L’approvisionnement militaire turc et iranien aux forces armées russes et ukrainiennes est visible par la présence de drones TB2, Mohajer et Shahed 136 sur le champ de bataille. Ce soutien stratégique et militaire désavoué par Téhéran et Ankara n’est pas exclusivement le symptôme d’une alliance sécuritaire ou encore d’une coopération militaire.
L’approvisionnement en drones représente en fait de véritables paris politiques et géopolitiques pour Erdogan et Raïssi. Les deux dirigeants se retrouvent dans des situations de fragilité interne. La Turquie en raison d’un autoritarisme politique critiqué et d’une crise économique sans précédent, l’Iran en raison de son isolement international mais surtout du récent mouvement de révolte émanant de sa société civile.
Le soutien que le pouvoir turc et iranien apporte tant à Kyev qu’à Moscou leur permettent de capitaliser politiquement sur ces drones afin de faire prévaloir leurs intérêts géopolitiques et économiques sur la scène régionale et internationale.
- À travers son fournissement en drones TB2 aux forces ukrainiennes, Ankara assure sa position dite d’équilibriste qui lui est nécessaire pour confirmer son alignement avec l’OTAN et contrecarrer l’influence russe en mer Noire tout en conservant le dialogue ouvert avec la Russie pour des raisons économiques et géopolitiques.
- Dans l’optique d’élections législatives et présidentielles en juin 2023, le positionnement d’équilibriste d’Erdogan a pour objectif de renforcer l’assise du président turc à l’interne en redorant son image.
- Les drones Mohajer et Shahed 136 iraniens fournis aux forces russes permet à Téhéran d’espérer obtenir des contreparties en Syrie où l’Iran cherche à établir un corridor direct entre Téhéran et Beyrouth et en Asie centrale ou le pouvoir iranien est déstabilisé par l’Azerbaïdjan et ses alliés.
- Le soutien apporté aux forces russes permet aux Iraniens de développer leurs technologies de drones mais plus largement de rééquilibrer les rapports de forces avec ses ses opposants régionaux (Israël notamment) et donc de renforcer son axe de résistance au Moyen-Orient.
Introduction
L’implication iranienne et turque dans le conflit ukrainien à travers un approvisionnement en drones militaire aux forces armées russes et ukrainiennes a été fortement médiatisée et interroge les incitatifs turcs et iraniens derrière leurs soutiens respectifs aux deux belligérants. Amorcé en 2016 au travers d’un accord de coopération militaire, le rapprochement stratégique entre l’Ukraine et la Turquie s’est accéléré en 2019 avec la signature d’un contrat de 69 millions de dollars entre Baykar Marina et Ukrspetsproekt portant sur l’achat de drones : l’Ukraine est alors devenue un des premiers importateurs de drones Bayraktar TB2. Ces échanges commerciaux ont permis à l’Ukraine au début de l’invasion russe en février 2022 d’avoir une flotte initiale de 24 drones de combat. Du côté russe, selon les informations fournies par les Américains, la première livraison de drones iraniens de type Shahed-136 et Mohajer aurait été menée fin août 2022. La communauté internationale observe par la suite dès le mois de septembre leur apparition sur le champ de bataille ukrainien. Les drones iraniens sont peu sophistiqués, mais leur faible coût (environ 20 000 dollars) représente un avantage évident pour les Russes : user l’arrière-front ukrainien et bénéficier d’un relatif rééquilibrage à moindre coût[1]. En effet, à travers des effets cumulatifs les Russes espèrent fragiliser l’arrière-front ukrainien selon une logique d’usure.
Ce double approvisionnement de la part de l’Iran et de la Turquie suit évidemment des logiques économiques : en effet, le déploiement de leurs technologies sur un théâtre conflictuel leur permet de perfectionner celles-ci, mais aussi d’acquérir une plus grande crédibilité en tant qu’exportateur de drones et in fine d’augmenter leurs parts de marché. Cependant, la volonté turque de se distancer de l’exportation des drones en Ukraine depuis février 2022 ou encore la non-reconnaissance des Iraniens d’avoir approvisionné les Russes pendant la guerre montre que la décision d’approvisionner ou non un belligérant revêt plusieurs enjeux (géo)politiques.
Par conséquent, excepté les considérations économiques, quels sont les incitatifs politiques qui déterminent l’approvisionnement de drones iraniens et turcs en Ukraine ? Dans quelle mesure les stratégies politiques qui ont déterminé l’approvisionnement turc et iranien diffèrent-elles ?
Dans une première partie, nous aborderons les incitatifs politiques turcs, mais aussi les gains géopolitiques qu’espère retirer Erdogan dans l’optique de l’échéance électorale de juin 2023. Dans une deuxième partie, nous reviendrons sur les motivations iraniennes derrière l’approvisionnement de drones à la Russie et nous démontrerons que les priorités extérieures de l’Iran ont favorisé son appui aux forces armées russes dans le conflit en Ukraine.
Les motivations turques derrière l’approvisionnement de l’Ukraine en TB2
Durant les premiers mois de la guerre en Ukraine, les Bayraktar TB2 bénéficient rapidement d’une importante popularité et sont érigés comme symbole de la résistance ukrainienne en raison de leurs faits d’armes. En effet, la surprenante désorganisation des troupes russes et l’absence d’une véritable campagne aérienne russe visant à établir la domination dans le domaine aérien au début de la guerre ont permis à ces drones de s’illustrer et d’amenuiser les stocks armés du Kremlin. Ces drones ne constituent pas « l’arme secrète » des Ukrainiens et ne permettront pas à eux seuls de repousser les Russes hors des frontières ukrainiennes. Cependant, ils ont permis de freiner l’avancée des troupes russes et de soutenir la contre-offensive ukrainienne. Ce succès militaire permet à la Turquie de renforcer sa crédibilité technologique et politique à plusieurs égards. En effet, les résultats des TB2 sur le champ de bataille ukrainien attirent de nouveaux clients, mais permettent surtout à Ankara de capitaliser politiquement sur cette technologie.
Le fournissement de TB2 confirme une proximité stratégique entre Kyiv et Ankara malgré sa relation fluide avec la Russie. Ses relations de coopération avec les deux pays lui ont imposé un positionnement dit d’« équilibriste » et répondent à un intérêt de politique interne : la réélection d’Erdogan et de l’AKP lors des prochaines élections présidentielles et législatives en juin 2023. La volonté d’Erdogan d’assurer la continuité de son pouvoir autoritaire en 2023, lui impose de ménager tant les intérêts ukrainiens et russes pour des raisons géopolitiques et économiques.
Premièrement, la coopération entre les Turcs et les Ukrainiens répond à une inquiétude commune, celle d’une potentielle suprématie russe en mer Noire. L’accès que celle-ci offre à la mer Méditerranée la rend stratégique, notamment pour le volume des exportations d’hydrocarbures et de produits agricoles des pays riverains qui y transitent. En effet, l’Ukraine et la Russie sont les deux plus grands exportateurs de céréales et empruntent la mer Noire pour acheminer leurs exportations.
Ainsi, la Turquie qui retire de nombreux avantages économiques et politiques de son contrôle des détroits du Bosphore et des Dardanelles s’inquiète des récentes manœuvres russes autour de cette zone maritime. Celles-ci visent à désenclaver Moscou par un accès aux mers chaudes et notamment à la Méditerranée en renforçant le positionnement russe en mer Noire. Effectivement, l’annexion de la Crimée en 2014 a procuré à la Russie une zone maritime trois fois plus grande en mer Noire. Ses opérations de déstabilisation en Géorgie à travers tant son intervention militaire en 2008 en Ossétie du Sud ou encore lors de campagnes de propagande massive lors d’élections législatives en 2020 démontrent un important intérêt à déstabiliser un autre État côtier de la zone. Ce révisionnisme présage pour Ankara un relatif encerclement et une suprématie russe sur cet espace riche en hydrocarbures. Désormais, l’acquisition supplémentaire de territoires littoraux ukrainiens pourrait accorder à Moscou une suprématie en mer Noire et imposerait une situation de quasi-bipolarité (exception faite de la Roumanie et de la Bulgarie) qui ne sera pas en faveur des intérêts sécuritaires et économiques turcs.
La coopération entre Kyev et Ankara est donc renforcée par la lutte contre les aspirations russes en mer Noire, mais aussi par l’expression turque d’une sensibilité pour les Tatars de Crimée notamment depuis 2014. Ce rapprochement a facilité l’intensification d’une collaboration en matière d’armements et devient en 2019 un partenariat stratégique s’articulant essentiellement autour des drones turcs. Ces échanges commerciaux ont permis à l’Ukraine de renforcer, pour un temps, ses capacités dissuasives et défensives face à l’agressivité de la Russie. Cela a également permis à Kyev de bénéficier d’un appui turc dans sa volonté d’adhésion à l’OTAN. Pour la Turquie, ce rapprochement renforce son positionnement dans l’OTAN et lui permet potentiellement de faire prévaloir ses intérêts malgré une politique étrangère agressive en Syrie ou encore certaines tensions avec les États-Unis suite à l’achat par Ankara de missiles anti-aériens russes S-400 et l’achat de gaz russe en roubles. De fait, la Turquie parvient à assurer son alignement avec ses alliés de l’OTAN via son approvisionnement en drones tout en conservant ses liens économiques avec la Russie.
En effet, Ankara a su préserver le dialogue avec le Kremlin malgré son invasion du territoire ukrainien à partir de février 2022. Ce positionnement dit « d’équilibriste » est d’autant plus surprenant que la Turquie et la Russie ont à de nombreuses reprises démontré d’importantes divergences géopolitiques en Syrie, en Libye, mais aussi dans le Caucase. Ce paradoxe résidant dans les liens turco-russes est qualifié de connivences pragmatiques. Plus concrètement, la Turquie et la Russie cultivent des liens qui ne constituent pas des alliances engageantes et coûteuses, mais qui leur permettent : « de contrôler un moment l’agenda international, de peser sur la scène diplomatique mondiale, de contraindre les autres et d’obtenir des résultats immédiats ».
Deuxièmement, le positionnement actuel d’Erdogan lui permet de conserver ses liens économiques avec la Russie qui représente le troisième partenaire commercial de la Turquie. Cette forte activité économique entre les deux pays ne permet pas à la Turquie de se priver de ce partenaire commercial et donc d’appliquer les sanctions occidentales contre la Russie compte tenu du marasme économique turc actuel caractérisé par une inflation dépassant sur un an 80% et une baisse de 44% de la livre turque par rapport au dollar en 2021.
D’un point de vue géopolitique, la Turquie a besoin de conserver ses liens avec la Russie qui domine l’espace aérien syrien pour qu’Ankara établisse sa « zone de sécurité » de 30 km de large le long de sa frontière sud en Syrie. En effet, bien que la projection russe en Syrie soit menacée par le rapport de forces en Ukraine, les forces aérospatiales russes (VKS) sont encore fortement présente dans le nord-est de la Syrie. La volonté russe d’établir un système de défense dans la région de Qamishli (zone kurde) confirme la présence russe sur le long terme et in fine donne un levier de pression à Poutine sur Erdogan. La Turquie a lancé entre 2016 et 2019 trois opérations dans le nord de la Syrie contre les Kurdes, notamment contre la coalition des forces démocratiques syriennes (FDS) soutenues par Washington et auparavant par une coalition internationale pour reprendre Kobané à l’État islamique en 2015. La Russie avait déjà toléré les trois dernières interventions militaires turques au nord de la Syrie même si le Kremlin cherche à éviter la division du territoire syrien en zones d’influence. Le 13 novembre 2022 un attentat à Istanbul est attribué par le pouvoir turc au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) et à l’YPG (Unités de protection du peuple) et Erdogan a depuis lancé l’offensive « Griffe épée » dans le nord de la Syrie et de l’Irak. Les Kurdes pourtant alliés de Washington appellent les Russes et non les Américains à freiner les Turcs dans leur volonté d’offensive terrestre. En d’autres termes, si la Turquie souhaite poursuivre ses attaques contre le FDS pour assurer la mise en place de sa « zone de sécurité » sur son flanc sud, elle doit s’assurer que la Russie ne s’y oppose pas pour éviter les bombardements russes sur les troupes turques.
L’implication turque en Ukraine a donc répondu à des intérêts de politique interne. Erdogan avec sa position dite d’équilibriste tente de soutirer des gains économiques et sécuritaires en mer Noire et en Syrie afin de redorer son image sur la scène interne turque et favoriser sa réélection et celle de son parti. En effet, l’opposition civile turque grandit et s’exaspère tant du marasme économique que de l’autoritarisme politique, ce qui pourrait menacer l’assise du pouvoir d’Erdogan et de l’AKP lors des futures élections.
Les motivations iraniennes derrière l’approvisionnement de drones Mohajer et Shahed 136
La volonté iranienne de fournir des drones à la Russie répond quant à elle à des considérations principalement géopolitiques. Il s’agit de renforcer l’Iran à l’externe tant en développant son « axe de résistance chiite » au Moyen-Orient qu’en protégeant ses intérêts en Asie centrale. Ces aspirations régionales ont pour but de contrecarrer toute tentative extérieure de déstabilisation du régime dans un contexte de fragilisation du pouvoir.
L’Iran a tout intérêt de soutenir les Russes dans leur guerre en Ukraine tant pour éviter que le pouvoir russe subisse un revers trop coûteux politiquement, mais aussi pour confirmer un rapprochement stratégique entre les deux pays. Historiquement, le soutien iranien répond à une évidente proximité idéologique avec le pouvoir russe. Dès l’instauration de la République islamique d’Iran, les officiels perçoivent l’environnement international comme lui étant hostile et donc menaçant pour sa survie. Cette perception se nourrit et est favorisée par un anti-occidentalisme virulent. Cependant, après des décennies d’isolement sur la scène internationale en raison de sa stratégie « Neither East nor West », l’Iran opte en 2005 pour une stratégie « Look to the East Policy » (Nagah be Shargh) formulée par Ari Larijani[2]. Malgré les tentatives sous le président modéré Rohani de se rapprocher de l’Occident avec l’établissement du Joint Comprehensive Plan Of Action (JCPOA) à partir de 2015, l’Iran n’a jamais vraiment abandonné sa volonté de favoriser ses liens avec l’ « Est », et de témoigner son sentiment d’appartenance eurasien commun à la Russie. Le long processus d’adhésion de l’Iran à l’Organisation de coopération de Shanghai qui a obtenu son statut de membre permanent en septembre 2022 l’illustre.
De plus, l’Iran n’a pas hésité à violer la résolution du Conseil de Sécurité 2231, qui lui interdisait de fournir de l’armement militaire jusqu’en 2023 (constituant un des fondements du JCPOA) malgré la reprise des négociations pour le rétablissement de l’accord en avril 2021. Ainsi, la livraison de matériel militaire à la Russie en Ukraine témoigne d’un ancrage iranien à l’« Est[3] » indéniable faisant fi du risque d’abandonner définitivement sa réintégration dans le système international. Outre la proximité idéologique entre les deux États qui pourraient expliquer cet approvisionnement, le renforcement de leur coopération répond également à des intérêts sécuritaires et stratégiques iraniens.
L’approvisionnement de drones à la Russie permet à Téhéran de renforcer un allié russe ce qui lui évite un isolement sur la scène internationale, mais permet aussi de contourner les sanctions occidentales visant à étouffer l’économie iranienne. Parallèlement cette coopération lui offre également des potentiels leviers de pression sur le dossier syrien vis-à-vis de la Russie et favorise l’implantation de sa stratégie eurasiatique[4].
En effet, la Russie est historiquement l’hégémon en Asie centrale. La Chine y développe cependant son influence depuis plusieurs années, notamment à travers la Belt and Road Initiative. Dans ce contexte, et compte tenu du rapprochement entre Bakou et Tel Aviv, Téhéran est forcé d’appuyer sa stratégie eurasiatique sur les Russes afin de favoriser ses intérêts, y compris par extension dans le Caucase, où les conflits se dégèlent depuis plus de deux ans.
Dès 2020, lors de l’éclatement de la guerre au Karabakh, un affrontement indirect est perçu entre l’Azerbaïdjan et l’Iran. Erevan était soutenu par les forces armées iraniennes et Bakou par la Turquie, mais aussi par Israël. Aussi, la victoire éclair de l’Azerbaïdjan sur l’Arménie permise notamment par la fourniture de drones Bayraktar TB2 turcs a été vécue comme une humiliation tant par les Arméniens que par le pouvoir iranien. L’approvisionnement actuel de drones à la Russie dans le cadre du conflit en Ukraine permet ainsi d’envoyer un signal clair de dissuasion à la Turquie et à Israël : celui d’un rattrapage technologique indéniable en matière de drones. L’envoi par les Russes de matériel militaire occidental capturé sur le terrain ukrainien participe à ce dessein iranien de modernisation militaire et offre également une contrepartie à Téhéran en échange de ses drones. Parallèlement les tensions avec Bakou se sont récemment encore intensifiées suite aux déclarations d’Ilham Aliyev concernant l’instauration du corridor Zangezur, qui connectera directement l’Azerbaïdjan à la Turquie (en passant par la république autonome du Nakhitchevan, mais aussi par le territoire arménien) excluant de fait l’Iran de l’itinéraire. Ce projet est d’autant plus considéré comme dangereux par les Iraniens en raison des liens économiques et militaires entre Israël et l’Azerbaïdjan. La présence soupçonnée par Téhéran de troupes israéliennes sur le sol azéri renforce ici également le sentiment de « citadelle assiégée »[5] par le pouvoir iranien.
Pour faire pression sur Bakou et freiner son rapprochement avec Israël, l’Iran souhaite contrecarrer le projet du corridor Zangezur (toujours en construction) en promouvant le corridor de transport international golfe Persique-mer noire (ITC). L’exclusion de l’Azerbaïdjan de ce corridor ne lui permettrait pas de bénéficier significativement du transport et du commerce international en Asie centrale et aurait probablement de lourds coûts politiques. Évidemment, pour renforcer la prééminence de l’ITC et sa crédibilité sur le futur Zangzur, les Iraniens doivent bénéficier du soutien de la Russie. En effet, Moscou détient une plus grande force de pression sur la Turquie et sur Israël, les deux principaux pays qui soutiennent Bakou dans son projet d’isoler l’Iran en Asie centrale.
Le récent approvisionnement de drones permet également à l’Iran de demander des contreparties et de faire pression sur la Russie en Syrie, zone sur laquelle des divergences considérables sont perceptibles entre ces deux alliés. Si Moscou s’implique en Syrie en 2015 avec pour principal objectif de sauvegarder le régime Al-Assad et afin d’amplifier sa présence au Moyen-Orient, l’Iran cherche à travers son implication à préserver ses intérêts sécuritaires, mais aussi à projeter sa puissance au Moyen-Orient. Depuis les années 1980, Téhéran cherche à influencer les sphères du pouvoir syrien et la guerre civile de 2011 a représenté l’opportunité pour l’Iran de favoriser son contrôle sur l’administration d’une partie du territoire syrien et les officiels du pays. Téhéran poursuit donc sa stratégie de « guerre de procuration » par son soutien aux milices pro-iraniennes et le déploiement d’une partie de ses troupes issues du corps des gardiens de la révolution islamique en Syrie et plus largement au Moyen-Orient. Assurer son influence sur l’État failli syrien lui permettrait d’établir un corridor territorial direct entre Téhéran et Beyrouth en passant par l’Irak et la Syrie. La présence accrue de l’Iran en Syrie permet donc de renforcer son « axe de résistance » et de modifier un rapport de forces actuellement en sa défaveur au Moyen-Orient en raison de la supériorité économique et militaire de ses rivaux régionaux, le principal étant Israël.
Dans un souci de contrecarrer l’influence grandissante de l’Iran au Moyen-Orient et notamment en Syrie, Tel-Aviv a établi un « mécanisme de déconfliction » suite à l’implication russe au sol et dans les airs en 2015 dans la guerre syrienne. Celui-ci a pour but d’assurer une coordination militaire avec Moscou afin d’éviter les affrontements indirects avec les forces armées russes lorsqu’Israël mène ses raids aériens et ses opérations contre les déploiements iraniens. Bien évidemment ce mécanisme n’est pas en faveur des intérêts de l’Iran et démontre l’absence du soutien russe à ses ambitions géopolitiques teintées de confessionnalisme en Syrie et plus largement au Moyen-Orient.
En effet, si les Russes et Iraniens se sont entendus sur le maintien au pouvoir d’Assad, la solution politique souhaitée diffère. La Russie cherche à stabiliser la Syrie pour y assurer une assise et n’identifie pas la présence de groupes armés non étatiques pro-iraniens comme étant favorable à leurs objectifs. De fait, elle n’adhère pas à la volonté iranienne de renforcer un axe chiite dans la région et d’influencer le pouvoir syrien pour développer son influence dans la région. En effet, la stratégie iranienne de guerre par procuration se traduisant par un soutien accru à la présence de ces milices en Syrie mine le renforcement du pouvoir central syrien et n’est donc pas dans l’intérêt des Russes.
Aujourd’hui, la Russie se trouve par conséquent dans une situation délicate. La guerre qu’elle mène en Ukraine affaiblit ses positions stratégiques dans d’autres zones notamment en Syrie. Cet effort de guerre présage effectivement pour les Russes une « économie » dans le déploiement de leurs capacités militaires en Syrie. Téhéran pourrait profiter de ce nouveau besoin pour développer ses ventes de drones, mais aussi acquérir un levier de pression plus important sur les Russes.
La fourniture en drones est donc pour l’Iran un moyen de renforcer son alliance avec la Russie dans le but d’obtenir son soutien en Asie centrale, mais représente aussi l’opportunité de développer des leviers de pressions sur Moscou qui lui permettront d’obtenir des concessions sur le dossier syrien.
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Cette analyse a démontré que les stratégies politiques des deux pays diffèrent à plusieurs égards. En effet, Ankara semble être guidé par des considérations plus politiques que géopolitiques. La volonté d’Erdogan de renforcer son pouvoir et d’assurer sa réélection en juin 2023 explique en partie son fort dynamisme diplomatique sur le dossier ukrainien. Ses liens avec l’Ukraine et la Russie lui permettent d’étendre son influence sur la sphère internationale à travers ses capacités de médiation entre les belligérants malgré des comportements agressifs dans son environnement régional (Haut-Karabakh, Syrie, etc.). La volonté d’assurer ses positions en mer Noire à travers un rapprochement avec Kyiv et son besoin de préserver ses liens avec la Russie pour des raisons économiques et sécuritaires (notamment en Syrie) pourrait lui permettre de redorer son image afin de renforcer son positionnement à l’interne. En ce qui concerne la fourniture de drones à la Russie par l’Iran, celui-ci répond plus à des dynamiques géopolitiques et à une volonté de préserver le régime iranien des tentatives de déstabilisation israélienne dans son environnement régional direct : le Moyen-Orient et l’Asie centrale. L’asymétrie de puissance entre Téhéran et Tel-Aviv met à mal le développement de « l’axe de résistance » iranien et menace par conséquent sa projection de puissance sur la scène régionale et sa sécurité intérieure. Afin de modifier ce rapport de forces défavorable, l’Iran favorise un rapprochement stratégique avec la Russie dont il a besoin pour appuyer sa stratégie eurasiatique afin de développer ses capacités de dissuasion contre Bakou et en Syrie contre Israël. Cette dépendance vis-à-vis des Russes pour soutenir la politique régionale de Téhéran est intensifiée dans le contexte d’une fragilisation du pouvoir politique iranien en raison du mouvement de révolte interne.
L’approvisionnement des drones en Ukraine représente une opportunité certes économique pour les deux pays, mais répond donc à des pressions et à des intérêts divergents. Ces soutiens militaires peuvent être perçus comme des paris cependant risqués pour Ankara et Téhéran. En fournissant ces drones, les deux pays encouragent la poursuite du conflit, or l’enlisement qui pourrait découler de ce soutien militaire serait contre-productif : en vue des rapports de forces actuels sur le champ de bataille, une poursuite du conflit contribuerait à l’affaiblissement de la Russie (même en cas de reprise de l’initiative sur le champ de bataille par Moscou). Pour la Turquie, cet affaiblissement minerait son double jeu entre l’OTAN et Moscou et réduirait certainement les gains économiques qu’elle retire du contournement russe des sanctions internationales. Pour l’Iran, la probabilité que le pouvoir russe mette à la marge les intérêts iraniens pour assurer sa survie s’accentuera également avec l’affaiblissement potentiel de Moscou en Ukraine. De fait, le pays paierait le prix fort d’un positionnement marqué à « l’Est » et sans la puissance des Russes, se rendrait extrêmement vulnérable aux opérations de déstabilisation israéliennes et aux pressions généralisées de la communauté internationale.
[1] Interview avec le Dr. Delanoë effectuée le 16 novembre 2022 sur les relations russo-iraniennes dan le contexte de la guerre russo-ukrainienne et de la fourniture de drones iraniens.
[2] Interview avec le Professeur Pahlavi effectuée le 9 novembre 2022 sur la stratégie diplomatique de l’Iran et le conflit en Ukraine.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Ibid
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