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Après la multiplication des revers militaires qu’a subis la Russie face à la contre-offensive des forces armées ukrainiennes, il est de bon ton de dire que Moscou est acculé à la fois sur le terrain militaire, mais également diplomatique. Si l’étiolement de sa sphère d’influence au sein des pays occidentaux est une certitude, la marginalisation de la Russie dans l’espace post-soviétique l’est beaucoup moins. Toujours est-il que l’invasion russe rebat les cartes diplomatiques en Asie centrale, au Caucase et en Europe de l’Est. Absorbé par le conflit russo-ukrainien qui tend à se transformer en une guerre d’usure, Moscou peine à conserver son statut de puissance stabilisatrice et son rôle d’arbitre régional. Face à ce rythme de recomposition, le projet impérial russe a suscité de vives réactions dans ces pays qui composent le glacis sécuritaire de Moscou. Il convient également d’analyser l’éclatement de poches de conflits et la réaction limitée du Kremlin pour enrayer la montée des tensions régionales. L’équation sécuritaire de Vladimir Poutine se complexifie et plusieurs puissances adverses ou alliées en profitent pour développer de nouveaux partenariats, et ce au détriment d’une Russie trop accaparée à jouer sa réputation en Ukraine.
- L’issue de la guerre en Ukraine aura de larges conséquences sur le maintien ou le délitement des positions de la Russie dans l’espace post-soviétique. En arrachant une victoire, sa crédibilité sera renouvelée. En cas de défaite, son influence pourrait subir un déclin progressif et son isolement pourrait s’étendre au-delà de l’Occident.
- La Russie est toujours perçue comme la puissance stabilisatrice de la sous-région, mais la surenchère militaire et diplomatique dont elle fait preuve pourrait accroitre la capacité d’attraction de puissances adverses. À mesure que sa suprématie est contestée dans cet espace, Moscou est de plus en plus contraint dans le choix de son système d’alliance tandis que les États post-soviétiques aspirent à plus d’autonomie.
- La Chine et la Turquie semblent vouloir pour l’instant rester à distance des ambitions militaires du Kremlin dans la région tandis qu’un accroissement significatif de l’engagement diplomatique de l’UE et des États-Unis reste peu probable. Moscou n’est pas à l’abri d’un revirement stratégique de la part de ces puissances visant à la supplanter.
- L’usage de la violence armée interétatique pour régler ses différends territoriaux a profondément bousculé l’équilibre régional et entaché la crédibilité de la Russie en tant que médiateur. Pour autant, l’embrasement du Caucase et de l’Asie centrale ne doit pas être appréhendé comme la conséquence des déboires de la Russie en Ukraine.
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Introduction
Vladimir Poutine semble être passé maître dans l’art de déguiser une succession de défaites militaires en une victoire politique. En célébrant main dans la main avec les leaders fantoches l’annexion de quatre provinces ukrainiennes bordant la mer d’Azov, Vladimir Poutine peine tout de même à dissimuler l’important recul de son armée en Ukraine. En poursuivant sa reconquête, l’armée ukrainienne est finalement parvenue à renverser la tendance sur le terrain militaire grâce à une contre-offensive fulgurante qui lui a permis de récupérer 63% du territoire envahi par l’armée russe depuis le 24 février 2022. Alors que les probabilités d’arrêt du conflit demeurent des plus ténues, sa résolution semble s’éloigner à mesure qu’il évolue vers une guerre d’attrition.
De surcroît, Vladimir Poutine est désormais confronté à un vent de contestation populaire ayant atteint de larges pans de la population. S’il n’existe pas de masse critique en mesure d’ébranler les fondements du pouvoir en Russie, l’annonce de la mobilisation partielle a conduit à des mouvements de résistance durement réprimés, se soldant par un exode d’environ 700 000 Russes vers l’étranger et les pays frontaliers de la Russie. Outre l’accueil des civils russes dans ces régions du pourtour de la Russie qui constituent le glacis sécuritaire de Moscou, les conséquences géopolitiques de la guerre en Ukraine commencent à être visibles. Entre la reprise des combats entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, les tensions frontalières qui opposent le Kirghizistan et le Tadjikistan en passant par la percée géopolitique de puissances étrangères dans ce que Moscou a souvent considéré comme son « étranger proche », la sphère d’influence que le Kremlin considère comme naturelle s’embrase et s’érode peu à peu.
Après un rapide rappel des ambitions de domination régionale de la Russie depuis 1991, cette analyse met en lumière l’intensification des tensions dans les pays de l’ex-URSS et l’incapacité de la Russie à les juguler, et ce pour au moins trois raisons. L’isolement diplomatique de Moscou semble se propager au-delà de l’Occident à mesure que le conflit russo-ukrainien s’enlise et que les inquiétudes des pays eurasiatiques s’accroissent. D’autre part, l’embrasement du Caucase et de l’Asie centrale questionne sur l’efficacité du rôle d’arbitre régional que Moscou s’est lui-même construit et qu’il peine désormais à maintenir. Enfin, face à ces deux dynamiques qui affaiblissent Moscou, des puissances adverses en profitent pour poursuivre leur montée en puissance dans l’espace eurasiatique, et ce au détriment d’une Russie qui est trop occupée à jouer sa réputation en Ukraine. Acculé à la fois sur le front militaire et diplomatique, il s’agira de saisir si l’orientation stratégique et les choix sécuritaires du Kremlin ont participé, s’il y a lieu, à la détérioration de sa propre sphère d’influence.
Confrontée à une équation sécuritaire qui se complexifie, la Russie, qui semble subir une perte d’influence, est-elle en mesure d’assurer son rôle de garant de la stabilité régionale et de préserver son poids géopolitique dans l’espace post-soviétique ?
Le coût politique de la réhabilitation du projet impérial russe
S’il convient de revenir sur l’état de délabrement actuel des relations entre les acteurs régionaux du Caucase, de l’espace baltique et de l’Asie centrale, un certain regard sur les tentatives de restauration de l’influence russe sur l’espace post-soviétique permettra d’éclairer les faiblesses actuelles de la Russie sur ce même espace. En mêlant nostalgie de la grandeur soviétique/tsariste et patriotisme russe, la guerre de conquête menée par Vladimir Poutine en 2022 peut être appréhendée comme la consécration de la nature impériale de la Russie.
Pour rappel, à partir de 1990, le premier pilier de la politique étrangère russe s’articule autour du rétablissement des relations avec son « étranger proche ». Ce concept développé pour protéger les intérêts permanents de l’ancienne puissance coloniale a permis au Kremlin de décréter l’existence d’une sphère d’intérêt vital composée de tous les États souverains issus de l’empire soviétique. Dorénavant, c’est bien le caractère exclusif de cette zone d’influence russe qui est remis en question.
Lors de l’implosion de l’URSS, Moscou, qui était en quête de stabilité, a cherché à institutionnaliser le rapprochement avec les pays frontaliers pour éviter une détérioration de l’interdépendance économique, culturelle et linguistique qui les liait. À travers des organisations comme la Communauté des États indépendants (CEI) ou la création de l’Organisation de sécurité collective (OTSC) en 1992 – une alliance militaire calquée sur l’OTAN proposant sa propre lecture du principe de sécurité collective – Moscou a également aspiré à mettre un terme à l’expansion de l’OTAN tout en renforçant son leadership en Eurasie.
Pour autant, le poids politique de la Russie au sein de ces organisations internationales a pu éloigner plusieurs États du projet eurasiatique pouvant être perçu comme un processus politique visant à rétablir la « Russie historique ». En somme, une tentative de restauration de ce qui constituerait « une partie inaliénable de notre histoire, de notre culture et de notre espace spirituel » selon la lecture révisionniste de Vladimir Poutine. Lors de la décennie qui a suivi l’effondrement de l’URSS, le processus d’intégration régionale russe a été perçu comme un projet néocolonial par plus d’un État.
Et pour cause, le double jeu du Kremlin entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan et le soutien qu’il a apporté aux mouvements séparatistes en Géorgie ont conduit ces deux derniers à quitter l’OTSC en 1999 pour chercher des alliés ailleurs. Symbole de l’incapacité à approfondir les liens de coopération ou encore de régler les tensions ethniques et frontalières entre les membres de cette alliance militaire, les germes de la déstabilisation se sont développés insidieusement dans le « giron russe », formule en usage au Kremlin.
Comprenant bien que l’intégration de la Russie sur la scène mondiale ne suffirait pas à garantir son droit de regard sur l’évolution de l’espace post-soviétique, Moscou a également misé sur la coercition et la répression. À travers une confiance retrouvée depuis le début de l’ère poutinienne caractérisée par une certaine nostalgie de l’empire, le Kremlin n’a eu de cesse d’exacerber des querelles ethniques et de manipuler des conflits territoriaux pour mettre en pratique son projet expansionniste. Pour ne citer que quelques exemples, la guerre éclair menée par la Russie à l’encontre de la Géorgie en 2008 pour soutenir les forces sécessionnistes des régions de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud et l’annexion de la Crimée en 2014 sont symptomatiques d’une doctrine stratégique agressive, tout ceci la rendant de facto moins attractive en tant qu’allié.
La stratégie de légitimation de Moscou, qui sera largement reprise en 2022, reposait sur l’idée d’une intervention humanitaire, reprenant de fait la rhétorique de la responsabilité de protéger. Elle se fondait également sur un mimétisme des discours occidentaux ayant justifiés les interventions de l’OTAN – notamment au Kosovo – et qui permettait à la Russie d’exiger d’être traitée de manière équitable dans ses choix stratégiques par la communauté internationale. En cherchant à être traité d’égal à égal avec les États-Unis et plus largement avec la communauté transatlantique, le Kremlin est paru soucieux de rétablir son poids géopolitique.
En étant amené à penser que l’Alliance atlantique s’écroulerait sous le poids de ses propres contradictions politiques, Moscou a perçu le déclin occidental, s’illustrant notamment par la débâcle américaine en Afghanistan, comme un incitatif pour mettre en pratique son projet expansionniste en février 2022. Pari perdu pour Vladimir Poutine puisque l’OTAN semble ressuscitée grâce à l’identification d’un ennemi commun tandis que la Russie, à travers l’OTSC, ne semble plus en mesure d’enrayer les différends territoriaux qui déstabilisent les régions qui gravitent autour d’elle.
Depuis trois décennies, Moscou s’efforce de rétablir son arrière-cour, mais Vladimir Poutine est désormais largement distrait par le conflit qui s’éternise en Ukraine. S’il convient de garder à l’esprit que les incidents diplomatiques et les affrontements dans les anciens États satellites de Moscou sont monnaie courante depuis le démembrement de l’URSS, il va s’en dire que les efforts diplomatiques et politiques pour inverser la tendance de « la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle » ont pu être détériorés par l’aventure militaire du Kremlin.
L’analyse des prises de position des anciennes républiques soviétiques à l’égard du conflit russo-ukrainien répond donc à un double objectif. Elle permettra de mesurer les velléités d’émancipation de ces États vis-à-vis de Moscou et dans un second temps de saisir la responsabilité du Kremlin dans ce regain de tensions qui pourrait conduire à un craquellement de sa zone d’influence.
L’Europe de l’Est prise en étau entre les grandes puissances
Au cœur des rivalités stratégiques entre l’Occident et la Russie, les pays d’Europe de l’Est qui étaient présents dans le voisinage partagé de ces deux grands ensembles sont désormais forcés de s’aligner dans un camp. Loin d’avoir constitué un groupe homogène dans leur attitude à l’égard de la Russie dans les années qui ont précédé l’invasion, les anciennes républiques soviétiques d’Europe de l’Est (Biélorussie, Lituanie, Lettonie, Estonie, Moldavie et Ukraine) sont désormais confrontées à un nouveau rideau de fer selon la formule de Sergueï Lavrov. Pour des raisons évidentes liées à l’invasion russe, le positionnement stratégique de l’Ukraine à l’égard du conflit ne sera pas analysé. Après dix mois de conflit russo-ukrainien, la résurgence de la logique de bloc et la fragmentation de l’espace européen a finalement permis de souder les rangs des pays européens membre de la communauté transatlantique, renforçant de fait la pression sur la Russie et ses partenaires.
Devenu l’obligé de Vladimir Poutine, Alexandre Loukachenko a offert à la Russie une base arrière et une plateforme logistique pour les opérations menées dans le théâtre nord, notamment lors de la tentative ratée de conquête de Kyiv. Par la suite, le déluge de missiles et les drones kamikazes qui se sont abattus sur les principales métropoles ukrainiennes durant le mois d’octobre 2022 ont été lancés en partie depuis le territoire biélorusse, mais la complicité de Minsk ne s’arrête pas là puisqu’elle tend à se formaliser davantage. Les deux dictateurs se sont accordés sur la création d’un « groupe d’armées commun régional » composé d’environ 9 000 soldats. Minsk était en premier lieu réticente à l’idée d’intervenir militairement dans le conflit, mais les allégations de menaces ukrainiennes aux frontières biélorusses justifieraient, selon le ministère biélorusse de la Défense, la création de ce groupe militaire « défensif ».
En cas d’implication directe à travers une attaque conjointe, la Biélorussie deviendrait dès lors un cobelligérant et s’exposerait à de lourdes sanctions occidentales en mesure de fragiliser plus encore Alexandre Loukachenko. Alors que le rapprochement avec Vladimir Poutine s’était fait non pas par choix, mais plus dans la contrainte afin de sauver le pouvoir chancelant du président biélorusse, sa survie politique dépend désormais du bon vouloir de son homologue russe.
De l’autre côté du prisme, le choix de se prémunir d’une possible résurgence de la menace russe s’est durablement renforcé pour les États baltes depuis février 2022. Alors que l’enclave russe de Kaliningrad cristallise désormais toutes les tensions, les voix des pays baltes résonnent davantage au sein des institutions européennes et au Conseil de l’Atlantique Nord depuis la satisfaction amère d’avoir vu juste sur les intentions belliqueuses du Kremlin.
Originellement dotés de moyens limités, la remontée capacitaire de ces États fut actionnée bien avant le début du conflit, tout comme la posture dissuasive de l’OTAN à l’Est, dont ils constituent à cet égard, des partenaires centraux pour déployer la posture de dissuasion et de défense de l’OTAN sur son flanc est. Sur le volet politique, la Lituanie, la Lettonie et l’Estonie ont imposé de nouvelles restrictions en interdisant notamment les touristes russes de se rendre sur leur territoire. En allant encore plus loin que ses pays voisins, la Lituanie a réalisé ce que l’UE n’est pas parvenue à faire, à savoir interdire l’importation de tous les hydrocarbures provenant de Russie. Après le revirement doctrinal actionné à la suite du traumatisme de l’annexion de la Crimée, l’invasion de l’Ukraine a finalement pérennisé les choix sécuritaires des États baltes adoptés depuis 2014. Bien que ces démarches stratégiques soient développées depuis la double adhésion de ces pays au sein de l’OTAN et de l’UE en 2004, le conflit russo-ukrainien constitue une rupture majeure dans la mesure où les pays baltes se sont coupés de la Russie.
En proie également à une vulnérabilité extrême, la Moldavie est prise en tenaille entre la Roumanie (UE) et l’ouest de l’Ukraine. La région sécessionniste prorusse de Transnistrie pourrait quant à elle constituer un poste avancé pour permettre au Kremlin de prendre à revers les forces ukrainiennes. Si la Moldavie a acquis le statut de pays candidat à l’adhésion de l’UE en juin 2022, elle ne possède pas pour autant les mêmes garanties de sécurité que les autres pays d’Europe de l’Est. Puisqu’elle ne fait pas partie de l’OTAN, la Moldavie refuse d’imposer l’arsenal de sanctions à l’encontre de la Russie afin de se prémunir de toutes représailles russes. Cette neutralité de façade comporte des limites. La Moldavie subit dorénavant l’onde de choc de la guerre en Ukraine : le géant gazier Gazprom a menacé Chisinau de réduire ses livraisons de gaz. Obligée de concéder une certaine retenue pour éviter d’être traitée comme un « pays hostile » par le Kremlin, les dynamiques contradictoires de la Moldavie fragilisent par conséquent sa situation géopolitique.
Concernant le Caucase (l’Arménie et l’Azerbaïdjan seront traités séparément en raison du conflit qui les oppose), la Géorgie a également fait preuve d’une volonté réaffirmée de se rapprocher de l’UE. Pour ces raisons, elle s’est empressée de condamner l’invasion de l’Ukraine tout en faisant valoir sa candidature au sein de l’UE face à la réticence de certains États membres. Et pour cause, en étant en première ligne, la Géorgie craint un sort similaire à celui réservé à l’Ukraine si le conflit devait être amené à s’étendre. Le ministère des Affaires étrangères russes a fait part de ses préoccupations à l’égard des exercices militaires conjoints entre Tbilissi et l’OTAN organisés en septembre 2022 en déclarant que les efforts de l’Occident pour attirer la Géorgie dans son orbite constituent une menace pour la sécurité nationale de la Russie. Alors que les forces séparatistes soutenues par Moscou occupent encore 20% de son territoire, la priorité pour Tbilissi est de ne pas entrainer la Géorgie une nouvelle guerre avec Moscou.
La guerre en Ukraine a remis en question les équilibres fragiles entre les acteurs européens et russes. Mues par des peurs sécuritaires élevées, les États baltes ont finalement fait le choix de renforcer leur politique de fermeté tout en priant les autres États européens de se conformer à leur posture maximaliste à l’encontre de la Russie. Plus le Kremlin poursuit sa fuite en avant, plus ces États pérennisent le rapprochement vers l’Occident en adoptant une stratégie dite cumulative, soit « un schéma sécuritaire dual dans lequel les alliances sont des garanties sécuritaires de même niveau que les capacités nationales ». Quant à la Moldavie et la Géorgie qui ne possèdent pas les mêmes garanties de sécurité, la capacité d’influence et de nuisance du Kremlin les restreint durablement dans leurs choix stratégiques. Elle les oblige également à concéder une certaine neutralité – pour éviter par exemple une reprise du conflit transnistrien – sans cautionner l’invasion en Ukraine, tout comme beaucoup de pays de l’ancien espace soviétique en Asie centrale et au Caucase au début du conflit russo-ukrainien.
Des voix dissonantes s’élèvent au sein de la communauté eurasiatique
Durant les deux années qui ont précédé la guerre en Ukraine, Moscou avait adopté une politique étrangère modérée envers les anciennes républiques soviétiques en faisant preuve d’une habileté diplomatique pour enrayer la montée des tensions dans son précarré historique. Néanmoins, en « étalant au grand jour des faiblesses insoupçonnées », Moscou peine dorénavant à assumer son rôle d’arbitre tout en préservant ses positions en Asie centrale.
La Russie confrontée à un climat de méfiance en Asie centrale
Pour les pays d’Asie centrale, défier l’ancienne puissance coloniale nécessitait de faire preuve d’une grande précaution oratoire pour ne pas subir les mesures de rétorsion de la Russie. Dorénavant avec les récentes évolutions du conflit russo-ukrainien, les cartes semblent rebattues.
Si beaucoup d’observateurs internationaux parlaient d’une neutralité prorusse pour caractériser le non-alignement de nombreux États non occidentaux, c’est dorénavant le désalignement rhétorique qui semble prévaloir pour le Kazakhstan. Moscou avait bénéficié d’un gain de prestige certain lors du soutien militaire à hauteur de 3 000 parachutistes russes et de militaires de l’OTSC apporté au président kazakh en janvier 2022 pour mater l’insurrection qui le menaçait. Toutefois, le Kazakhstan a finalement décidé de s’éloigner de la Russie en coupant court aux « velléités russes d’utiliser l’OTSC en Ukraine (rappelant de fait) qu’il s’agit d’une alliance défensive et non d’une force de projection ». La douche froide ne s’est pas arrêtée là puisque le Kazakhstan a refusé de reconnaitre l’annexion des quatre oblasts ukrainiens. Dans la continuité de la dégradation croissante des relations entre les deux partenaires, le Kazakhstan a fait de sa priorité le contournement de la principale route d’exportation de son pétrole passant actuellement par le port russe de Novorossiisk (cette voie maritime servant actuellement de levier d’influence à Vladimir Poutine pour faire pression sur son homologue kazakh). Le meilleur allié de Moscou ne cesse ainsi de s’émanciper et contre toute attente le ton critique du président Tokaïev et la volonté de préserver son autonomie s’affirme.
Il en va de même pour le président tadjik, qui durant une prise de parole au sommet de la CEI à Astana le 12 octobre 2022, a imputé l’effondrement de l’URSS à l’incapacité de la Russie à prendre en compte les intérêts des petites républiques soviétiques. Après ce parallèle lourd de sens, il a demandé à Vladimir Poutine de faire preuve de plus de respect envers son pays. Quant au Kirghizstan, son absence au sommet de la CEI à Saint-Pétersbourg et son refus d’organiser les exercices militaires conjoints de l’OTSC font craindre une prise de distance de sa part envers le partenaire russe. L’Ouzbékistan n’a pas hésité à ouvertement condamner l’annexion des provinces ukrainiennes, à défendre l’intégrité territoriale de l’Ukraine et à rappeler à Moscou le principe de non-interférence dans les affaires intérieures d’un État. De son côté, le Turkménistan se repose cependant sur la Russie pour se prémunir d’une crise majeure le long de sa frontière commune avec l’Afghanistan. Mais en étant en possession des quatrièmes réserves mondiales de gaz, le Turkménistan semble plus à même de se rapprocher de la Turquie qui s’efforce de se construire un « rôle vital » en matière d’énergie. Pour autant, le gouvernement d’Achgabat n’a jamais exprimé publiquement sa position à l’égard du conflit russo-ukrainien. Il souhaite toutefois maintenir des liens étroits avec le Kremlin, ce qui semble faire figure d’exception en Asie centrale.
Ce regain de confiance de la part des républiques d’Asie centrale peut signifier deux choses. Il peut être le signe de l’émergence de nouvelles doctrines sécuritaires visant à multiplier les partenariats stratégiques pour réduire la dépendance à l’égard de la puissance tutélaire russe. Mais il pourrait également être lié à la volonté de réaffirmer la résilience des liens d’amitié avec Moscou afin que celle-ci accorde plus d’attention et de considération à ces petites républiques qui restent, malgré les risques d’affaiblissement géopolitique de la Russie, des alliés lorsque d’autres font le choix de s’en émanciper. Toujours est-il que dans un cas comme dans l’autre, ces invectives sont l’exemple même que les positions de la Russie dans la région s’étiolent et qu’un réajustement de ces partenariats asymétriques est de mise pour éviter que l’isolement de Moscou s’étende durablement au-delà de l’Occident.
Ce bref rappel historique fait à Vladimir Poutine a eu pour but de réaffirmer que chaque ancienne république soviétique possède désormais des sensibilités et des intérêts qui leur sont propres. Or cet avertissement est intervenu lors de la rencontre trilatérale entre le président russe et ses homologues tadjik et kirghize pour tenter de trouver une solution diplomatique au conflit frontalier qui oppose ces deux derniers. Finalement, la prudence stratégique des États de ces sous-régions a pu laisser place à des discours désapprobateurs à l’égard de la nature impériale de la Russie ou à une lassitude face à son inaction envers la dégradation graduelle du contexte sécuritaire régional.
L’image russe du médiateur de paix endommagée par l’embrasement du Caucase et de l’Asie centrale
Face à la réactivation de deux conflits gelés dans son « étranger proche », la Russie est confrontée à des doutes de la part de ses alliés quant à sa capacité à maintenir son engagement envers l’idée de sécurité collective, Moscou brillant pour l’heure par son inaction.
L’inefficacité de l’alliance militaire portée par le Kremlin pour juguler les conflits internes
Le premier conflit en question ici oppose le Kirghizstan et le Tadjikistan. Si la frontière commune entre ces républiques d’Asie centrale est le théâtre d’affrontements réguliers, cette nouvelle éruption de violences est la plus meurtrière depuis trente ans. Au cœur de cette tragédie, le découpage frontalier issu du démembrement de l’URSS y est pour beaucoup. En ne répondant à aucune réalité historique, il a participé à la fragmentation de l’espace régional et à la montée des tensions autour de l’enclave tadjike de Vorukh. Tracées sous la contrainte du régime soviétique, les limites administratives entre le Kirghizstan et le Tadjikistan ont pu créer des différends communautaires qui ont muté en un conflit interétatique lorsqu’elles ont acquis le statut juridique de frontières internationales. À cela s’ajoute le fait que « presque la moitié de la frontière entre le Tadjikistan et le Kirghizistan n’est pas encore tracée » et qu’un processus de militarisation rampante des frontières est venu accentuer les crispations sécuritaires de chacun.
Si les deux parties se rejettent la faute, elles n’attendaient pas moins de la Russie qu’elle exerce son rôle de pacificateur par l’entremise de l’OTSC. Moscou a finalement demandé aux parties au conflit de trouver une solution par la voie du dialogue jugeant que les affrontements n’avaient pas atteint un niveau d’intensité suffisant pour qu’elle intervienne. Par conséquent, le Kremlin, à travers cette réaction limitée, adopte une posture stratégique ambiguë. D’une part parce qu’il invite le Kirghizstan et le Tadjikistan à s’assoir à la table des négociations lorsque, dans un même temps, Moscou règle ses différends territoriaux par la violence armée interétatique. D’autre part parce que les deux pays constituent les deux implantations militaires phares de la Russie en Asie centrale. Enfin parce qu’un conflit ouvert entre deux États membres de l’OTSC n’est pas prévu par les statuts de l’alliance militaire chapeautée par les Russes. Pour toutes ces raisons qui s’additionnent aux difficultés que Moscou rencontre en Ukraine, sa marge de manœuvre est restreinte et le Kremlin se retrouve pieds et poings liés. Dans ce cadre, les accords trouvés entre les deux pays se sont faits par des contacts strictement bilatéraux, écartant de fait la médiation russe.
La Russie a trouvé une porte de sortie en stipulant que l’OTSC n’avait pas vocation à gérer des conflits entre les États membres de l’Alliance militaire. Néanmoins, le risque que l’OTSC devienne une coquille vide est d’autant plus important pour Moscou lorsqu’un conflit gelé se réactive et que la Russie se doit d’apporter une assistance militaire à un allié agressé militairement.
L’OTSC une coquille vide ? La passivité du Kremlin face à ses obligations d’assistance
Deux après la guerre au Haut-Karabakh, le conflit qui couve depuis trente ans entre Bakou et Erevan interroge désormais par le niveau d’intensité des affrontements survenus en septembre 2022. Tandis que les germes d’une guerre à plus grande échelle se sont installés, le Haut-Karabagh et plus récemment le territoire arménien ont été grignotés par Bakou. Tout ceci en dépit des efforts de médiation déployés par le président du Conseil européen Charles Michel lors des rencontres tripartites organisé pour parvenir à un accord de paix, ou tout du moins à une normalisation des relations entre Erevan et Bakou.
De son côté, le parrain régional russe qui avait sonné la fin de la partie deux ans auparavant à travers un activisme diplomatique soutenu ne semble plus en mesure de contenir les aspirations territoriales azerbaïdjanaises. En 2020, sous la pression de Vladimir Poutine, le président azerbaïdjanais avait renoncé à prendre militairement le Haut-Karabakh. Aujourd’hui, la violation du fragile accord de cessez-le-feu négocié sous l’égide de Moscou et garanti par une force d’interposition de 2000 soldats russes revient à bafouer l’autorité du Kremlin. Bakou en est conscient, mais les déboires de la Russie en Ukraine lui offrent une opportunité stratégique pour revenir sur l’accord de paix préalablement signé et pour accélérer le rythme des négociations afin d’obtenir de plus larges concessions de la part d’Erevan. Quant à l’Arménie, elle s’est logiquement tournée vers ses alliés pour préserver son intégrité territoriale.
En vertu de la clause de solidarité de l’OTSC activée pour la seconde fois de son histoire, la Russie et les autres États membres devaient prêter main-forte à l’Arménie. Seul juge du niveau d’assistance militaire à apporter, Moscou est confronté à un dilemme sécuritaire : sauver l’OTSC en tant qu’alternative crédible à l’OTAN en apportant l’assistance militaire qu’elle doit à l’Arménie reviendrait en effet à s’aliéner l’Azerbaïdjan qui se trouve être par la même occasion un allié de Kyiv et le protégé de la Turquie. Une nouvelle escalade des tensions pourrait renforcer la coalition turco-azéris et assurer une influence décisive à Ankara dans la sous-région face au concurrent russe. Parallèlement, les accords commerciaux signés entre l’Azerbaïdjan et la Russie concernant l’exportation d’hydrocarbure permettent à Moscou de contourner les sanctions occidentales. L’Arménie, qui pèse peu dans la coopération compétitive entre grandes puissances, pourrait alors servir de monnaie d’échange à la Russie pour maintenir ses partenariats stratégiques avec l’Azerbaïdjan et avec la Turquie afin d’éviter un rapprochement trop important entre ces deux derniers.
Il semble qu’un « conflit armé dans le Caucase du Sud n’est pas à l’ordre du jour pour la Russie ». En d’autres mots, Moscou n’interviendra pas militairement dans la sous-région : la Russie ne possède pas en effet les moyens militaires et logistiques pour s’impliquer dans une deuxième guerre ; et plus important elle ne le souhaite pas. Une guerre sur plusieurs fronts aiderait grandement l’Ukraine en dispersant les efforts militaires russes. Ce relatif désintéressement a tout de même un coup politique pour le Kremlin. L’Arménie ne semble pas en mesure de se passer du soutien russe face à la supériorité militaire de l’Azerbaïdjan. Mais le niveau de défiance à l’égard de Moscou a atteint un point culminant lors des manifestations populaires à Erevan contre le régime russe et lors de la dernière rencontre de l’OTSC dans cette même capitale. Cette rencontre multilatérale s’est en effet soldée par le refus du Premier ministre arménien de signer la déclaration commune de l’Alliance militaire et par son départ abrupt de la table des discussions.
En étant réticente à prendre parti, l’incohérence stratégique de la Russie et les réactions limitées qu’elle a provoquées ne seront pas sans conséquence sur sa fiabilité en tant qu’allié et sa crédibilité en tant que garant de la stabilité régionale. Également entachée, l’OTSC a su prouver qu’elle a « davantage vocation à marquer la loyauté de ses membres envers Moscou qu’à assurer leur sécurité ». Cette perte de vitesse dans la sous-région s’illustre également par le redéploiement stratégique de 1500 militaires russes présents au Tadjikistan vers le front ukrainien afin de soutenir l’effort de guerre. Cette diminution de la visibilité de la présence militaire russe a pu laisser un vide sécuritaire en mesure de déstabiliser l’espace eurasiatique.
En priorisant ses propres intérêts stratégiques au détriment de ceux de ses alliés et en se révélant inefficace pour mettre à mal l’escalade militaire dans le Sud Caucase et en Asie centrale, la Russie a permis à d’autres puissances régionales d’avancer leurs pions. La construction de la première base chinoise sur le territoire tadjike ne semble pas être le seul élément permettant de démontrer le déclin de l’influence russe en Asie centrale.
Un vide stratégique convoité par les puissances rivales voisines
Bien que plusieurs spécialistes estiment que Bakou ne serait jamais intervenu militairement en Arménie sans l’aval de Moscou, le double jeu du Kremlin reste toutefois de l’ordre de la spéculation. Toujours est-il que la Russie doit désormais composer avec la Turquie dans le cadre de ce dossier et avec d’autres puissances régionales qui étaient absentes du jeu régional il y a plusieurs années. Si elles assurent des atouts géopolitiques au Kremlin dans le cadre de la guerre qu’elle mène chez son voisin, elles limitent tout de même grandement son indépendance stratégique. Pendant ce temps-là, la surenchère militaire qui est à l’œuvre offre de nouvelles opportunités pour revoir les allégeances diplomatiques.
Une position d’équilibre fragile, mais néanmoins fructueuse pour la Turquie
En se positionnant comme un acteur géopolitique majeur dans le cadre de la guerre en Ukraine, notamment lors de la négociation à Istanbul de l’accord « Initiative céréalière de la Mer Noire », Ankara a su se rendre indispensable pour Moscou et la médiation ne constitue pas son seul fait d’armes pour y parvenir. L’ambivalence stratégique dont elle fait preuve permettra-t-elle à Ankara de devenir un carrefour diplomatique ? Elle semble en bonne voie puisqu’elle constitue le seul acteur qui parvient à dialoguer avec l’ensemble des parties belligérantes. À mesure que le conflit russo-ukrainien évolue, Ankara parvient à se construire un rôle d’interlocuteur indispensable tout en projetant son influence plus efficacement en Asie centrale notamment grâce à l’établissement d’un avant-poste turc en Azerbaïdjan.
Durant le conflit russo-ukrainien, les efforts de médiation opérés par Ankara et son rôle rempart face à Moscou en mer Noire ont été appréciés par les chancelleries occidentales. Son engagement envers la sécurité collective a suscité les remerciements chaleureux de la part de Jens Stoltenberg. Quant au solide partenariat en matière de sécurité entamé avec l’Ukraine à partir de 2014, il a doublement servi la Turquie. Il lui a permis de contester la suprématie de la Russie dans son voisinage et de se faire bien voir par les leaders occidentaux en participant au renforcement du dispositif sécuritaire ukrainien. Sur cette même période, la vente de 32 drones Bayraktar TB2, qui se sont illustrés sur le terrain militaire, a conduit à un léger réajustement du rapport de force initial et a conféré à l’industrie d’armement turc une aura certaine.
Parallèlement, en ayant une certaine tendance à saper le travail de l’OTAN de l’intérieur, la Turquie constitue un allié non négligeable pour la Russie. En gardant ses options ouvertes concernant sa relation avec Moscou ou en bloquant l’adhésion de la Finlande et de la Suède pour prioriser ses propres intérêts stratégiques au détriment de ceux de l’OTAN, le président Erdogan nuit partiellement à la cohésion occidentale en exerçant un chantage stratégique. Dans le cas du conflit russo-ukrainien, la Turquie fait mine de condamner l’invasion. Mais elle permet également à Moscou de contourner les sanctions occidentales en offrant un débouché indispensable aux exportations d’hydrocarbures russes depuis l’embargo européen. Elle est également un partenaire économique clef, avec une nette augmentation du volume d’échange entre les deux pays depuis le début du conflit russo-ukrainien, et un partenaire militaire crucial en Syrie où, malgré les dissensions politiques, leurs actions ont pu être coordonnées. La position d’entre-deux de la Turquie lui accorde les faveurs de l’ensemble des parties au conflit. Pour cela, Moscou courbe l’échine en faisant preuve d’une certaine complaisance lorsqu’Ankara étend sa sphère d’influence au-delà du Conseil turcique.
Récemment renommée l’Organisation des États turciques (Azerbaïdjan, Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan, Turquie, Turkménistan), cette organisation pourrait muter dans les prochaines années en une alliance politico-militaire avec en son centre la Turquie. Ankara entend bien s’installer durablement dans la région en proposant un projet politique adapté à des pays composés à majorité de musulmans et parlant les langues turciques. La forte dépendance de ces États à la Russie, notamment dans le domaine de la défense, semble s’estomper à mesure que la Turquie vend ses armements lourds et ses drones à l’Azerbaïdjan, au Kirghizstan et également au Tadjikistan. L’usage de la diplomatie du drone s’étend à d’autres pays qui ne font pas partie de la communauté turcique puisque le Tadjikistan n’est pas turcophone.
L’ambiguïté des relations entre la Russie et la Turquie pourrait se pérenniser s’ils en venaient à mener une lutte d’influence en utilisant le paysage centre-asiatique comme un nouveau terrain de confrontation. Malgré cela, Moscou a besoin d’Ankara qui a réussi à se positionner comme un médiateur irremplaçable grâce à une « diplomatie du grand écart » dans le cadre du conflit russo-ukrainien. Si garder cette position équidistante entre Kyiv et Moscou sera surement difficilement tenable sur le long terme, ce levier d’influence permet aujourd’hui au président Erdogan d’avoir le champ libre pour conclure des partenariats militaires avec presque l’ensemble des pays d’Asie centrale. Grâce à cela, Ankara développe une troisième voie d’intégration régionale comme alternative à celles proposées par la Russie et la Chine.
Vers un réajustement de la position chinoise dans le conflit russo-ukrainien
Alors que les relations sino-russes se nourrissent du durcissement américain à leur égard, les liens d’amitié présentés comme inébranlables par les leaders russes et chinois pourraient s’essouffler. Pékin hésite entre sauver le principe de non-ingérence, pilier de sa politique étrangère, et s’aligner avec la Russie dans la « croisade » qu’elle mène contre l’Occident. Finalement, Pékin aura fait preuve de prudence stratégique. Toutefois, le refus de soutenir l’effort de guerre russe, les récentes prises de paroles de l’exécutif chinois et le fait que plusieurs États cherchent à resserrer leurs liens avec la Chine rendent cette alliance informelle incertaine.
À Astana en octobre dernier, alors que les leaders de l’ancien espace soviétique et la Chine se sont livrés à une intense joute diplomatique sur fond de guerre en Ukraine, un évènement marquant est passé sous les radars. En se positionnant comme un pont entre l’Occident et l’Orient, le Kazakhstan entretient des relations avec à la fois la Chine, l’UE et les États-Unis, ce qui a tendance à fortement agacer plusieurs officiels Russes. Avec un zèle qui n’est pas sans rappeler le discours révisionniste qui a amorcé le conflit en Ukraine, un député de la Douma a expliqué qu’il était nécessaire de dénazifier le Kazakhstan, ce à quoi Pékin a répondu sèchement en déclarant soutenir l’intégrité territoriale du Kazakhstan, une ligne rouge très claire à destination de Moscou.
La prudence stratégique chinoise à l’égard du conflit a pu laisser place à une certaine exaspération envers les excès d’autorité du Kremlin. Pékin qui se cantonnait à son rôle de puissance économique dominante se mêle dorénavant des questions de sécurité sous-régionale – pourtant chasse gardée de la Russie – en proposant un processus de paix entre Kyiv et Moscou. Il convient alors de se demander si, à terme, Pékin pourrait supplanter Moscou dans son rôle de garant de la stabilité régionale. Pour y répondre, c’est vers un autre sommet diplomatique qu’il faut se tourner.
À Samarcande, Pékin n’a cessé d’être courtisé lors de cette réunion étatique annuelle afin de déterminer les grands acteurs qui seront au cœur des projets d’infrastructures et de connectivité des nouvelles routes de la soie. Le président chinois a su rappeler qu’il constituait l’acteur économique central de la région tout en faisant la promotion d’un nouvel axe à travers les pays d’Asie central qui contournerait la Russie. En agissant sur d’autres fronts que l’Ukraine, le président russe souhaitait prouver à l’Occident qu’il n’est pas tant isolé sur la scène internationale. Cette mise en scène n’a pas permis de camoufler le fait qu’il s’est davantage retrouvé sous la pression de ses alliés qui cherchaient à adopter une position commune concernant les conséquences commerciales de l’aventure militaire du Kremlin. Comme l’atteste la tenue d’exercices militaires conjoints ou encore l’envol des exportations chinoises vers la Russie, il en faudra plus pour défaire l’alliance informelle entre les deux pays.
Malgré tout, le G20 organisé à Bali a confirmé cette tendance au renforcement de l’isolement diplomatique de Moscou avec une prise de distance de la part de Pékin. Cette dernière s’est dite inquiète au sujet de la guerre sans pour autant exercer une pression réelle sur la Russie. Mais la critique à peine voilée de Xi Jinping envers son homologue russe concernant son opposition à une « instrumentalisation » des produits alimentaires et énergétiques laisse entrevoir un certain scepticisme de la part du leader chinois. À l’avenir, l’absence de prise de position claire de la Chine lui permettra de choisir son camp : se positionner comme un soutien de la première heure de la Russie, si elle remporte cette guerre, afin d’avancer leur vision commune d’un nouvel ordre mondial ; ou en cas de défaite russe s’éloigner durablement de Moscou pour ne pas être associée à l’amateurisme de l’armée russe. Dès lors, plusieurs opportunités stratégiques s’offrent à Xi Jinping, ce qui n’est pas le cas pour Vladimir Poutine qui devient de plus en plus limité dans le choix de son système d’alliance à mesure que son isolement se creuse.
Finalement, le Kremlin n’a pas d’allié de rechange et Pékin profite de cette dépendance de circonstances pour accélérer son rapprochement avec les pays de l’orbite russe en organisant un « nouvel ordre de vassalité ». En restant à distance des ambitions militaires de Moscou, Pékin cherche tout d’abord à sécuriser ses corridors en créant un vaste espace de communication et d’échanges commerciaux pour la relier aux marchés européens. En somme, un prolongement de sa politique de bon voisinage. Mais celle-ci pourrait évoluer en une politique expansionniste, reposant sur la force de frappe de l’économie chinoise, à mesure que le déséquilibre dans le partenariat sino-russe se creuse. D’autant plus que Moscou a désormais encore moins de capacités pour compenser la supériorité diplomatique et économique chinoise.
À l’avenir, Vladimir Poutine pourrait refuser de se faire court-circuiter sur son flanc asiatique en essayant de maintenir la Russie comme la grande puissance stabilisatrice dans la gestion des conflits régionaux. Il pourrait également recentrer son effort de guerre et diplomatique sur le Donbass pour sécuriser le gain territorial que représente l’annexion des régions ukrainiennes, tout ceci au détriment de ses positions dans l’espace eurasiatique. Dans un cas comme dans l’autre, il convient toutefois de rappeler que son défaut de fiabilité pourrait pousser les États de l’ancien espace soviétique dans les bras de pays qui pourraient briguer la place de maitre de l’Eurasie.
L’UE et les États-Unis peuvent-ils faire la différence dans la compétition stratégique qui se joue dans l’espace eurasiatique ?
Quelle que soit l’issue du conflit russo-ukrainien et du processus d’adhésion de l’Ukraine au sein de l’UE, « l’Europe et la Russie risquent de se séparer pour longtemps ». Cette fracture sera d’autant plus notable entre les États-Unis et la Russie si Washington voit dans le conflit russo-ukrainien une occasion rêvée d’affaiblir durablement Moscou. Parallèlement sans pour autant avoir la volonté de devenir les gendarmes de la région, les États-Unis et l’Europe, en faisant preuve d’une habileté diplomatique, pourraient rehausser leur niveau d’ambitions géopolitiques au Caucase et en Asie centrale.
En assumant désormais de vouloir agir « géopolitiquement », l’UE fait le pari de bâtir des partenariats plus approfondis dans ces régions. Dans le cas de l’Asie centrale, les ambitions stratégiques de l’Union européenne se sont accélérées avec la guerre en Ukraine. Le renforcement de ces relations bilatérales lui permettra de se rapprocher de l’indépendance énergétique et de l’autonomie stratégique tant recherchées en sécurisant de nouvelles voies d’approvisionnement énergétique. Les pays d’Asie centrale pourront quant à eux diversifier l’éventail de leurs stratégies diplomatiques et réduire la dépendance envers la Russie. Le déplacement de Charles Michel à Astana durant le sommet UE-Asie centrale et celui de Josep Borell au forum économique de Samarcande attestent de cette volonté européenne de s’affirmer dans le jeu régional et de rivaliser avec l’influence chinoise et russe.
Dans le Caucase, la « mission civile » européenne envoyée le long de la frontière commune entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie en vue d’une délimitation plus claire de celle-ci atteste du rôle majeur que joue l’Union européenne pour parvenir à la désescalade entre les deux pays. Tandis que la récente visite à Erevan de Nancy Pelosi (et qui a permis d’entamer des pourparlers entre les deux pays rivaux du Caucase à Washington) atteste du regain d’intérêt des Américains pour la sous-région. Néanmoins, une expansion importante de l’engagement américain ou une réorientation des politiques déjà établies en Asie centrale restent peu probables du fait que l’Asie du Sud reste la priorité stratégique absolue des États-Unis.
Alors que l’ensemble des républiques centrasiatiques et celles du Caucase cherchent un nouvel équilibre géopolitique depuis le début du conflit russo-ukrainien, l’UE et les États-Unis disposent d’une grande opportunité pour renforcer les liens économiques et politiques avec les pays de ces régions hautement stratégiques. À l’instar de la reprise de l’initiative européenne « Global Gateway » prévoyant des investissements massifs dans des projets de connectivité, la guerre en Ukraine a eu le mérite de replacer l’Asie centrale et le Caucase comme des zones pivot/corridors centraux et non plus comme des angles morts de la politique étrangère de la communauté transatlantique.
Conclusion
La guerre en Ukraine a-t-elle porté finalement le coup de grâce à la zone d’influence russe ? Seul l’issu du conflit russo-ukrainien permettra d’y répondre. « Si la Russie gagne militairement, elle aura un énorme levier psychologique » pour peser dans les conflits régionaux. Au contraire, si elle perd, son influence subira un déclin progressif et plusieurs poches de conflit seront susceptibles d’éclater à nouveau. Toutes les nouvelles recompositions géopolitiques qui sont à l’œuvre conduisent à penser que Moscou joue bel et bien sa réputation.
Il convient toutefois de rappeler que la Russie est toujours perçue comme la puissance stabilisatrice de la sous-région. L’Arménie n’a pas quitté l’OTSC malgré la fin de non-recevoir de l’alliance militaire et de nombreux États restent dépendants de Moscou sur le plan sécuritaire. Pour conserver son rang international, Vladimir Poutine s’active sur tous les fronts. Mais en étant absorbé par la guerre en Ukraine, il utilise énormément de ressources pour prouver son maintien dans le ballet diplomatique qui se joue en Eurasie. Pendant que la Russie s’épuise dans la surenchère militaire et diplomatique, la Chine et la Turquie en profitent pour étendre leur zone d’influence. Si elles répondent actuellement au souhait des pays de l’ancien espace soviétique de réduire leur dépendance envers le Kremlin, la Russie n’est pas à l’abri d’un revirement stratégique de leur part visant à la supplanter en tant que puissance militaire phare. L’accroissement de la présence de la Chine et de la Turquie, et dans une moindre mesure celle de l’UE et des États-Unis, aura des conséquences sur la carte diplomatique et sur la capacité de la Russie a assuré sa position géostratégique en Asie centrale.
Plusieurs spécialistes considèrent qu’il convient de se garder de faire des prévisions sur l’issu du conflit russo-ukrainien et les possibilités de relégation de la Russie au rang de puissance moyenne. Toutefois, les conséquences de la succession de revers militaires et diplomatiques du Kremlin nous permettent d’ores et déjà de tirer plusieurs enseignements.
Alors que de nombreux pays étaient prompts à choisir « l’équilibre » plutôt qu’à s’aligner, il s’avère que plusieurs lignes de convergence semblent désormais se dessiner. Pour certains, il s’agira de pérenniser leurs politiques de fermeté et de sanctions à l’égard de la Russie, tout en cherchant à en faire adhérer le plus grand nombre (États baltes), ou encore de poursuivre leur rapprochement vers l’Union européenne (Géorgie, Moldavie). D’autres confieront leur avenir au Kremlin en s’alignant stratégiquement avec lui (Biélorussie). Pour le dernier groupe, le non-alignement se précise – à des degrés différents – puisqu’ils refusent dorénavant de se voir imposer un nouveau rideau de fer en développant une diplomatie dite multivectorielle (le reste du Caucase du Sud et l’Asie centrale). Et il va s’en dire que la dynamique de diversification des relations des pays de l’ancien espace soviétique n’est pas profitable à la Russie. Quant aux puissances régionales voisines qui profitent de la nouvelle architecture de sécurité qui tend à se dessiner (Turquie et Chine), elles constituent des sanctuaires pour éviter les sanctions occidentales. Si ce n’est pas déjà le cas, Moscou court le risque de l’hyperdépendance à leur égard ce qui affaiblira à terme ses positions dans l’espace post-soviétique. Comme l’atteste l’absence de réaction de l’OSC concernant les confrontations violentes entre le Kirghizstan et le Tadjikistan, avec la perpétuation des conflits dans la région, ces puissances étrangères ne vont pas se ruer pour assumer le fardeau de la sécurité.
Pour ce qui a trait à sa position de stabilisateur, plus la Russie poursuit sa fuite en avant, plus sa crédibilité en tant que médiateur s’affaiblit. Pour autant, appréhender l’embrasement du Caucase et de l’Asie centrale comme une conséquence des déboires de la Russie en Ukraine reviendrait à tirer des conclusions hâtives et à ignorer les dynamiques régionales et les agendas politiques propres à ces États souverains. Néanmoins, ces conflits ont gagné en intensité (bilan humain, utilisation d’artilleries lourdes et drones, etc.) et en profondeur tandis que la Russie s’est contentée d’un service minimum pour prévenir l’escalade de la violence.
Même si la reconquête ukrainienne dopée par l’assistance militaire occidentale pourrait se heurter à la stagnation du front dans les prochaines semaines, elle constitue un tournant militaire et psychologique. Si la capacité des Ukrainiens à se battre a été grandement sous-estimée, il est désormais évident que celle des forces armées de la Russie a été surestimée. « Aujourd’hui, non seulement son hard power voit ses limites, mais son soft power est désormais en déclin ». Par conséquent, l’effondrement du mythe de la puissance militaire russe a des échos au-delà du Kremlin puisqu’elles instillent des doutes et de la méfiance chez les sympathisants de la Russie. Les pays de l’espace post-soviétique profitent donc de ce nouveau degré d’autonomie et de la contestation de la suprématie de Moscou dans ce même espace pour chercher à diversifier leurs appuis.
Face à cet isolement croissant dans les diverses plateformes régionales, le nouveau décret signé par Vladimir Poutine en septembre 2022 fournit au Kremlin un prétexte supplémentaire pour s’immiscer dans les territoires souverains de l’ancienne Union soviétique. Ce document dévoile une nouvelle politique humanitaire visant à défendre les populations russophones dans la région et les valeurs intrinsèques du « monde russe ». À mi-chemin entre un aveu de faiblesse lié à son déclin dans la région et une menace contre ses voisins qui chercheraient à s’émanciper, la Russie cherche à codifier son droit d’interférer dans les affaires intérieures d’un autre État.
Plus révélateur encore, Moscou a bel et bien joué un rôle dans le craquellement de son glacis sécuritaire en faisant tomber le tabou « de la violence armée interétatique en tant qu’instrument au service d’objectifs politiques ». Que ce soit le Tadjikistan, le Kirghizstan et l’Azerbaïdjan, tous profitent du flou frontalier hérité de la période soviétique pour légitimer à leur tour leurs revendications territoriales sur les pays voisins. Finalement, Moscou, en s’attaquant à un État souverain, aura conduit à fragiliser l’unité interne de l’OTSC, à bousculer l’équilibre stratégique dans la région tout en ouvrant la porte à d’autres États pour étendre leur souveraineté territoriale par le biais d’une violence décomplexée.
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Tancrède Jankowski est titulaire d’un baccalauréat en droit et science politique obtenu au sein de l’Institut Catholique de Paris et est finissant à la maîtrise en études internationales, concentration cultures, conflits et paix au sein de l’Université de Montréal. Ses intérêts de recherche se concentrent sur la géopolitique de l’espace extra-atmosphérique, la sécurité ainsi que la résolution de conflits.
Armel Bouvery est candidat à la maîtrise bi disciplinaire en droit internationale et politique internationale de l’Université du Québec à Montréal et a obtenu un baccalauréat universitaire en Sciences Politique à l’Université de Montréal. Durant son cursus universitaire il s’est spécialisé en sécurité internationale dans la zone sud-est asiatique.
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