La présente note stratégique soutient que, pour honorer sa promesse, le gouvernement du Canada devrait mettre en œuvre sa politique étrangère féministe (PEF) dans le cadre d’une approche globale et holistique, conjointement avec d’autres initiatives connexes liées à la sécurité et à la défense. Cette approche devrait également être conforme à l’optique intersectionnelle de l’élaboration des politiques de l’Analyse comparative entre les sexes plus (ACS+), qui a été intégrée dans tous les ministères et organismes fédéraux. Pour ce faire, nous évaluons la politique étrangère féministe du Canada en répondant à trois questions : « Qu’est-ce que la PEF du Canada et quels sont ses objectifs ? », « Qui participe à l’élaboration de la PEF du Canada ? » et « Comment la PEF est-elle mise en œuvre ? ».
Notre analyse suggère que, dans son état actuel, la politique étrangère féministe du Canada serait bonifiée en respectant plus rigoureusement les critères de l’ACS+, définis par Affaires mondiales Canada (2017) comme une évaluation des « répercussions potentielles des politiques, des programmes ou des initiatives sur divers ensembles de personnes – femmes, hommes ou autres ». Si cette note stratégique propose des recommandations concrètes en vue d’atteindre cet objectif, il encourage également les acteurs des affaires étrangères et de la défense à réfléchir aux considérations et aux principes fondamentaux en matière d’égalité des genres qui se perdent face à des approches politiques axées sur les résultats et visant le court terme.
Qu’est-ce que la PEF ?
– La PEF du Canada devrait clarifier davantage ce qu’implique une politique étrangère « féministe » du point de vue du gouvernement canadien. La politique étrangère du Canada, telle qu’elle est définie actuellement, a une portée trop limitée et reproduit des divisions inutiles et cloisonnées entre la politique étrangère, la sécurité et la défense, les droits de la personne et le développement. Une approche féministe devrait combler ces fossés et requiert une approche holistique et intersectorielle.
– Les objectifs plus larges de la poursuite d’une politique étrangère féministe ne sont pas précisés. Dans son état actuel, l’accent mis sur le lien entre une politique étrangère féministe et une plus grande efficacité dans la mise en œuvre du développement, de la démocratie et de la sécurité a entraîné des conséquences inattendues, car cette approche ne reconnaît pas la valeur intrinsèque de la diversité et de l’inclusion. Nous développons ces points ci-dessous.
Qui y participe ?
– La poursuite de la politique féministe est principalement déployée dans des canaux officiels, d’État à État, qui ne sont pas propices à la réalisation de ses objectifs au niveau du terrain. Elle doit s’accompagner d’un engagement soutenu avec les organisations de la société civile et dans des lieux où l’État n’est qu’un acteur parmi d’autres (ou carrément absent).
– Dans la même veine, la PEF du Canada ne fait pas suffisamment de place à un engagement significatif de la diversité des acteurs concernés par ce programme politique. Une PEF est par définition collaborative et inclusive, où les acteurs locaux non étatiques qui sont consultés ont leur importance dans la conception des initiatives de la PEF.
– La PEF du Canada devrait faire plus de place à la reconnaissance de diverses formes d’expertise et d’agence. Le jargon gouvernemental et les déclarations de haut niveau peuvent faire perdre de vue les objectifs de la PEF. Un engagement plus poussé des universitaires et de la société civile serait souhaitable à cet égard, afin de mieux relier les principes de la PEF à la poursuite des objectifs et des résultats en matière d’égalité des genres.
Comment est-elle mise en œuvre ?
– La PEF du Canada reste, à notre avis, trop symbolique et performative, ainsi que hiérarchisée dans sa conception et sa mise en œuvre.
– Une politique étrangère féministe devrait plutôt être conçue et mise en œuvre d’une manière suffisamment souple pour permettre une programmation sensible au contexte dans divers milieux régionaux, nationaux et sociétaux.
– La politique étrangère du Canada est fortement axée sur le court terme et n’accorde pas suffisamment d’attention au moyen et au long terme, ni aux liens entre les objectifs à court, moyen et long terme. Elle est également en tension et en contradiction avec d’autres aspects de notre politique étrangère et de sécurité, d’où la nécessité d’une vision plus holistique, pour identifier et résoudre ces divergences.
Comme nous l’expliquons plus en détail ci-dessous, le fait de ne pas s’attaquer rapidement à ces limites entraverait concrètement la capacité du gouvernement canadien à atténuer le risque d’effets contre-productifs et de conséquences négatives involontaires qui s’avéreront de plus en plus difficiles à inverser avec le temps. Certains de ces effets négatifs potentiels sont directement liés au programme féministe ; d’autres ont trait à des objectifs de politique étrangère et de sécurité où le lien avec les objectifs féministes – et plus largement avec la sensibilité au genre – n’est peut-être pas évident, mais néanmoins significatif.
Quoi : La portée et les objectifs de la PEF du Canada
Introduite en 2017 par le gouvernement du premier ministre Justin Trudeau, la politique étrangère féministe du Canada prétend adopter une « approche explicitement féministe de […] la politique étrangère et du développement international pour cibler l’égalité des genres et l’autonomisation des femmes et des filles » (Lamensch 2020, traduction libre). Selon Affaires mondiales Canada, la politique étrangère féministe « reconnaît que le fait de favoriser des sociétés ouvertes, inclusives et fondées sur les droits, dans lesquelles toutes les personnes, quel que soit leur genre, peuvent pleinement tirer parti d’une participation égale à la vie économique, politique, sociale et culturelle, constitue un moyen efficace de construire une société plus sûre et un monde plus prospère » (Affaires mondiales Canada).
La portée de la PEF du Canada
Au-delà de cette déclaration, nulle part le gouvernement canadien ne définit explicitement l’adjectif « féministe » dans sa politique étrangère féministe. Là où il s’en rapproche le plus, c’est dans la Politique d’aide internationale féministe (PAIF) du Canada, qui stipule qu’ « une approche féministe en matière d’aide internationale reconnaît que la promotion de l’égalité des genres et du renforcement du pouvoir des femmes et des filles exige la transformation des normes sociales et des relations de pouvoir ». (Affaires mondiales Canada). Cependant, les priorités qu’Affaires mondiales Canada identifie dans les documents publics et dans ses interventions endossent généralement les fondements néolibéraux de l’ordre international plutôt que de les réformer ou de les remettre en question. Cela introduit une tension fondamentale entre les objectifs des politiques d’un point de vue féministe, car une PEF qui ne cherche pas à changer les relations de pouvoir hiérarchiques dans l’ordre international ne peut ouvrir des possibilités significatives et durables pour transformer et surmonter les inégalités et les marginalisations qui résultent directement des pratiques néolibérales. Bien qu’il soit peu probable qu’une telle tension soit résolue de sitôt, les moyens de l’atténuer devraient être sérieusement envisagés. En effet, si l’on se concentre sur l’inclusion et l’autonomisation des femmes en tant qu’individus sans une politique mondiale plus transformatrice, il est peu probable que l’on puisse compenser, et encore moins changer, les structures hiérarchiques qui contribuent à la marginalisation des femmes et d’autres groupes sous-représentés ou désavantagés.
Recommandation : Tout en travaillant à l’inclusion et à l’émancipation des femmes, le gouvernement canadien devrait également envisager les changements à apporter aux institutions qui perpétuent la marginalisation des femmes et des groupes sous-représentés ou désavantagés.
Une approche féministe de la diplomatie commence également par l’écoute des personnes en marge de la société. Dans ce domaine, le Canada a été à l’avant-garde de la promotion des droits des femmes et des filles, ainsi que de l’égalité des genres et des sexes dans les pays touchés par des conflits et au-delà. Il s’agit d’un domaine où le gouvernement canadien a adopté une position activiste. Il a défendu la cause des droits des femmes et pris la parole pour défendre les femmes en danger dans leur pays d’origine, parfois au détriment de ses relations diplomatiques. Il a également pris des engagements concrets à l’appui de ce programme. En particulier, le nouveau Fonds Égalité permettra effectivement aux organisations locales de femmes dans les pays touchés par des conflits de mener à bien leur travail de médiation et de consolidation de la paix. Ces succès peuvent inspirer la manière dont la PEF du Canada est déployée dans d’autres domaines et champs d’action, tout en tenant compte des spécificités de chaque contexte.
Les objectifs d’une politique étrangère féministe
Le Canada estime qu’une politique étrangère féministe apportera plus d’efficacité et de productivité pour vaincre la pauvreté et favoriser le développement durable et la paix. Le problème de cette conception est double : l’accent mis sur l’efficacité ne reconnaît pas que l’égalité des genres et la diversité sont des valeurs qui valent la peine d’être poursuivies en soi, plutôt qu’instrumentalisées; ce faisant, la PEF du Canada, telle qu’elle est actuellement formulée, fait peser des attentes et des responsabilités élevées (liées au genre) sur les épaules des femmes et des communautés marginalisées, renforçant involontairement les stéréotypes liés au genre.
Selon la Politique d’aide internationale féministe (PAIF) du Canada, les femmes et les filles sont de puissants agents de changement qui « ont la capacité de transformer leurs ménages, leurs sociétés et leurs économies ». La promotion de l’égalité des genres, selon la PAIF, entraînera une forte croissance économique, augmentant le produit intérieur brut mondial de 12 000 milliards de dollars en une seule décennie. Elle contribuera également à réduire les niveaux mondiaux d’extrême pauvreté de 12 % et la faim chronique de 17 %, apportant aide et espoir à 150 millions de personnes dans le monde (Affaires mondiales Canada). Que cela soit voulu ou non, la PAIF relie donc l’inclusion des femmes aux avancées sociales et économiques. S’il est parfois nécessaire de convaincre des gouvernements et des sociétés autrement réticents de considérer les avantages apportés par l’égalité des genres, une telle approche risque d’affaiblir les valeurs normatives d’équité et de diversité, qui devraient être considérées comme des fins en soi.
Recommandation : Le Canada a eu tendance à présenter les arguments en faveur de l’inclusion comme la chose intelligente à faire plutôt que comme la bonne chose à faire. Si une logique instrumentale peut être nécessaire pour convaincre les parties réticentes, il est important que la PEF du Canada ne perde pas de vue l’importance des valeurs normatives d’équité et de diversité, qui devraient être poursuivies comme des fins en soi.
Le gouvernement du Canada considère l’augmentation de la participation des femmes au maintien de la paix comme une question d’efficacité opérationnelle. Les femmes dans les missions de maintien de la paix présenteraient des avantages pratiques, notamment la possibilité de fouiller d’autres femmes aux points de contrôle, de faciliter l’accès aux hommes et aux femmes de la région et de servir de modèles aux femmes et aux filles de la région. Pourtant, à ce jour, il n’existe aucun lien avéré entre une augmentation du nombre de femmes en uniforme chargées du maintien de la paix et l’efficacité opérationnelle, en partie parce que les effets sont difficiles à retracer et à mesurer, mais aussi parce qu’ils ne seront probablement pas observables à court terme. De nombreux arguments en ce sens sont normatifs et fondés sur des hypothèses genrées et trompeuses concernant les qualités et les attributs des femmes, plutôt que de refléter une évaluation de leurs rôles et fonctions réels au sein des opérations de paix.
La PEF du Canada fait peser un fardeau supplémentaire sur les épaules des femmes en uniforme dont la présence dans les missions de maintien de la paix est censée aider à alléger le fardeau émotionnel que représente le traitement des survivants et contribuer à contrôler le comportement de leurs collègues masculins, prétendument en les dissuadant de commettre des inconduites sexuelles par leur seule présence. De même, l’accent mis sur les femmes en tant qu’agents de la paix dans leurs communautés, y compris dans le contexte des processus de paix, fait peser une responsabilité supplémentaire (et injuste) sur les femmes tout en la retirant aux hommes, qui restent les principaux auteurs de la violence sexiste dans les conflits.
S’il est important de mettre l’accent sur l’action des femmes, il existe également un risque de reproduire involontairement des stéréotypes sexistes et de faire obstacle à un changement transformateur au niveau communautaire. En effet, la plupart de ces attentes sont ancrées dans des hypothèses répandues selon lesquelles les femmes sont pacifiques, naturellement enclines et capables d’accomplir des tâches interpersonnelles spécifiques, notamment en tant qu’aidantes émotionnelles ou en tant que championnes systématiques des questions relatives aux femmes en général, quel que soit le contexte. Ces suppositions ignorent les cas de violence perpétrée par les femmes, et ajoutons-le, dans le souci de leurs propres intérêts, et pas seulement ceux d’hommes manipulateurs.
De même, la PEF du Canada renforce involontairement les stéréotypes genrés lorsqu’elle affirme que « les preuves démontrent que les femmes consacrent une plus grande partie de leur revenu au profit de leurs enfants, améliorant ainsi la nutrition, la santé et les possibilités d’éducation de la génération future ». Si les données peuvent étayer de telles déclarations, elles ne tiennent pas compte des conditions structurelles qui créent de telles réalités et façonnent l’action des femmes, notamment par le biais de la socialisation genrée des femmes et des hommes. Plus important encore, le fait de s’appuyer sur de tels récits pour justifier la PEF enferme les femmes dans des comportements spécifiques et pose des conditions à leur inclusion et leur participation, alors que ces conditions et attentes ne sont pas imposées aux hommes.
Recommandation : Dans la mesure où ses initiatives et ses programmes mettent l’accent sur l’action des femmes, le Canada doit veiller à ne pas reproduire involontairement les stéréotypes liés au genre, posant ainsi les conditions de leur inclusion et de leur participation.
Qui : Identifier et s’engager avec un large éventail de partenaires
Une politique étrangère féministe est par définition inclusive et collaborative. Elle est également très consciente des asymétries de pouvoir et de la manière dont elles peuvent entraver la coopération. Depuis 2017, le gouvernement du premier ministre Justin Trudeau a pris un certain nombre de mesures pour rétablir les ponts avec la société civile et les experts, que ce soit au sein ou en dehors du milieu académique. En effet, un éventail d’acteurs sociétaux a été consulté dans le cadre de la préparation du lancement du Plan national d’action du Canada consacré aux femmes, à la paix et à la sécurité et de l’Initiative Elsie. Davantage d’efforts devraient être déployés pour s’engager auprès de différentes parties prenantes dans divers endroits du « Sud global ». Bien que nous tenions à reconnaître l’importance des consultations de la société civile qui ont eu lieu dans le cadre des réunions du G7, de la réunion des femmes ministres des Affaires étrangères à Montréal en 2018, de la Conférence des Nations unies sur le maintien de la paix à Vancouver, de la conférence sur la liberté des médias et de la Coalition pour l’égalité des droits, l’absence d’engagement cohérent et soutenu avec les parties prenantes non occidentales dans les régions et les localités où cette politique étrangère est mise en œuvre risque de teinter la PEF du Canada de connotations paternalistes et occidentalo-centrées, créant une résistance inutile et évitable qui peut, dans certains cas, avoir peu à voir avec le cœur même d’un programme féministe. Compte tenu de l’engagement mondial limité du Canada à ce jour et de l’impact des décisions de fermer un certain nombre d’ambassades canadiennes ou de réduire leur personnel, en particulier dans les pays du Sud global, les tentatives de déploiement d’une PEF exigeront du gouvernement canadien qu’il établisse un pont entre son expertise, ses ressources et ses programmes avec des partenaires qui sont déjà investis, ou qui sont au moins intéressés (sans doute en raison d’un ensemble de facteurs stratégiques et normatifs) à élaborer et/ou à mettre en œuvre des politiques étrangères féministes et/ou des plans d’action nationaux sur les Femmes, la paix et la sécurité (FPS).
Dans la région Asie-Pacifique, au-delà des champions « occidentaux » engagés dans des discussions régionales sur l’agenda FPS (tels que l’Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis), le Japon et l’Indonésie sont les acteurs les plus bruyants, bien que d’autres, comme la Malaisie et Singapour, pourraient prendre de la vitesse. Il y a cependant une grande résistance à l’agenda FPS de la part d’autres gouvernements qui se méfient des implications de peindre les questions d’égalité des genres avec un pinceau de sécurité et le perçoivent comme un autre cheval de Troie pour une intervention non désirée dans leurs affaires intérieures. Néanmoins, l’ANASE et les institutions connexes où elle exerce une « centralité », comme le Sommet de l’Asie de l’Est et le Forum régional de l’ANASE (dont le Canada est membre) ont adopté des déclarations et d’autres initiatives sur l’agenda FPS qui ouvrent de nouveaux points d’entrée. Un élan similaire est observable dans les réseaux régionaux d’experts non gouvernementaux et de la société civile. Au Moyen-Orient, le Canada a appuyé la Jordanie, le Liban et l’Autorité palestinienne dans leurs premières démarches importantes. En Afrique, des organisations régionales comme l’Union africaine, la Communauté de l’Afrique de l’Est et la Communauté de développement de l’Afrique australe ont pris l’initiative d’élaborer des outils et des politiques favorables aux femmes, tandis que certains pays ont été plus proactifs que d’autres dans la priorisation des approches féministes en matière de politique étrangère, de développement et de sécurité.
Le consensus croissant selon lequel une approche sensible au genre en matière de politique étrangère et de sécurité est un marqueur nécessaire des « cool kids » dans la cafétéria mondiale de la politique internationale offre de nouvelles opportunités pour le Canada de contribuer à la pression collective par les pairs, de montrer l’exemple et de fournir un soutien aux autres « entrepreneurs de normes », gouvernementaux et non gouvernementaux, de manière constructive.
Recommandation : La PEF du Canada doit prévoir la meilleure façon de s’engager avec les États nouvellement engagés dans une approche de la politique, du développement et de la sécurité fondée sur le féminisme ou le genre. L’approfondissement de l’engagement avec ces partenaires peut les aider à tracer leur propre voie vers une PEF tout en consolidant les objectifs de la politique étrangère du Canada. Le Canada devrait également être plus attentif aux sources de résistance et aux préoccupations concernant les connotations occidentales/libérales de la PEF et des concepts connexes tels que les Femmes, la paix et la sécurité, et élaborer des stratégies pour atténuer ces préoccupations.
La promotion et la mise en œuvre du programme de la PEF du Canada à l’étranger exigent d’étendre sa portée au-delà d’une approche centrée sur l’État. Si les approches féministes et basées sur le genre des enjeux qui sous-tendent notre politique étrangère demeurent peu familières, et dans certains cas menaçantes pour d’autres États, une myriade d’acteurs sociétaux ont fait ce travail à partir de zéro bien avant que le Canada ne songe à élaborer une politique étrangère féministe. Ces efforts du bas vers le haut ont joué un rôle majeur dans l’ouverture des mentalités au niveau gouvernemental, de sorte que ce « nouveau » programme puisse également s’y développer. Ainsi, la mise en œuvre de la PEF du Canada à l’étranger nécessite l’identification et un partenariat soutenu avec des acteurs et des espaces où le programme peut être poursuivi par (et avec) des acteurs non étatiques, tels que des experts et la société civile. Pour l’instant, le Canada a surtout compté sur ses ONG partenaires internationales pour établir des liens avec ces acteurs et ces espaces. Cependant, la recherche féministe met en garde contre l’hypothèse selon laquelle les ONG occidentales et axées sur le genre vont nécessairement relayer fidèlement les opinions et les priorités de leurs partenaires du Sud global. Le Canada doit utiliser des canaux directs, formels et informels, et avoir des yeux et des oreilles sur le terrain pour identifier ces points d’origine locaux et ascendants et trouver des moyens d’intégrer et de soutenir ces perspectives et ces efforts. Ce type d’engagement est susceptible de modifier les structures de pouvoir traditionnelles, ce qui est nécessaire pour établir les conditions d’une paix et d’une sécurité durables à long terme.
Recommandation : La promotion et la mise en œuvre du programme de la PEF du Canada à l’étranger nécessitent l’identification des acteurs et des espaces où ce programme peut être mis en œuvre par et avec des acteurs non étatiques, ainsi qu’un partenariat durable avec ces acteurs. Le Canada doit accroître sa capacité à identifier ces points d’origine locaux, à établir des liens directs avec eux et à trouver des moyens d’intégrer et de soutenir ces perspectives et ces efforts.
Le langage utilisé pour spécifier les objectifs de la politique étrangère et de sécurité limite en soi le champ d’action possible de manière parfois imprévisible et involontaire, avec des implications pour le type de parties prenantes qui finissent par être impliquées. Par exemple, le langage « Femmes, paix et sécurité », bien qu’il soit maintenant familier aux acteurs de la société civile engagés dans le travail de consolidation de la paix, reste étranger et, en fait, attire la suspicion d’un plus large éventail d’ONG féministes et autres travaillant sur des questions relatives aux droits humains, au changement climatique, à la santé maternelle et à d’autres questions de développement. En outre, l’agenda FPS a été adopté plus naturellement par les acteurs de l’élite des organisations de la société civile dans les capitales du Sud global qui sont déjà bien connectés et plongés dans les réseaux, débats et partenariats occidentaux sur la sécurité, l’intervention humanitaire et le maintien de la paix. En revanche, les organisations de terrain et les acteurs communautaires dans les endroits où la plupart des activités de base visant à encourager la tolérance, la confiance dans les relations intercommunautaires et à soutenir les processus de paix de manière à contribuer aux objectifs plus larges qui sous-tendent l’agenda FPS, n’ont pas adopté ce langage, et ce pour deux raisons principales. Premièrement, le langage de l’ONU est souvent perçu par ces acteurs comme élitiste, paternaliste, conservateur et centré sur l’Occident. Deuxièmement, bon nombre de ces acteurs considèrent que la « sécurité » est, au pire, le langage du gouvernement, souvent utilisé pour justifier des politiques qui restreignent les libertés civiles, voire menacent la vie même des militants et des communautés avec lesquels ils travaillent; ou, au mieux, qu’elle sort du cadre de leur expertise et de leur mandat. À leur tour, de nombreux acteurs de la société civile qui traitent directement de la paix et de la sécurité (humaine) n’ont pas encore intégré les considérations de genre dans leur plaidoyer et leur travail de fond, et ne s’identifient pas comme des organisations féministes. Cela est souvent dû non pas à un manque d’intérêt, mais à un manque de ressources matérielles et humaines. En effet, de nombreuses organisations de la société civile impliquées dans ce travail restent dominées par les hommes, tandis que les dossiers relatifs au genre auront tendance à être attribués et portés, en premier lieu, par le personnel et les activistes féminins, parfois en plus de leur charge de travail antérieure. Si, dans de nombreux cas, la prise de conscience de ce fossé est reconnue, ces acteurs ne sont pas (encore) aussi bien équipés pour poursuivre des objectifs explicitement féministes que les organisations féministes et/ou de femmes qui se tiennent à l’écart de la « paix et de la sécurité ». Bien que les deux côtés de ce fossé de la société civile soient peuplés d’acteurs pertinents, le langage du « féminisme », du « FPS » et même de la « politique étrangère » [mais aussi de la « sécurité » ou de la « défense »] en lui-même, surtout lorsque ces termes sont utilisés de manière isolée, risque d’empêcher notre capacité à identifier et à intégrer ces différentes perspectives dans la conception et la mise en œuvre des politiques.
Recommandation : Lorsqu’il s’engage avec les parties concernées, le Canada devrait prêter attention au langage qu’il utilise et évaluer la manière dont ce langage est susceptible d’être reçu et perçu, afin de s’assurer qu’il n’exclut pas involontairement des parties importantes. En outre, le Canada devrait envisager des moyens de soutenir les parties prenantes au-delà du renforcement des capacités, étant donné que les limites proviennent souvent non pas d’un manque d’intérêt ou même d’expertise, mais de ressources financières et humaines appropriées.
Comment la PEF du Canada est-elle mise en œuvre ?
Dans sa forme actuelle, la politique étrangère féministe du Canada a peu de chances d’atteindre ses objectifs parce que 1) elle a suivi une approche qui mise sur la représentation plutôt qu’une réelle inclusion des femmes, 2) elle reproduit des divisions cloisonnées et inutiles dans les domaines de la politique étrangère, comme la sécurité, les droits humains et le développement, qu’une approche féministe exigerait d’aborder de façon holistique, intersectorielle et moins centrée sur l’Occident, et 3) elle a privilégié le symbolisme au processus.
La PEF du Canada a une portée limitée et est orientée vers une approche qui mise sur la représentation plutôt qu’une réelle inclusion des femmes
L’Initiative Elsie pour les femmes dans les opérations de paix, qui vise à augmenter le nombre de femmes casques bleus, a été un projet phare de la PEF du Canada. Si l’augmentation de la participation significative des femmes en uniforme dans les opérations de l’ONU est un objectif louable, une politique de sécurité et de défense féministe doit aller au-delà de l’augmentation du nombre de femmes en uniforme et du démantèlement des barrières empêchant le recrutement de corps féminins dans les institutions de sécurité. Le problème est double : d’une part, et comme nous l’avons vu plus haut, une logique instrumentaliste sous-tend la nécessité d’augmenter le nombre de femmes en uniforme. D’autre part, étant donné que la plupart des troupes de maintien de la paix sur le terrain sont recrutées dans les pays du Sud global, ces pays sont pressés d’introduire rapidement des politiques sensibles au genre pour accueillir les femmes à un rythme beaucoup plus rapide que les pays du Nord global. Le résultat est peu féministe : les femmes en uniforme du Sud global sont rapidement intégrées dans l’armée, mais on leur assigne des fonctions genrées qu’elles sont censées mieux remplir, par exemple l’assistance aux survivantes de violences sexuelles liées à des conflits, et elles sont soumises à une pression accrue pour porter le fardeau de la sécurité en atteignant les objectifs des missions de l’ONU sensibles au genre. Dans ce processus, il n’y a pas d’appréciation réelle des préjugés et des exigences supplémentaires en matière de travail auxquels les femmes sont confrontées, en particulier dans l’armée mais aussi à la maison avant d’être déployées, ni de compréhension profonde des contextes locaux et internationaux dans lesquels les troupes sont déployées. La perspective de l’ACS+ impliquée dans l’Initiative Elsie du Canada devrait réorienter ses efforts en faveur de la socialisation et de la formation avant d’envoyer des femmes en uniforme du Sud global servir dans des missions de maintien de la paix où on leur demande de porter un double fardeau et d’être cataloguées dans des rôles sexués. Cela est sans compter les pressions qui les suivent sur place lorsque les systèmes de soutien appropriés ne sont pas en place dans leur pays. En outre, la crise actuelle des Forces armées canadiennes en matière d’inconduite sexuelle, un échec manifeste en matière d’intégration et d’inclusion des femmes, ainsi que d’autres problèmes omniprésents qui font écho à des questions similaires à celles abordées ici en relation avec les partenaires du Sud global, jettent une ombre sur la légitimité du Canada en tant qu’instigateur de l’Initiative Elsie.
Recommandation : Nous recommandons de soutenir la conception et la mise en œuvre d’une réforme à long terme du secteur de la sécurité qui tienne compte de la dimension de genre, par le biais de changements progressifs visant à transformer la culture des forces armées dominée par les hommes, et à faciliter l’intégration des femmes et l’acceptation des compétences et des capacités du personnel militaire féminin à tous les niveaux de décision.
Une politique étrangère féministe ne peut fonctionner en silos
Une PEF est holistique dans son approche. Elle exige que des principes féministes guident toutes les décisions de politique étrangère. Ce n’est pas le cas actuellement au Canada. Par exemple, alors que le Fonds Égalité financera des médiatrices en Afrique de l’Ouest, le Canada a également soutenu le secteur de l’industrie extractive par le biais d’Exportation et développement Canada. Plusieurs entreprises de l’industrie extractive n’ont pas respecté les droits des populations autochtones, ont mis en péril la sécurité alimentaire et économique des femmes rurales, et ont dénaturé le travail de ces femmes médiatrices. Cette déconnexion entre les secteurs et les initiatives peut entraîner la mise en œuvre simultanée de politiques incompatibles. Par exemple, les femmes rurales du Liberia ont reçu une formation afin de pouvoir négocier avec les sociétés d’industries extractives et s’engager dans des ateliers alternatifs de génération de revenus, car elles ne peuvent plus exploiter et vendre les plantations de manioc qu’elles cultivent depuis des générations. À moins de reconsidérer le soutien à l’expansion des industries extractives dans le pays, une telle formation risque de coopter plutôt que de dynamiser la participation économique des femmes. De même, l’incohérence entre le soutien du Canada aux femmes yéménites pacificatrices et la décision du gouvernement Trudeau de reprendre la vente d’armes à l’Arabie saoudite a également été largement décriée.
Recommandation : Les politiques de sécurité et de défense et les politiques de développement économique ne peuvent être séparées si l’on veut éviter les incohérences et les contradictions.
En outre, les composantes de paix et de sécurité d’une politique étrangère féministe ne peuvent être correctement valorisées et mises en œuvre à l’étranger, et dans des régions et des États spécifiques, sans qu’une plus grande attention soit accordée aux compréhensions préalables et existantes de ce que signifie la « sécurité » et de la manière dont elle est définie dans divers secteurs. Dans la mesure où l’intersection entre le genre et la sécurité, par exemple, est un sujet relativement nouveau et, à bien des égards, encore peu familier, elle est nécessairement interprétée à travers le prisme de concepts connexes. L’un de ces concepts est la « sécurité humaine », qui comporte des connotations occidentalo-centrées dans de nombreux contextes, en particulier dans sa compréhension plus étroite (et politiquement sensible) de « l’absence de menace » et son association avec les éléments plus sensibles et interventionnistes des principes de la « responsabilité de protéger ».
La résistance de certains partenaires du Canada à l’intégration du genre dans les politiques, ou au programme des FPS en particulier, a moins à voir avec la substance du programme (bien que cela fasse partie de l’équation) qu’avec une hyper vigilance quant à ses origines et à l’identité de ses défenseurs. Que cette prudence soit légitime ou déplacée, sans un ancrage adéquat dans les discours et pratiques de sécurité locaux, combiné à un soutien aux acteurs déjà impliqués dans la conception et la promotion de politiques basées sur le genre à l’intersection de la sécurité et du développement, l’agenda féministe du Canada à l’étranger ne peut réussir. Il ne peut pas non plus être soutenu par une approche unique.
La politique étrangère féministe du Canada doit également reconnaître les limites des composantes militaristes de l’agenda FPS. Celles-ci servent principalement à renforcer la capacité des acteurs et des secteurs qui, dans de nombreux contextes, produisent en fait de l’insécurité pour les groupes marginalisés de la société, notamment les femmes, mais aussi les peuples autochtones, la communauté LGBTQ2 et d’autres groupes minoritaires. En outre, une approche militarisée du genre, de la paix et de la sécurité se heurtera nécessairement à une résistance dans des secteurs et des contextes où la sécurité a traditionnellement été définie de manière « non traditionnelle » (d’un point de vue occidental) et globale, soulignant sa relation étroite avec le développement. En Asie du Sud-Est et en Asie-Pacifique, par exemple, ce lien entre sécurité et développement est au cœur de la façon dont les gouvernements, les experts et les milieux de la société civile abordent la politique étrangère et de sécurité depuis leur création.
Tout en restant conscient des connotations négatives associées à la « sécurité humaine » dans certains contextes, l’adoption d’une définition explicitement plus large de la sécurité permettrait au Canada d’inclure des formes non militarisées de sécurité (sécurité alimentaire, sécurité environnementale, sécurité sanitaire) et de tenir compte de la manière dont les différentes parties concernées comprennent l'(in)sécurité, de la façon dont elles s’attaquent à ces insécurités et de ce dont elles ont besoin pour se sentir plus en sécurité. Par exemple, l’accès aux services de santé sexuelle et reproductive est essentiel pour les femmes et les filles. Dans les pays en développement disposant de peu de ressources, les services de santé maternelle sont ceux qui souffrent le plus de manque de fonds. En cas de pandémie ou de maladie virale grave, le système de soins de santé est faussé, car toutes les ressources locales sont transférées pour combattre la maladie. Certaines études montrent que le taux de mortalité maternelle en Sierra Leone a augmenté au même rythme que les cas d’Ebola, étant donné que les services de soins maternels et autres services de gynécologie n’étaient plus disponibles. Dans les pays ayant accès à des ressources, la santé sexuelle et reproductive peut également constituer une question de sécurité importante, car un nombre croissant d’États ont cherché ou cherchent à limiter l’accès à l’interruption de grossesse.
Recommandation : Le Canada devrait prêter attention à la manière dont ses partenaires et les autres parties impliquées comprennent la sécurité. Il devrait également reconnaître et chercher à compenser le fait que les aspects militaristes de son programme FPS servent à renforcer la capacité des acteurs et des secteurs qui, dans de nombreux contextes, produisent en fait de l’insécurité pour les groupes marginalisés de la société, y compris, mais sans s’y limiter, les femmes.
Une PEF est autant une question de processus que de substance
La manière dont la PEF du Canada est actuellement mise en œuvre mérite un examen approfondi. Dans l’état actuel des choses, le Canada devra clarifier son approche en matière de création de partenariats au pays et à l’étranger, en plus de préciser la dimension temporelle de ses interventions dans le cadre de la PEF et de reconsidérer la manière dont il évalue les progrès.
Créer des partenariats
Lorsqu’on examine les tendances de l’engagement international du Canada, on constate qu’elles ont été largement motivées par des politiques d’alliance, des intérêts économiques ou des exigences liées à l’appartenance à des organisations internationales. Maintenir et développer des partenariats plus diversifiés au pays et à l’étranger est une condition de réussite.
Au Canada, la PEF du Canada peut et doit servir à encourager les réponses de l’ensemble du gouvernement, mais aussi de l’ensemble de la société, avec la prochaine itération du Plan national d’action du Canada consacré aux femmes, à la paix et à la sécurité. Il convient toutefois de noter que la nomination d’un ambassadeur pour les Femmes, la paix et la sécurité issu de la société civile est un développement encourageant. À l’étranger, l’établissement de partenariats avec des acteurs respectant à divers degrés les principes féministes est un jeu d’équilibre. Tout d’abord, le gouvernement du Canada devra définir des principes directeurs d’engagement et d’intervention qui favorisent et défendent les droits humains. Cela ne signifie pas que le Canada doit faire cavalier seul, mais plutôt que la prise de décision et les coalitions doivent être guidées d’abord et avant tout par les principes de la PEF. Le Canada pourrait trouver des partenaires « naturels » auprès de la Suède, de la France, du Mexique et du Luxembourg, pour commencer, étant donné que ces pays ont également adopté des politiques étrangères dites féministes, sous une forme ou une autre. Deuxièmement, il devra également sortir de ses schémas établis pour établir des partenariats institutionnalisés avec des partenaires du Sud global. Troisièmement, le Canada doit aussi énoncer ses objectifs féministes lorsqu’il poursuit des relations diplomatiques avec des pays comme l’Arabie saoudite, ainsi qu’avec des pays comme la Hongrie, la Pologne et le Kenya qui ne respectent pas les droits des femmes et l’égalité des genres. Là aussi, il est nécessaire de financer et d’écouter ceux qui sont en marge. Quatrièmement, le Canada ne devrait pas négliger l’engagement avec les pays qui ont exprimé des préoccupations concernant les objectifs de la PEF, y compris ceux qui sont liés à l’agenda FPS.
Recommandation : Au fur et à mesure qu’il établit les partenariats essentiels au succès de sa PEF, le Canada doit définir des principes directeurs d’engagement et d’intervention qui favorisent et défendent l’égalité des genres. Il doit également établir de nouveaux partenariats, en particulier dans les pays du Sud global, et préciser ses objectifs féministes dans ses engagements avec les pays qui expriment des préoccupations au sujet des objectifs de la PEF ou qui ne respectent tout simplement pas les droits des femmes et l’égalité des genres.
Relier le court, le moyen et le long terme
Identifier, traiter et transformer les relations de pouvoir et les inégalités structurelles qui ont fait obstacle à l’inclusion des femmes et à l’égalité des genres demande du temps. Les initiatives à court terme visant à inclure les femmes doivent être complétées par des initiatives à plus long terme visant à changer les mentalités des sociétés, notamment par des programmes de socialisation et un accent sur l’éducation. Mais les politiques étrangères survivent rarement aux changements de gouvernement. Bien qu’il y ait généralement un accord entre les partis sur la PEF du Canada, il subsiste des différences importantes dans la façon dont les différents partis fédéraux canadiens comprennent les priorités qui y sont associées. En d’autres termes, il faut veiller à ce que l’orientation de la PEF du Canada ne change pas radicalement avec les changements de gouvernement. Un pas important dans cette direction a été franchi lorsque le Parlement a approuvé le principe du financement pluriannuel qui, selon le Rapport au Parlement sur l’aide au développement officielle du gouvernement du Canada 2017-2018, offre aux partenaires du Canada un degré d’assurance à des fins de planification et la souplesse nécessaire pour répondre aux conditions changeantes sur le terrain.
Recommandation : Parce que l’inclusion des femmes et l’égalité des genres nécessitent des transformations structurelles, une PEF doit s’inscrire dans la durée. Elle doit compléter les initiatives à court terme par des efforts structurels à plus long terme.
Reconsidérer les évaluations basées sur les performances
Puisque les changements structurels sont des processus à long terme, les méthodes d’évaluation qui empruntent la logique de la gestion axée sur les résultats sont vouées à faire échouer tant les ambitions de la PEF du Canada que les attentes des partenaires de la PEF du Canada. Le modèle privilégié pour la mesure du rendement, avec ses indicateurs et ses mesures essentiellement quantitatives, est mal adapté pour faire état des relations de pouvoir et pour évaluer la progression réelle des individus bénéficiant des programmes issus de la PEF du Canada. Les évaluations basées sur la performance illustrent également la manière dont certains résultats sont quantifiés et « comptent », alors que d’autres effets difficiles à mesurer des politiques ne sont pas documentés et passent inaperçus. Ce qui est mesuré « dépend également des problèmes qui semblent politiquement importants ». Le choix de mesures et d’indicateurs quantitatifs peut permettre de savoir, par exemple, combien de femmes étaient présentes à une certaine réunion, combien de femmes en uniforme sont déployées dans une mission de paix des Nations unies ou combien d’ateliers ont été organisés sur des sujets pertinents. Cependant, ils ne permettent pas de savoir si et comment les voix des femmes ont été prises au sérieux, ou si les femmes en uniforme sont censées utiliser des compétences « féminisées » et accomplir des tâches « genrées » telles que la liaison avec la population locale, en particulier les femmes et les filles. Lorsque des descriptions qualitatives sont incluses dans les évaluations, elles tendent à accompagner, expliquer et illustrer par des exemples les « faits concrets » produits par les indicateurs quantitatifs. Cela est important, car seules certaines pratiques et certains résultats à court terme sont rendus visibles.
Deuxièmement, bien que l’on pense généralement que l’utilisation d’évaluations basées sur les performances fournit une évaluation neutre et impartiale, ainsi qu’un point de référence universel pour la comparaison, la sélection d’indicateurs et d’outils de mesure particuliers a des conséquences. Par exemple, si Affaires mondiales Canada souhaite mesurer l’impact de sa politique d’aide internationale féministe sur « les personnes les plus pauvres et les plus vulnérables », cette catégorie comprendra des personnes aussi variées que les veuves, les personnes handicapées, les jeunes, les personnes âgées, etc. qui sont très différentes les unes des autres, ce qui entraîne un processus analytique en contradiction avec la méthodologie promue par l’ACS+. En outre, les indicateurs et les mesures sont orientés vers la désignation de « meilleures pratiques » et de normes de performance implicites en présentant des exemples de réussite de ces « femmes vulnérables » qui ont surpassé les autres. Ces jugements seront à leur tour utilisés pour prendre des décisions sur le pays ou la communauté dans lesquels nous devrions investir à l’avenir, laissant de côté les valeurs inclusives fondamentales sur lesquelles une PEF est promulguée.
Recommandation : Étant donné que les évaluations basées sur les résultats ne peuvent pas saisir les changements dans les relations de pouvoir ou les inégalités structurelles, ni évaluer adéquatement une augmentation de l’autonomisation individuelle, Affaires mondiales Canada devrait développer des moyens plus sophistiqués et appropriés d’évaluer le changement.
En conclusion, cette note stratégique s’est appuyée sur l’outil ACS+ pour examiner la PEF du Canada et l’a jugée insuffisante. L’approche canadienne privilégiant la représentation des femmes ne permet pas de s’attaquer aux asymétries de pouvoir et aux inégalités structurelles qui sous-tendent l’exclusion des femmes et l’inégalité entre les genres. Pour que la PEF canadienne réponde aux espoirs de ses partisans, un effort sérieux de définition, d’inclusion et de mise en œuvre réfléchie est nécessaire.
Liste des recommandations
- Tout en travaillant à l’inclusion et à l’émancipation des femmes, le gouvernement canadien devrait également envisager les changements à apporter aux institutions qui perpétuent la marginalisation des femmes et des groupes sous-représentés ou désavantagés.
- Le Canada a eu tendance à présenter les arguments en faveur de l’inclusion comme la chose intelligente à faire plutôt que comme la bonne chose à faire. Si une logique instrumentale peut être nécessaire pour convaincre les parties réticentes, il est important que la PEF du Canada ne perde pas de vue l’importance des valeurs normatives d’équité et de diversité, qui devraient être poursuivies comme des fins en soi.
- Dans la mesure où ses initiatives et ses programmes mettent l’accent sur l’action des femmes, le Canada doit veiller à ne pas reproduire involontairement les stéréotypes liés au genre, posant ainsi les conditions de leur inclusion et de leur participation.
- La PEF du Canada doit prévoir la meilleure façon de s’engager avec les États nouvellement engagés dans une approche de la politique, du développement et de la sécurité fondée sur le féminisme ou le genre. L’approfondissement de l’engagement avec ces partenaires peut les aider à tracer leur propre voie vers une PEF tout en consolidant les objectifs de la politique étrangère du Canada. Le Canada devrait également être plus attentif aux sources de résistance et aux préoccupations concernant les connotations occidentales/libérales de la PEF et des concepts connexes tels que les Femmes, la paix et la sécurité, et élaborer des stratégies pour atténuer ces préoccupations.
- La promotion et la mise en œuvre du programme de la PEF du Canada à l’étranger nécessitent l’identification des acteurs et des espaces où ce programme peut être mis en œuvre par et avec des acteurs non étatiques, ainsi qu’un partenariat durable avec ces acteurs. Le Canada doit accroître sa capacité à identifier ces points d’origine locaux, à établir des liens directs avec eux et à trouver des moyens d’intégrer et de soutenir ces perspectives et ces efforts.
- Lorsqu’il s’engage avec les parties concernées, le Canada devrait prêter attention au langage qu’il utilise et évaluer la manière dont ce langage est susceptible d’être reçu et perçu, afin de s’assurer qu’il n’exclut pas involontairement des parties importantes. En outre, le Canada devrait envisager des moyens de soutenir les parties prenantes au-delà du renforcement des capacités, étant donné que les limites proviennent souvent non pas d’un manque d’intérêt ou même d’expertise, mais de ressources financières et humaines appropriées.
- Nous recommandons de soutenir la conception et la mise en œuvre d’une réforme à long terme du secteur de la sécurité qui tienne compte de la dimension de genre, par le biais de changements progressifs visant à transformer la culture des forces armées dominée par les hommes, et à faciliter l’intégration des femmes et l’acceptation des compétences et des capacités du personnel militaire féminin à tous les niveaux de décision.
- Les politiques de sécurité et de défense et les politiques de développement économique ne peuvent être séparées si l’on veut éviter les incohérences et les contradictions.
- Le Canada devrait prêter attention à la manière dont ses partenaires et les autres parties impliquées comprennent la sécurité. Il devrait également reconnaître et chercher à compenser le fait que les aspects militaristes de son programme FPS servent à renforcer la capacité des acteurs et des secteurs qui, dans de nombreux contextes, produisent en fait de l’insécurité pour les groupes marginalisés de la société, y compris, mais sans s’y limiter, les femmes.
- Au fur et à mesure qu’il établit les partenariats essentiels au succès de sa PEF, le Canada doit définir des principes directeurs d’engagement et d’intervention qui favorisent et défendent l’égalité des genres. Il doit également établir de nouveaux partenariats, en particulier dans les pays du Sud global, et préciser ses objectifs féministes dans ses engagements avec les pays qui expriment des préoccupations au sujet des objectifs de la PEF ou qui ne respectent tout simplement pas les droits des femmes et l’égalité des genres.
- Parce que l’inclusion des femmes et l’égalité des genres nécessitent des transformations structurelles, une PEF doit s’inscrire dans la durée. Elle doit compléter les initiatives à court terme par des efforts structurels à plus long terme.
- Étant donné que les évaluations basées sur les résultats ne peuvent pas saisir les changements dans les relations de pouvoir ou les inégalités structurelles, ni évaluer adéquatement une augmentation de l’autonomisation individuelle, Affaires mondiales Canada devrait développer des moyens plus sophistiqués et appropriés d’évaluer le changement.
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