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Contexte
Le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quad) est un groupe de coopération réunissant l’Inde, le Japon, l’Australie et les États-Unis qui a vu le jour pour la première fois en mai 2007. Cette structure est héritée du « Core Group » qui a été constitué après le tsunami de 2004 dans l’Océan indien pour coordonner l’aide humanitaire. Les États membres souhaitèrent par la suite en élargir le domaine d’action, notamment en organisant des exercices militaires conjoints, les Exercices Malabar. Ce groupe n’a jamais affiché une volonté de contrer la montée en puissance de la Chine dans la région, mais la réaction de Pékin a tout de même été virulente, qualifiant le Quad de « petite OTAN ». Finalement, le retrait rapide de l’Australie a officiellement mis fin à ce premier essai en 2008.
Le Quad renaît lors du Sommet de l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) à Manille, en novembre 2017. Son objectif est désormais de « promouvoir une région Indopacifique libre, ouverte, prospère et inclusive, afin de servir les intérêts de toutes les puissances dans la région et dans le monde ». Cette décision s’inscrit dans un contexte de montée des tensions entre les États-Unis et la Chine sous l’administration Trump. Pour New Delhi, c’est également un moment stratégique, seulement quelques mois après son face-à-face avec l’Armée Populaire de Libération de Chine sur le plateau de Doklam, et l’inauguration officielle de la base militaire permanente chinoise à Djibouti le 1er août 2017. Les pays du Quad ont explicitement refusé d’en faire une alliance militaire anti-chinoise. Selon certains analystes, ce sont notamment les réticences de l’Inde qui limitent l’ampleur de cette coopération. Toutefois, le Quad, en permettant à ses membres d’affirmer leur solidarité, envoie un message stratégique clair à la Chine « suffisamment restreint pour éviter des répercussions de la part de Pékin ».
Avec l’organisation du premier sommet (virtuel) des chefs d’État du Quad en mars 2021, le nouveau président américain, Joe Biden, semblait faire de cette organisation un pilier central de sa stratégie pour une « Indopacifique libre et ouverte ». Néanmoins, l’annonce, en septembre 2021, de la formation d’AUKUS, une alliance trilatérale de sécurité entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis, dessine un nouveau cercle, dont l’Inde est exclue, et ce, une semaine avant le premier sommet en personne des chefs d’État du Quad. Quels sont les effets d’une telle annonce sur le Quad et plus spécifiquement sur le rôle de l’Inde au sein de cette organisation ?
La création d’AUKUS soulève plusieurs points. Premièrement, elle ravive en Inde des doutes sur la question de la fiabilité des États-Unis. Toutefois, malgré les inquiétudes, l’alliance ne semble pas provoquer un affaiblissement de la coopération stratégique au sein du Quad. Elle permettrait au contraire de clarifier la position de ce dialogue pour la sécurité. Enfin, AUKUS et ses effets pourraient même permettre à l’Inde de maintenir son autonomie stratégique.
La question de la fiabilité des États-Unis
Les bonnes relations entre l’Inde et les États-Unis sont récentes et les réticences de l’Inde concernant une alliance avec l’Occident sont encore nombreuses. En effet, les États-Unis sont perçus par beaucoup en Inde comme un partenaire faillible. Cette image a des racines profondes qui remontent à la Guerre froide à la suite de la coopération des Américains avec le Pakistan et de l’ostracisation de l’Inde dans la communauté internationale après les essais nucléaires de 1974. Plus récemment, le parti communiste en Inde s’est opposé de manière virulente à une coopération avec les Américains lors de la signature de l’accord nucléaire de 2005. La naissance du Quad 1.0 a ravivé ces critiques. Ainsi, lors d’une visite à Pékin en 2007, le premier ministre de l’époque, Dr. Manmohan Singh, fut contraint de réaffirmer « l’indépendance de la politique étrangère » indienne. À l’été 2021, le départ des États-Unis d’Afghanistan a fait renaître ce débat dans la perspective d’un possible retour de groupes terroristes soutenus par les talibans à la frontière entre l’Inde et le Pakistan.
C’est dans ce contexte de méfiance que s’inscrit l’annonce d’AUKUS. Cet évènement a donc contribué à renforcer les interrogations en Inde sur la fiabilité des États-Unis en tant que partenaire. En effet, l’annonce s’accompagne d’une livraison de sous-marins à propulsion nucléaire à l’Australie, provoquant ainsi la rupture d’un contrat avec Naval Group, une entreprise française, signé en 2016 et qui prévoyait la vente de douze sous-marins à propulsion conventionnelle. Cette annonce a provoqué de fortes réactions en France, avec notamment le rappel de l’ambassadeur français en Australie et aux États-Unis. Cet évènement entache encore un peu plus la réputation de l’allié américain. La Chine en a d’ailleurs profité pour développer le narratif selon lequel les États-Unis sont un allié faillible, car AUKUS montrerait que la mentalité « America First » a survécu à l’administration Trump.
L’Inde possède son propre plan de développement d’une flotte de sous-marins nucléaires d’attaque pour améliorer ses capacités de déploiement dans l’Océan indien ainsi que sa capacité nucléaire de frappe en second. Toutefois, les États-Unis ont souligné le caractère « exceptionnel » de cette alliance et n’envisagent pas d’élargir l’AUKUS à l’Inde, mais proposent des collaborations occasionnelles. On observe une politique à deux vitesses des coopérations entre les membres du Quad ainsi que les limitations de l’India-US Defence Trade and Technology Initiative lancée en 2012 qui exclue une coopération indo-américaine dans le domaine des sous-marins nucléaires.
Toutefois, l’annonce d’AUKUS a permis de renforcer la vigueur du pivot vers l’Asie ainsi que la perception des États-Unis comme une puissance déterminée à renforcer ses alliances dans l’Indopacifique. Le secrétaire à la Défense américain, Lloyd J. Austin, a aussi assuré au ministre de la Défense indien, Rajnath Singh, que les États-Unis allaient continuer à coopérer avec l’Inde au sein du Quad.
Un affaiblissement de la coopération stratégique au sein du Quad ?
Selon l’Amiral Arun Prakash, qui a joué un rôle important dans le rapprochement entre les marines indienne et américaine, AUKUS se présente comme un club exclusif qui laisse l’Inde et le Japon de côté dans l’Indopacifique. Le Quad était capable de poser une alternative à la Chine et AUKUS aurait en quelque sorte diminué cette capacité en l’empêchant de réaliser son plein potentiel. L’inquiétude porte notamment sur le fait que le Quad en soit réduit à s’occuper d’enjeux tels que les changements climatiques et la lutte contre la pandémie de COVID-19, lui retirant ainsi son intérêt stratégique dans la région.
Au-delà de la critique d’une fragilisation indirecte du Quad, AUKUS a également des conséquences stratégiques directes pour l’Inde. L’Océan indien, qui s’étend de la côte est de l’Afrique à l’Australie, est perçu par l’Inde comme faisant intégralement partie de sa sphère d’influence. Cette « doctrine Monroe » indienne pousse l’Inde à être sensible à un possible « encombrement de l’espace stratégique de l’Océan indien ». Les États-Unis ont déjà fait l’objet de critique lorsque, en avril 2021, la Navy américaine a mené une opération de « Liberté de Navigation » dans la Zone Économique Exclusive indienne sans le consentement de New Delhi. Ainsi, même si l’Australie est un partenaire de l’Inde au sein du Quad, la perspective d’un déploiement de nouveaux sous-marins à propulsion nucléaire dans la région n’est pas forcément bienvenue. Dans cette perspective, AUKUS rajoute effectivement un acteur capable de se déployer dans l’est de l’Océan indien et diminue mathématiquement la primauté indienne.
De plus, l’Inde s’inquiète d’une réaction chinoise qui prendrait la forme d’une expansion de son activité militaire au-delà de la mer de Chine du Sud et donc dans l’est de l’Océan indien. En effet, dans le cadre de la « Two Ocean Strategy », les incursions de sous-marins nucléaires d’attaque de la marine de l’Armée Populaire de Libération dans l’Océan indien sont déjà récurrentes et pourraient s’intensifier.
Toutefois, d’autres voix nuancent ces inquiétudes en affirmant qu’AUKUS et le Quad ne sont pas à opposer au sein d’un jeu à somme nulle, mais seraient davantage complémentaires. En effet, leur création a été motivée par une raison similaire : contrer la montée de l’assertivité de la Chine dans l’Indopacifique. Les mêmes valeurs sont mises en avant dans les déclarations communes des deux groupes, c’est-à-dire la liberté de navigation et le respect du droit international. Le Quad, qui est un partenariat stratégique, se concentre davantage sur des enjeux non conventionnels de sécurité comme les technologies émergentes, la vaccination ou le contre-terrorisme. Le domaine d’action d’AUKUS, qui est une véritable alliance, relève davantage des enjeux de défense. La distinction entre sécurité et défense est ici essentielle : le Quad ne perd pas son intérêt stratégique, mais ses prérogatives sont désormais plus claires. Le sommet de septembre 2021 à Washington visait justement à monter que le Quad n’allait pas disparaître à l’inverse de ce que la Chine pouvait espérer.
Une des raisons pour lesquelles l’Inde s’inquiétait de la résurrection du Quad en 2017 était le manque de « clarté stratégique » de l’Australie vis-à-vis de la Chine. AUKUS a eu le mérite de balayer ces doutes. Le ministre philippin des Affaires étrangères, Teodoro L. Locsin Jr, estime, à propos de la livraison de sous-marins, qu’un « renforcement de la capacité de déploiement d’une puissance alliée géographiquement proche devrait restaurer et maintenir l’équilibre plutôt que le déstabiliser ». Ainsi, l’Inde, au lieu de s’inquiéter de la présence de sous-marins australiens dans la région, devrait au contraire reconnaître que ce développement est dans son intérêt et dans celui de la région.
Plus largement, la constitution d’AUKUS, au lieu d’affaiblir le Japon et l’Inde, renforce l’architecture de partenariats dans l’Indopacifique dont le Quad n’était pas la seule expression. En effet, l’Inde fait partie de plusieurs autres coopérations plus ou moins actives à l’image des dialogues trilatéraux Inde-Japon-États-Unis depuis 2011 ou encore Australie-Inde-Japon depuis 2015. De plus, AUKUS attire un nouvel acteur dans la région, le Royaume-Uni, qui pourrait également travailler avec le Quad. Cette multiplication des partenariats vise à renforcer l’équilibre de la puissance.
La création d’AUKUS permet aussi au Quad de prioriser d’autres sujets que l’aspect militaire et cela s’inscrit dans la lignée de la vision de l’Inde. La stratégie indienne dans la région, même si elle manque encore de cohérence, avait été exposée en 2015 par le premier ministre Modi avec le label SAGAR (Security and Growth for All in the Region) et complétée par l’Indo-Pacific Oceans’ Initiative en 2019. L’ASEAN était mise en avant comme l’organisation centrale pour la politique indienne « Act-East » en Indopacifique afin de souligner l’importance de la coopération et de l’inclusivité. Le sommet des chefs d’État de septembre a permis de répondre aux critiques des pays de l’ASEAN qui reprochaient au Quad de ne pas les aider à pallier les besoins d’infrastructures. L’objectif implicite du Quad est de proposer une alternative à la Belt and Road Initiative chinoise en insistant sur les « normes élevées » de leurs programmes de financement.
La position de l’Inde au sein du Quad
L’Inde possède une culture stratégique particulière qui valorise l’autonomie stratégique. New Delhi fait donc preuve de réticences face aux alliances militaires. Plusieurs facteurs d’explication sont à prendre en compte : la prégnance du passé colonial, la méfiance vis-à-vis de l’Occident et la stratégie de non-alignement héritée de la position du premier ministre Nehru pendant la Guerre froide. De plus, comme l’explique L. Lee dans un rapport du Lowy Institute, « l’Inde partage des intérêts communs avec les trois autres membres du Quad, mais serait moins capable de résister aux coûts qui lui seraient imposés si elle devenait un partenaire plus actif ». En effet, malgré la modernisation rapide de son armée, l’Inde a des capacités militaires limitées et sa proximité géographique avec la Chine la met dans une position particulière. New Delhi ne veut pas provoquer l’hostilité chinoise alors que les problèmes frontaliers ne sont pas réglés, comme l’ont prouvé les affrontements de la vallée de Galwan en 2020 qui ont fait vingt morts côté indien. Le ministre des Affaires étrangères indien, S. Jaishankar, lors du dialogue de Raisina en avril 2021, a insisté sur le fait que le Quad n’est pas une « OTAN asiatique ». De plus, une transformation du Quad en alliance militaire aurait également des implications stratégiques sur son partenariat avec la Russie. Traditionnellement, l’Inde a donc été perçue comme le « maillon faible » du Quad et comme un frein à l’évolution du dialogue vers une organisation plus militaire.
L’annonce d’AUKUS pourrait retirer une pression sur l’Inde au sein du Quad, « en attirant l’ire de la Chine ». L’Inde se verrait moins forcée à prendre des engagements sur le plan de la défense et pourrait ainsi conserver son autonomie stratégique en n’opérant pas ouvertement une politique de « balancing » contre la Chine. De la même façon, le Quad n’a fait aucune déclaration conjointe sur la crise en Ukraine, ce qui ne met pas l’Inde dans l’embarras par rapport à son partenaire russe. Toutefois, la réticence à se positionner sur cet enjeu pourrait lui nuire à long terme.
Enfin, la création d’AUKUS pourrait représenter une opportunité stratégique pour l’Inde si cela lui permet de développer des coopérations avec d’autres pays. Les discussions entre le premier ministre N. Modi et le président français Macron dans les heures qui ont suivi l’annonce d’AUKUS montrent que c’est notamment avec la France que la coopération pourrait s’approfondir. Les deux chefs d’État ont souligné « le rôle important que joue le partenariat entre l’Inde et la France pour promouvoir la stabilité et la sécurité dans la région ». Les deux pays organisent depuis 1998 les exercices navals bilatéraux Varuna et l’Inde a commandé 36 Rafale à la France en 2016. Comme l’avait évoqué la ministre de la Défense française, F. Parly en 2020, cet accord pourrait mener à d’autres coopérations. L’Inde est par exemple dans une position favorable pour négocier avec la France une possible vente de sous-marins Barracuda.
Considérations et recommandations pour le Canada
La création d’AUKUS a donc souligné plusieurs enjeux pour l’Inde en questionnant la fiabilité du partenaire américaine et a semblé fragiliser le Quad. Toutefois, ces inquiétudes sont nuancées par le fait qu’AUKUS renforce l’architecture de la sécurité dans l’Indopacifique et dans une certaine mesure, permet à l’Inde de se concentrer sur d’autres enjeux au sein du Quad que l’aspect militaire et de maintenir son autonomie stratégique. L’Inde est un acteur central pour la stratégie américaine dans l’Indopacifique et sa position géographique « apporte une légitimité politique particulière au plan des États-Unis pour un nouvel équilibre des puissances », ce qui évite de présenter les enjeux dans la région comme un affrontement entre l’Asie et l’Ouest.
Dans un tel contexte, le Canada « manque à l’appel ». À l’annonce d’AUKUS, le premier ministre Trudeau a rappelé que le Canada n’était pas intéressé par les sous-marins nucléaires américains. Au-delà de cet aspect matériel, le Canada est, à l’inverse de l’Australie, très peu impliqué dans l’Indopacifique ou alors de manière ponctuelle. L’évolution du Quad n’implique pas non plus directement les intérêts canadiens, mais en tant que membre du Groupe des cinq qui possède une frontière maritime sur le Pacifique, le Canada se doit d’avoir un œil sur cette région. Si un groupe de travail au sein des Affaires mondiales se penche actuellement sur la question, le Canada n’a pour l’instant pas de stratégie officielle pour l’Indopacifique. Il possède davantage un rôle de spectateur dans la région et cette position attentiste pourrait être problématique dans l’avenir. En effet, le Canada a un intérêt à défendre un ordre international fondé sur des règles et la liberté de navigation dans la région. Comme l’a défendu Tsuyoshi Kawasaki, « loin d’être à l’abri de cette lutte de pouvoir transpacifique, le Canada est au centre de celle-ci ». Il soutient que la stratégie canadienne dans la région devrait être une « politique diplomatique active en faveur des États-Unis ». Cela permettrait à Ottawa de participer à « l’affrontement juridique », notamment en mer de Chine méridionale, sans devoir supporter des coûts militaires exorbitants.
Cette stratégie pourrait-elle être mise en place avec le Quad ? Le nouveau sommet du Quad au Japon en 2022 ouvre la possibilité d’étendre le dialogue avec un Quad Plus. En 2020, la Nouvelle-Zélande, la Corée du Sud et le Vietnam avaient déjà participé à une réunion du Quad afin d’échanger sur la gestion de la pandémie et pourraient coopérer sur d’autres dossiers. La question d’une possible adhésion du Canada au Quad est également en suspens même si cela pourrait risquer de détériorer davantage ses relations avec la Chine. Le ministère canadien des Affaires mondiales a affirmé qu’en tant que nation du Pacifique, « le Canada travaille avec les quatre membres du Quad pour répondre aux enjeux communs dans la région ». Si les États-Unis semblent favorables à un élargissement du Quad, l’Inde et l’Australie sont plus réservées. Quoi qu’il en soit, un Quad Plus représente une piste d’action à considérer sérieusement.
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