Le 14 août dernier, le ministère de la Défense du Canada et le département de la Défense des États-Unis (DoD) ont émis une déclaration conjointe sur la modernisation du Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord (NORAD). Cette déclaration expose les priorités des deux pays quant à la modernisation du NORAD : investir dans la connaissance de la situation (par la mise à niveau du Système d’alerte du Nord (SAN)), améliorer les systèmes de commandement et de contrôle, mener des activités de recherche et de développement, et développer la « capacité de dissuader et, si nécessaire, de vaincre les menaces aérospatiales en évolution pour l’Amérique du Nord ».
Déjà suggérée par le général américain Terrence J O’Shaughnessy et le brigadier général américain Peter M. Fesler dans leur rapport de septembre 2020, l’idée d’un NORAD plus offensif continue à gagner en importance alors que la concurrence stratégique croissante, les progrès rapides de la technologie et les changements climatiques minent la protection offerte par le NORAD. Ravivant une fois de plus le débat sur la participation canadienne au système de défense antimissile balistique (BMD), la modernisation du NORAD soulève de surcroit plusieurs enjeux. D’ailleurs, si cette déclaration conjointe paraît ambitieuse, elle n’indique pas quel pays va investir dans quelle priorité. Est-ce que le Canada va investir dans toutes ces priorités, ou devrait-il déterminer ses propres priorités ?
Faisant suite à des ateliers réunissant des experts en matière de défense[1], cette note politique reprend leurs pistes de réflexion pour ce que plusieurs ont appelé « le chapitre non écrit » de la politique de défense du Canada de 2017, Protection, Sécurité, Engagement, c’est-à-dire un chapitre portant sur les enjeux de la défense continentale et de la modernisation du NORAD. D’abord, le Canada doit se positionner sur l’utilisation de la défense antimissile dans la modernisation du NORAD. Ensuite, le Canada doit réfléchir à ses intérêts stratégiques, en plus de déterminer ses priorités et ce qui le menace, afin de choisir les régions dans lesquelles il veut agir. Dans tous les cas, la modernisation du NORAD ne peut plus attendre afin d’offrir une défense continentale adéquate face aux nouvelles menaces.
La modernisation du NORAD : Quid de la défense antimissile?
Le continent nord-américain fait face depuis plusieurs années à une modernisation des armements des adversaires du Canada et des États-Unis. Par exemple, l’innovation en matière de missiles hypersoniques conçus pour pénétrer la défense continentale nord-américaine complexifie les efforts de défense antimissile. Pour faire face à ces nouveaux défis en matière de défense, la modernisation du NORAD est plus que nécessaire en raison de la désuétude de ses équipements.
Il existe deux grands volets de la modernisation du NORAD. Le premier volet, principalement défensif par nature, consiste en la connaissance de la situation et les capteurs associés. Considérant que les équipements actuels ayant pour but la connaissance de la situation et la détection sont sur le point d’être obsolètes, une rénovation de ses équipements et l’installation de nouveaux capteurs permettront dans un avenir proche d’atteindre la connaissance de tous les domaines. Ce volet de la modernisation du NORAD est la pierre angulaire de la défense continentale, permettant la dissuasion, la détection et les contre-mesures. La mise à niveau du SAN, tout comme l’acquisition de nouveaux chasseurs et de navires, par exemple, s’inscrit dans cette optique de domination de l’information, mais les efforts de modernisation du NORAD ne peuvent se limiter à améliorer des équipements datant de l’époque de la guerre froide, au détriment d’une vision stratégique plus adaptée aux défis contemporains.
Le deuxième volet, de nature plus offensive, consiste en la capacité à intercepter les missiles ciblant le territoire nord-américain ainsi que la capacité d’attaquer les plateformes de lancement de ces missiles. Le développement de ces capacités implique l’extension de la dissuasion par des capacités d’interdiction, rendant la défense continentale plus offensive. La modernisation du NORAD passera surtout par ces deux volets pour réussir à contrer les nouvelles menaces.
Face à une multitude de menaces et à diverses avenues de modernisation complémentaires, quelles devraient être les priorités du Canada en matière de modernisation du NORAD ? Dans le contexte international actuel, le débat sur la participation du Canada aux capacités offensives du NORAD s’avère inévitable. Les experts consultés sont d’avis que le Canada va et devrait se concentrer sur le volet défensif du NORAD, c’est-à-dire la surveillance et la détection multi-domaines des menaces. Ceci est d’autant plus important s’il n’y a pas de consensus entre les élites politiques et que l’opinion publique est davantage en faveur de contributions défensives. D’ailleurs, selon certains, la participation au volet offensif du bouclier antimissile risquerait de rendre le Canada trop dépendant des décisions américaines qui ne correspondraient pas forcément aux valeurs et intérêts canadiens. Sachant que les Canadiens sont trois fois plus susceptibles de dire que le Canada doit promouvoir ses valeurs plutôt que ses intérêts, et que le Canada soutient la stabilité stratégique plutôt que le BMD depuis le début des années 2000, la participation aux capacités offensives du NORAD est plus qu’incertaine.
D’un autre côté, le Canada devra peut-être s’orienter vers une dissuasion offensive dans certains domaines, comme le cyber ou la défense aérienne où l’avantage est plutôt à l’offensif, afin d’être un partenaire crédible dans la défense contre les menaces offensives d’adversaires. Cette participation ne signifie pas nécessairement que le Canada doit accueillir des dispositifs d’interception, mais cela n’est pas nécessairement exclu non plus. Le Canada a la possibilité d’explorer des rôles cinétiques et non cinétiques, qu’il veuille entreprendre une mission offensive dans certains domaines ou mettre l’accent sur la résilience et la limitation des dommages. Autrement dit, le Canada pourrait contribuer à la défense antimissile même s’il ne s’engage pas directement dans les mécanismes offensifs de neutralisation.
L’avenir de la politique de défense du Canada
Au-delà de la défense continentale, la question d’une refonte de la politique de défense du Canada se pose, notamment à la lumière de la réorientation de la stratégie de défense américaine vers l’Asie-Pacifique. Or, la politique de défense du Canada souffre d’une absence d’orientation stratégique, c’est-à-dire d’un guide déterminant les priorités internationales du pays.
Le Canada fait face à des bouleversements internationaux majeurs, incluant la résurgence de la compétition entre grandes puissances, et plus particulièrement les relations sino-américaines de plus en plus conflictuelles – des éléments absents de l’énoncé de politique de défense de 2017. D’ailleurs, l’une des raisons du retrait hâtif des États-Unis d’Afghanistan était de mieux se préparer pour faire face à la Chine, qui devient l’adversaire le plus important des États-Unis selon le président Biden. Si l’objectif de Joe Biden était surtout de ramener le statu quo malmené sous Trump, et donc de rééquilibrer la rivalité sino-américaine, ses craintes sont maintenant que le système international se trouve à un point critique qui déterminera l’avenir de la démocratie dans le monde. Il semble alors que Biden considère que les États-Unis et les autres démocraties sont en conflit avec la Chine et les autocraties. Toutefois, les États-Unis sont clairs dans leur désir de ne pas laisser la Chine atteindre ses objectifs en matière de puissance et d’influence dans le monde.
Même si l’administration Biden manque de clarté, selon certains, quant aux moyens que les États-Unis mettront en œuvre pour contrer la Chine, il faudra inévitablement s’attendre à ce que les États-Unis demandent l’appui de ses alliés, notamment le Canada. Il n’est toutefois pas encore clair quelles seront les demandes américaines à l’égard de l’Asie-Pacifique. Cependant, le Canada ne joue traditionnellement pas un rôle majeur dans cette région, se concentrant davantage sur la sécurité transatlantique par des contributions en Europe de l’Est et au Moyen-Orient. Il est également peu probable que le Canada devienne un acteur incontournable en Asie-Pacifique, ce rôle étant occupé par d’autres alliés des États-Unis. Mais il faut s’attendre à ce que le Canada soit sollicité, d’une façon ou d’une autre, pour contribuer aux efforts américains contre la puissance chinoise. Or, en matière de contributions, le Canada est inégal selon les dossiers et ne peut pas être partout à la fois. Le Canada devra faire des choix dans les contributions qu’il souhaite fournir. Si, durant le soi-disant « âge d’or » de l’internationalisme, le Canada s’est bâti une réputation de gardien de la paix, le Canada semble désormais dénué d’une identité internationale forte et reconnaissable.
La montée des tensions en Asie-Pacifique fait resurgir une problématique souvent négligée par le Canada, à savoir l’identification et la priorisation des menaces. L’énoncé de défense de 2017 est l’exemple parfait d’une politique de défense sans stratégie de défense. Le document n’identifie pas clairement les acteurs menaçants et échoue à prioriser les menaces. Or, depuis 2017, le contexte international a évolué sans que la politique de défense canadienne ne soit revue. Le Canada ne peut plus compter sur les États-Unis pour défendre ses intérêts. Si nous devons tirer une leçon de l’administration Trump, c’est que les États-Unis peuvent devenir une menace pour les intérêts nationaux canadiens. La forte polarisation partisane aux États-Unis risque de ramener une administration similaire à celle de Donald Trump dans les prochaines années. Une certaine autonomie stratégique est donc importante pour le Canada, sans pour autant tourner le dos aux États-Unis. Le Canada devra faire des choix pour faire face à la montée en puissance de la Chine et de la Russie, comme ses alliés. L’Australie a, par exemple, choisi d’unir ses forces avec les États-Unis et le Royaume-Uni en Asie-Pacifique.
Le point de vue des experts américains
Qu’en pensent les experts de la défense américaine ? Les experts consultés s’entendent sur le fait que le Canada est un partenaire irremplaçable, notamment en raison de sa position géographique, mais qu’il doit absolument définir ce qui le menace. Ce faisant, les États-Unis et le Canada pourront trouver une perspective commune des menaces qui planent sur la sécurité de l’Amérique du Nord et ainsi décider d’une stratégie commune plus efficace et coordonnée.
L’influence de la compétition entre grandes puissances sur le point de vue des experts américains est indéniable. Dans un contexte de pivot américain vers l’Asie-Pacifique et de concurrence stratégique croissante avec la Russie et la Chine, les Américains perçoivent le Canada comme un allié fiable, mais qui accuse un certain laxisme en matière de priorisation et d’identification de ses intérêts stratégiques. Face aux positions assumées des États-Unis, cela pose nécessairement problème.
Les experts américains souhaitent donc non seulement plus de clarté, mais aussi plus d’ouverture de la part du Canada. L’importance de l’engagement du Canada à moderniser le NORAD va de pair, pour eux, avec une ouverture face à de nouvelles technologies de détection et à de nouvelles infrastructures. La participation du Canada à la défense antimissile – notamment au BMD – ne fait cependant pas consensus en raison de sa portée limitée dans un contexte de compétition entre grandes puissances. Selon certains, la priorité devrait être accordée à la connaissance de la situation, notamment en raison de l’état critique du SAN en Arctique.
Au niveau diplomatique, les experts américains sont d’avis que le Canada a une voix tout à fait puissante, surtout lorsque combinée avec celle des États-Unis. L’influence d’une voix unissant le Canada et les États-Unis dans l’Arctique n’est pas à négliger. Même si les deux pays doivent composer avec les limites de leur souveraineté nationale, ils ont tout intérêt à collaborer ensemble. Un alignement des positions du Canada et des États-Unis sur les enjeux en Arctique et en Asie-Pacifique serait évidemment pour eux la meilleure option.
Recommandations
Le Canada se doit, dans tous les cas, d’identifier clairement les enjeux et les acteurs menaçants et les prioriser. Ce travail d’identification et de priorisation permettra au Canada de cibler les contributions qu’il peut faire en fonction de leur importance face aux intérêts canadiens, mais aussi aux attentes des alliés. Alors que le Canada a longtemps été divisé entre ses positions atlantiste (OTAN), continentaliste (États-Unis) et internationaliste (ONU), faut-il maintenant prioriser plus spécifiquement l’Arctique, l’Asie-Pacifique, ou une autre région du monde ? Le Canada a tout intérêt à affiner ses positions et à être moins éparpillé entre ses différentes postures internationales. En fait, le Canada ne peut plus se permettre de saupoudrer ses capacités dans toutes les régions du globe : il doit se concentrer sur les régions dans lesquelles il a des intérêts stratégiques prioritaires. Or, le Canada ne peut pas se permettre d’avoir une logique totalement indépendante de ses alliés. Il faut alors que le Canada priorise les partenariats qui soutiennent la voie choisie par le Canada, quelle qu’elle soit.
En tant qu’État souverain, le Canada doit d’une certaine façon prioriser l’Arctique, au vu de son importance stratégique, et cela passe par sa présence dans le Nord. Que ce soit à travers les forces militaires, le développement économique, la fourniture de services, les populations autochtones, les changements climatiques ou la défense nationale, le Canada doit se préoccuper de l’Arctique. La modernisation du SAN, en ce sens, est une priorité. Le Canada ne devrait donc pas, dans un avenir proche, participer au volet offensif du bouclier antimissile, mais plutôt investir son temps, ses fonds et son expertise dans les technologies de surveillance et de détection des menaces, notamment en Arctique, car les États-Unis comptent déjà sur l’aide du Canada dans ce domaine – ce qui n’est pas le cas du BMD.
En Asie-Pacifique, le Canada doit trouver un moyen de contribuer aux développements dans la région avec les capacités limitées d’une puissance moyenne. Cela pourrait passer par un renforcement de la présence diplomatique du Canada et l’accroissement de partenariats avec les alliés régionaux. Le Canada a l’opportunité de se bâtir une réputation dans la région sans toutefois s’impliquer militairement. Le Canada peut rester un acteur secondaire en Asie-Pacifique.
En tant que puissance moyenne, le Canada n’a pas les moyens d’être présent de façon significative partout. Il doit choisir ses contributions avec précaution, là où il peut apporter une valeur ajoutée. Pour cela, le Canada ne doit pas se contenter de petites contributions un peu partout, mais plutôt cibler des régions ou enjeux prioritaires. Il est donc impératif de réfléchir à une concentration des ressources sur des créneaux où le Canada dispose d’une expertise avérée, à l’instar du maintien de la paix pendant la guerre froide. Cela pourrait être le renforcement de capacités et la formation militaire en Asie et en Afrique, ou encore des capacités d’intervention lors de catastrophes naturelles. Le cyberespace pourrait également être un créneau intéressant, en coopération avec les pays d’Europe de l’Est, à condition de bénéficier de ressources suffisantes. Cependant, il existe deux contraintes à se focaliser sur des créneaux. La première est de trouver un créneau avec un pouvoir symbolique capable d’offrir de l’influence internationale au Canada et d’unir les Canadiens. La seconde contrainte est qu’il existe un danger à choisir un créneau : un pays disposant de plus de moyens pourrait invisibiliser le Canada dans ce domaine. Ainsi, les créneaux fonctionnent mieux lorsqu’ils dérivent naturellement d’une expérience et expertise particulière reconnue du pays.[2]
En ce qui concerne l’alignement du Canada avec les États-Unis, il est très difficile d’imaginer que les positions canadiennes ne soient pas alignées au minimum avec celles du DoD, surtout en ce qui concerne le NORAD. Cependant, le Canada ne peut plus se permettre d’être un resquilleur (free rider). Il faut problématiser la relation du Canada avec les États-Unis. Il ne s’agit pas ici de ne plus considérer les États-Unis comme le premier et le plus important allié du Canada. Il s’agit plutôt de réaliser et d’accepter que les États-Unis ne considèrent plus nécessairement le Canada comme son premier allié. L’expérience du mandat de Donald Trump à la présidence a montré à quel point les États-Unis peuvent aussi représenter une menace significative aux intérêts du Canada. Un possible retour à l’instabilité politique n’est pas à négliger avec nos voisins du Sud.
Avec les menaces qui pèsent sur la sécurité de l’Amérique du Nord et un environnement international aussi instable, le Canada, tout comme les États-Unis, ne peut plus se permettre de repousser la modernisation du NORAD : il faut agir maintenant. La modernisation du NORAD et du SAN figure dans les programmes du Parti libéral comme du Parti conservateur du Canada, démontrant un consensus sur une modernisation défensive du NORAD. Or, sans débat public prévu sur cette modernisation et avec le peu de détails fournis par les partis sur le fond et la forme de cette dernière, la question du NORAD risque de faire des vagues au sein de la population canadienne lorsqu’on connaîtra enfin la nature et le prix réel de cette modernisation inévitable.
[1] Le premier atelier du 17 juin 2021 a réuni Jonathan Paquin de l’Université Laval, Stéphane Roussel de l’École nationale d’Administration publique, Gaëlle Rivard Piché de Recherche et développement pour la défense Canada, Yann Breault du Collège militaire royal de St-Jean, Laurent Borzillo de l’Université du Québec à Montréal, Chantal Lavallée du Collège militaire royal de St-Jean, Nancy Teeple de Recherche et développement pour la défense Canada, Pauline Pic de l’Université Laval, Pierre Colautti de l’Université Laval, Stéfanie von Hlatky de l’Université Queen’s, Justin Massie de l’Université du Québec à Montréal, Marco Munier de l’Université du Québec à Montréal et Camille Raymond de l’Université du Québec à Montréal. Le deuxième atelier du 7 juillet a réuni Christopher Sands de la Johns Hopkins University School of Advanced International Studies; Anessa Kimball de l’Université Laval; Major Général (ret.) Randy “Church” Kee du Wilson Center et de l’Université d’Alaska, Jack David anciennement au Permanent Joint Board on Defense des États-Unis et Ian Williams du Center for Strategic and International Studies.
[2] Nous souhaitons remercier Adam Chapnick pour cette remarque.
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