talents et remettre en place la logistique nécessaire pour relancer la production de semi-conducteurs après la guerre. La reconstruction de Taïwan elle-même coûterait des milliards de dollars, car elle serait sans aucun doute anéantie par une campagne de bombardements aériens ou une invasion amphibie. Si on ajoute les sanctions, l’embargo commercial et la suspension des liens commerciaux avec de nombreux pays importants qui ont constitué la base de la croissance économique de la Chine, cela équivaudrait alors à une menace existentielle, selon Charles Parton.
Comme l’a noté Jeangène Vilmer, la faible acceptabilité sociale potentielle par la Chine des pertes massives qu’entraînerait une invasion de Taïwan est un puissant facteur de dissuasion. Sans parler des dommages réputationnels de la Chine. Comme pour la Russie, les États-Unis se donneraient beaucoup de mal pour transformer la Chine en paria si elle entamait une guerre contre Taïwan. La Chine subirait un isolement monumental, bien que plus compliqué à mettre en œuvre, étant donné la position centrale de la Chine dans l’économie mondiale. Mais l’image de la Chine dans le monde serait entachée, ce qui compliquerait les projets de leadership mondial du pays, notamment dans les institutions internationales où il faut coopérer avec les autres et obtenir leur consentement.
2.4. Les leçons de la guerre en Ukraine
Selon Lyle Goldstein, l’implication la plus inquiétante de la guerre Russie-Ukraine pour Taïwan est que la Chine pourrait conclure que la Russie a été trop « douce » avec l’Ukraine et qu’elle aurait dû bombarder agressivement le pays dès le début pour s’assurer une victoire rapide. Pour Wen-Ti Sung, la guerre actuelle en Ukraine a élevé le seuil de supériorité militaire requis pour obtenir la victoire dans un conflit entre deux pays. Ni Lexiong en déduit que la guerre en Ukraine réduira probablement la tentation pour la Chine d’utiliser la force pour régler la question de Taïwan, car l’APL n’a pas encore atteint le seuil militaire nécessaire pour l’emporter, ce qui signifie que les risques d’échec sont élevés. L’armée chinoise est structurellement liée aux armes russes, qui ont fait un mauvais travail en Ukraine. Par conséquent, la Chine pourrait douter de sa capacité opérationnelle à réussir une invasion de Taïwan, d’autant plus que Taïwan dispose d’un grand nombre des mêmes armes fabriquées aux États-Unis qui ont sérieusement endommagé l’armée russe. Comme le dit Jeangène Vilmer, « la Chine est beaucoup moins préparée à faire quelque chose de beaucoup plus difficile que ce que la Russie n’a pas réussi à faire en Ukraine ».
Tout ce qui n’est pas une victoire totale sur Taïwan pourrait pousser officiellement l’île à déclarer son indépendance. Cela anéantirait la crédibilité de la Chine et ferait apparaître ses forces armées comme un « tigre de papier », pour reprendre l’expression de Bonnie Glaser, mettant finalement en péril la chose la plus importante pour le PCC : la sécurité du régime. Historiquement parlant, la Chine a eu recours à la force pour stopper les tendances au déclin, mais dans le contexte mondial actuel, la Chine est, dans l’ensemble, en pleine ascension. Attaquer Taïwan ne ferait que mettre en danger la progression de la Chine sans garantie de succès. La plupart des analystes pensent que la réalisation du rêve chinois, qui nécessite une croissance économique continue et un accès à la technologie pour développer le reste de la Chine, est suffisante pour dissuader Xi d’attaquer Taïwan. La logique est qu’une guerre menacerait les marchés d’exportation de la Chine, les investissements directs étrangers et l’accès aux intrants technologiques nécessaires à la réalisation de ses objectifs, qu’il s’agisse de l’initiative « Belt and Road » (BRI), de l’initiative « Made in China 2025 » ou de tout autre plan de développement.
Les conséquences d’une démarche agressive à l’égard de Taïwan feraient dérailler le cours du développement de la Chine alors que celle-ci jouit d’une situation avantageuse en Asie malgré les défis intérieurs. La conquête de Taïwan « entraînerait probablement une coalition anti-chinoise beaucoup plus ferme dans le monde ». Non seulement cela « torpillerait » la réalisation du rêve chinois de Xi en 2049, mais cela pourrait même ébranler les fondements du pouvoir du PCC. Cela rend peu probable la perspective d’une invasion pure et simple. Cependant, « il ne faut jamais sous-estimer ce que les élites peuvent se raconter si elles veulent vraiment faire la guerre ».
Conclusion
Si les États-Unis ne modifient pas leur politique d’ambiguïté stratégique ni ne déploient de forces à Taïwan, et si Taïwan ne déclare pas son indépendance de jure, la Chine s’en tiendra probablement à des mesures de zone grise à court et moyen terme. La Chine s’appuiera de plus en plus sur diverses actions coercitives allant de l’espionnage, du harcèlement maritime, de la désinformation et des démonstrations militaires à la guerre cybernétique, spatiale, électromagnétique et cognitive, afin de signaler sa capacité à « saboter numériquement Taïwan en cas de crise » et à « isoler l’île dans de multiples domaines ». La stratégie de Pékin est de soumettre Taïwan sans combattre et d’imposer une pression constante sur Taïwan pour éroder sa volonté de maintenir une indépendance de facto. Les zones grises sont « un choix pour les États révisionnistes, et l’autre option est la guerre ». La Rand Corporation a identifié 80 types de zones grises.
Juste au-dessus des zones grises se trouve l’imposition d’une quarantaine chinoise sur Taïwan pour une durée limitée ou illimitée, c’est-à-dire le contrôle des espaces aériens et maritimes de Taïwan avec des interférences intermittentes ou permanentes dans ce qui entre et/ou sort de Taïwan (armes américaines, semi-conducteurs, etc.). Dans un tel scénario, le principal port (Kaohsiung) et l’aéroport (Taoyuan) de Taïwan seraient soumis à des opérations de contrôle maritime et aérien menées par le gouvernement chinois. Contrairement à un blocus, une quarantaine ne serait pas considérée comme un acte de guerre, mais comme une mesure psychologique visant à semer le désespoir quant à la viabilité de l’indépendance de facto de Taïwan. Face à une quarantaine, les Américains devraient choisir entre accepter la quarantaine, contester la quarantaine en escortant les avions et les navires commerciaux par des navires et des avions de la marine américaine, ou briser la quarantaine avec la force militaire brute. Une quarantaine s’inscrit dans la continuité logique des mesures de zone grise de la Chine. Elle correspond aux écrits chinois sur l’escalade, qui indiquent que « les actions escalatoires doivent toujours être graduelles et compléter des objectifs nationaux plus larges ». Cependant, le concept de « l’échelle d’escalade » de la théorie des jeux explique la logique qui pourrait prévaloir dans une telle situation :
« En règle générale, les jeux ne se jouent pas en un seul tour, mais en de multiples itérations, dont les résultats préparent le terrain pour le prochain mouvement. L’échelle fonctionne comme une métaphore parce que chaque camp a des choix qui peuvent le mener à l’échelon suivant, qui peut être plus proche de l’objectif, mais aussi plus éloigné du sol. Le fait d’être plus éloigné du sol augmente la difficulté de descendre de l’échelle et augmente également le danger si le grimpeur glisse ».
Ainsi, on pourrait penser qu’une quarantaine limite l’escalade, alors que la progression exprimée par l’échelle de l’escalade conduirait vraisemblablement à un recours massif à la force. Néanmoins, si une quarantaine est imposée, ce sera probablement entre 2027 et 2030. Pourquoi ? Les forces armées chinoises seront prêtes pour une invasion amphibie vers la fin de la décennie. Bien qu’une quarantaine ne soit pas une invasion amphibie, le processus d’escalade pourrait rendre inévitable une invasion amphibie de Taïwan une fois la quarantaine imposée. Il est donc nécessaire que les forces armées chinoises soient capables de le faire, ce qui sera le cas vers 2027. Et après la décennie actuelle, l’environnement opérationnel de la Chine sera beaucoup plus compliqué pour les raisons présentées dans le rapport. Par conséquent, cette fenêtre de trois ans est la plus susceptible d’être le théâtre d’une quarantaine.
Selon Charles Parton, il est également concevable que la Chine oblige ses partenaires commerciaux à choisir entre son marché et celui de Taïwan, fasse pression sur les pays pour qu’ils ne reconnaissent pas les passeports taïwanais et utilise son influence sur les pays du Moyen-Orient pour limiter leurs exportations d’énergie vers Taïwan afin de nuire à l’économie de ce pays. Jeangène Vilmer évoque des cyberattaques massives, des blocus commerciaux, la coupure de câbles sous-marins, et même la prise de petites îles taïwanaises près des côtes chinoises. Il est fort probable que la Chine continuera à violer la zone d’identification de défense aérienne (ADIZ) de Taïwan et s’attaquera potentiellement à l’espace aérien avant la fin de la décennie. L’objectif global est de créer des processus entropiques. Selon Cleo Paskal, la guerre entropique vise à paralyser Taïwan de l’intérieur et à affaiblir progressivement sa détermination au point de la faire capituler sans action militaire.
Même si la plupart des experts estiment qu’un recours massif à la force est peu probable, quel serait le scénario le plus probable si la Chine décidait quand même d’y recourir ? Nous avons vu en Ukraine qu’un État qui se bat pour sa survie est très déterminé. Nous savons que la Chine est généralement plus réactive que proactive et que le débat sur l’abandon de la politique américaine d’ambiguïté stratégique gagne du terrain. Un simple blocus ou une simple campagne de bombardement de petites îles taïwanaises au large de ses côtes ne suffirait pas à contraindre efficacement Taïwan, mais mobiliserait les États-Unis et Taïwan. Cela compliquerait l’environnement opérationnel chinois pour d’autres actions, tandis que les gains inhérents au contrôle d’une ou plusieurs petites îles ne sont pas suffisants pour la Chine. C’est pourquoi une campagne de bombardement contre Taïwan serait probablement privilégiée en cas de recours à la force. Parallèlement, les Chinois mettraient très probablement en place un blocus de Taïwan et tenteraient d’établir un contrôle aérien et maritime pour interdire l’accès à la marine et aux navires commerciaux américains afin d’isoler Taïwan et de l’obliger à se rendre.
En outre, nous avons tous fait un pas en arrière lorsque la Russie a mis ses forces nucléaires en état d’alerte. La Chine augmente actuellement le nombre de ses armes nucléaires et ne ralentira pas. Par conséquent, si la campagne de bombardements, le blocus et même l’utilisation de forces spéciales pour éliminer les hauts responsables taïwanais ne suffisent pas à soumettre Taipei, Pékin pourrait soit entreprendre une invasion amphibie soutenue par la dissuasion nucléaire, soit déclarer une victoire peu crédible. Compte tenu des coûts déjà encourus par une campagne de bombardement et des coûts futurs qu’entraînerait un échec public, la Chine choisirait probablement d’envahir Taïwan. Si la Chine croit que l’Amérique interviendra en faveur de Taïwan, elle pourrait être tentée de frapper simultanément Taïwan et les forces régionales américaines pendant la première salve de missiles. L’objectif serait de contraindre Taïwan à entamer un processus de réunification selon les conditions de Pékin en bombardant l’île pour la soumettre tout en réduisant la capacité de réaction des forces régionales américaines. Que la Chine frappe ou non les États-Unis, il est peu probable qu’elle fasse un usage limité de la force.
Par conséquent, les intérêts en jeu favorisent un recours massif à la force et à l’escalade – si la force doit un jour être utilisée – pour résoudre la question de Taïwan selon les conditions de Pékin. Mis devant le fait accompli, Washington aurait le choix entre engager des coûts énormes pour briser le blocus de la Chine et l’expulser de Taïwan ou faire marche arrière. L’objectif des États-Unis est donc de faire en sorte que la Chine ne conclue pas que la force est préférable au statu quo ni qu’un fait accompli est possible. Mais comment atteindre un tel objectif ? Rendre le prix déjà extrêmement élevé d’une réunification forcée encore plus élevé en mettant en œuvre une version maximaliste de la stratégie de dissuasion par le déni (clarté stratégique et présence américaine renforcée à l’avant) est une option. Maintenir l’ambiguïté stratégique actuelle et renforcer les capacités asymétriques de Taïwan en est une autre, tandis que conclure un grand accord avec la Chine ou simplement abandonner Taïwan sont également dans le champ des possibles.
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