Sans pour autant tourner le dos au contre-terrorisme, la défense américaine semble de plus en plus orienter son regard vers la Chine à l’heure de la compétition entre grandes puissances. Pourtant, la Chine n’est pas le seul défi que les États-Unis doivent affronter dans un monde multipolaire. Les États-Unis, puissance mondiale en déclin relatif, souhaitent préserver le statu quo favorable à leur hégémonie. Cela se remarque d’ailleurs dans le désir de l’administration Biden de défaire les politiques de Donald Trump et de restaurer le leadership et la réputation des États-Unis sur la scène mondiale. Les États-Unis, puissance aux ambitions globales, entrevoient actuellement une actualisation de leur planification stratégique. Toutefois, quels sont les changements prévus à la planification stratégique ? Et ont-ils les moyens de leur ambition ? Cette note politique décortique les priorités de sécurité nationale de l’administration Biden, son positionnement face à l’Union européenne, la stratégie américaine en Indopacifique ainsi que le concept de guerre unique que semblent privilégier les États-Unis.
Les priorités en matière de sécurité nationale de l’administration Biden
L’une des principales priorités en matière de sécurité nationale de la nouvelle administration Biden est de défendre la primauté américaine pour dissuader et prévenir les adversaires de menacer directement les États-Unis ou leurs alliés, et d’empêcher leur domination de régions clés. Pour ce faire, les États-Unis entendent diriger et soutenir un système international stable et ouvert, fondé sur des alliances démocratiques fortes, des institutions multilatérales et des règles. L’administration Biden insiste sur le fait que les États-Unis ne peuvent atteindre ces objectifs seuls et qu’ils doivent s’appuyer sur leurs alliés et partenaires à travers le monde, notamment avec l’OTAN, l’Australie, le Japon, la Corée du Sud, la Nouvelle-Zélande, Singapour, le Vietnam et l’ASEAN. S’il semble que ces priorités de sécurité nationale soient fortement orientées vers la région Indopacifique, la nouvelle orientation stratégique en matière de sécurité nationale mentionne également un réengagement solide avec l’Union européenne tout en continuant la lutte contre le terrorisme et la dissuasion envers l’Iran à l’aide de partenaires régionaux.
De son côté, le département de la Défense définit la Chine comme son principal défi face auquel il souhaite développer les concepts, les capacités et les plans opérationnels appropriés pour renforcer la dissuasion et maintenir l’avantage concurrentiel des États-Unis. La nouvelle évaluation annuelle de la menace du Bureau du directeur national du renseignement de 2021 estime également que la Chine, mais aussi la Russie, constituent des menaces importantes, insistant sur les ambitions globales de la Chine et les actions provocatrices de la Russie.
L’Europe, le partenaire indispensable
Si la compétition avec la Chine devient de plus en plus centrale dans la grande stratégie américaine, il est probable que les États-Unis envisagent les autres régions du monde sous ce même angle compétitif, et cherchent alors du soutien de ses partenaires et alliés dans leur rivalité avec la Chine. L’administration Trump avait déjà cherché à engager les pays européens dans son opposition à la Chine, notamment en faisant pression pour le bannissement de l’entreprise chinoise Huawei des infrastructures de télécommunication 5G des pays européens. Selon Simon, Desmaele et Becker de l’Institut en études européennes de l’Université Vrije de Bruxelles, les États-Unis font face à deux importants défis en Europe concernant leur rivalité avec la Chine. Tout d’abord, les ressources des États-Unis n’étant pas illimitées, s’ils font de la Chine leur priorité stratégique, ils auront moins de ressources pour jouer un rôle proactif en Europe, laissant les acteurs régionaux exercer leur influence. Toutefois, les États-Unis souhaitant conserver un certain équilibre en Europe, notamment vis-à-vis de la Russie, ils vont devoir compter sur le Royaume-Uni et la France pour les aider à maintenir l’équilibre sur le continent européen. Deuxièmement, les États-Unis souhaitent étendre leurs considérations stratégiques en Europe afin de contrer l’influence grandissante de la Chine. Pour cela, les États-Unis doivent s’assurer que les partenaires et alliés européens ne fassent pas trop de place à la Chine, que celle-ci et la Russie ne divisent pas les pays européens, et que ces derniers soutiennent les objectifs stratégiques américains dans l’Indopacifique. La question reste de savoir quel sera le comportement des pays européens face à la compétition sino-américaine. Si la récente stratégie de l’Union européenne pour la coopération en Indopacifique laisse penser à un consensus sur un pivot asiatique de l’UE, la réalité est qu’il existe des divergences sur la place que l’Indopacifique doit occuper dans la politique internationale de l’UE. Ainsi, si la France, l’Allemagne et les Pays-Bas sont prêts à s’engager militairement dans la région Indopacifique, ce n’est pas le cas d’autres pays européens qui préfèrent la neutralité. D’ailleurs, les divergences se font également sentir entre la France et l’Allemagne. Si la France souhaite ouvertement contrecarrer l’hégémonie chinoise et stabiliser la région, l’Allemagne met davantage l’accent sur les opportunités économiques.
La planification militaire et stratégique des États-Unis face à la compétition entre grandes puissances
Alors que la Défense américaine s’était préparée pendant plusieurs décennies à vaincre plusieurs adversaires régionaux successivement dans des guerres de tailles moyennes, elle prévoit maintenant une norme de guerre unique visant à vaincre une grande puissance rivale capable d’égaler la puissance américaine. Cette nouvelle stratégie prépare les États-Unis à confronter une grande puissance, comme la Chine ou la Russie, plutôt que plusieurs adversaires plus faibles comme l’Iran et la Corée du Nord. Il s’agit là du plus important changement de la planification stratégique américaine depuis la fin de la Guerre froide.
Cette nouvelle stratégie demande également une nouvelle planification des forces et surtout des capacités pour vaincre l’ennemi. Les États-Unis semblent privilégier les capacités de dissuasion par interdiction, soit pour dissuader l’adversaire de lancer une attaque si elle a peu de chance d’aboutir, ou de détruire les capacités d’attaques de l’ennemi avant que celui-ci ne les utilise. Il s’agira par exemple de la capacité de frapper plusieurs cibles à l’intérieur du territoire de l’adversaire pour détruire ses capacités de projection de la force. C’est la stratégie du troisième contrebalancier (Third Offset), développée depuis l’administration Obama et qui met l’accent sur la supériorité par les nouvelles technologies et la dissuasion. Cette stratégie est conçue pour faire face à plusieurs défis opérationnels comme le déni d’accès et l’interdiction de zone (Anti-Access/Area Denial, A2/AD), les munitions guidées, la guerre sous-marine, la cyberguerre et la guerre électronique. Elle cible spécifiquement les capacités de la Russie et de la Chine, surtout au niveau de l’A2/AD. En théorie, la stratégie de la dissuasion par interdiction est très efficace face à une puissance révisionniste. La capacité de protéger son territoire et ses alliés, et la capacité de détruire les capacités de projection de force de l’adversaire seraient plus efficaces que les alternatives, comme la dissuasion par punition ou le repli stratégique.
Abandonner le contrôle des mers en Indopacifique ?
Face aux contraintes budgétaires inhérentes à toute action publique, certains proposent que les États-Unis abandonnent le contrôle des mers en Indopacifique, pour se concentrer sur une stratégie moins coûteuse. Tout d’abord, si les États-Unis cherchent la supériorité maritime en Indopacifique, c’est parce qu’autrement, la Chine remplirait la place laissée par le retrait américain. Or, il n’est pas certain que la Chine remplisse le vide laissé par un retrait américain. Ensuite, il y a un risque stratégique pour les États-Unis à chercher le contrôle maritime de l’Indopacifique, celui de la distance. Lorsque la puissance maritime est projetée à une grande distance des côtes américaines, les forces américaines sont particulièrement vulnérables aux mesures destinées à augmenter les coûts d’accès, tout en rendant les États-Unis dépendants des territoires alliés pour le soutien des forces déployées par le biais des bases, des infrastructures et de la logistique. Ensuite, plus les coûts et les risques liés au maintien de l’accès augmentent, plus les enjeux asymétriques deviennent contraignants pour les États-Unis. C’est particulièrement vrai maintenant que la Chine est capable d’affliger de lourds coûts aux États-Unis par le développement de capacités maritimes, sous-marines, de missiles balistiques air, mer et terre permettant une stratégie A2/AD. Il serait alors plus facile, moins risqué et moins coûteux de faire en sorte d’interdire le contrôle des mers plutôt que de l’exercer. Il faudrait alors abandonner l’ambition de primauté dans cette région.
Les vulnérabilités de la stratégie de guerre unique
Malgré les avantages de la stratégie de guerre unique fondée sur la dissuasion par interdiction évoqués plus haut, celle-ci comporte de nombreux risques, défis et zones d’ombre. Le premier risque est évidemment si les États-Unis sont confrontés à deux guerres ou plus au même moment. Les États-Unis feraient alors face à un dilemme pour la répartition de l’effort de guerre sur plusieurs théâtres d’opération. On peut rétorquer que si les États-Unis montrent leur capacité à gagner rapidement la première guerre, cela dissuadera le deuxième adversaire d’attaquer, ou de faire avancer ses intérêts. Cependant, toute guerre comporte son lot d’incertitudes et rien ne garantit une victoire rapide et décisive. Ensuite, même en cas de victoire rapide et décisive par les États-Unis, le mode opératoire des États-Unis sera révélé, ainsi que les potentielles vulnérabilités qu’un adversaire pourrait exploiter sur un second théâtre d’opération. Enfin, il ne faut pas oublier qu’un pays qui déclenche une guerre est un pays qui pense être sûr de pouvoir la gagner. Le biais de la confiance en ses capacités de gagner une guerre (overconfidence bias) peut altérer, voire diminuer la supposée dissuasion d’une victoire rapide et décisive sur le premier adversaire. La deuxième stratégie des États-Unis face à un second théâtre d’opération serait de repousser la riposte le temps de gagner la première guerre. Cependant, cela peut permettre au deuxième adversaire de changer le statu quo à son avantage dans une région particulière, rebattant les cartes, d’où le besoin de s’appuyer sur les alliés régionaux.
La deuxième limite de la stratégie de la guerre unique par la dissuasion par interdiction est la volonté d’un décideur de répondre à une première utilisation de la force par un adversaire. Les États-Unis seraient peut-être réticents à répondre à une démonstration de force s’ils ne sont pas certains des motivations de l’adversaire. Les États-Unis devraient définir clairement le type d’action militaire pour lequel ils riposteront en anéantissant les capacités offensives de l’ennemi.
Enfin, un important défi reste la crédibilité des États-Unis à utiliser la force lorsqu’ils ne sont pas directement ciblés. À quel point les États-Unis sont-ils prêts à déclencher une guerre pour protéger un partenaire lorsqu’il est difficile de faire la distinction entre une provocation, une attaque isolée, ou le début d’une série d’attaques militaires ? Par exemple, la Chine pourrait débuter des manœuvres militaires maritimes près de Taïwan ou faire usage de la force contre un navire étranger. La réponse à ces manœuvres ou à cette attaque dépendra de leur bonne interprétation. Il faudra alors déterminer s’il s’agit simplement de provocations, d’une attaque isolée, ou si les manœuvres navales ou l’usage de la force contre un navire sont le début d’un plus vaste engagement militaire.
Les capacités de renseignement comme outil indispensable
Les États-Unis ne peuvent pas implanter leur nouvelle stratégie sans au préalable développer leur capacité de renseignement pour soutenir cette stratégie. Le renseignement est requis pour comprendre et anticiper les doctrines des adversaires, prévenir les surprises tactiques et opérationnelles et s’assurer que les capacités militaires américaines ne sont pas compromises avant d’entrer en action. Face aux capacités technologiques de la Chine et de la Russie, le renseignement doit aujourd’hui intégrer davantage le domaine cybernétique, numérique et spatial, tout en étant convenablement assimilé aux fonctions de commandement et de contrôle pour assurer une prise de décision rapide.
La coopération en renseignement doit être également, plus que jamais, mise de l’avant, non seulement pour partager les renseignements, mais aussi pour agir conjointement. C’est d’autant plus vrai au sein du Groupe des cinq, le plus institutionnalisé des partenariats en renseignement. Par exemple, dans les domaines cybernétique et spatial, la capacité des agences de renseignement électromagnétique (SIGINT) du Groupe des cinq à surveiller, analyser et pénétrer les adversaires s’avèrera un atout déterminant dans les futurs conflits. Au-delà de ce cercle fermé, les agences de renseignement doivent renforcer leur collaboration avec d’autres pays, comme le Japon et l’Allemagne, pour notamment soutenir la stratégie américaine en Europe et dans l’Indopacifique. Les récentes déclarations concernant la création de deux centres de missions sur la Chine par la Central Intelligence Agency reflètent l’importance du renseignement dans la stratégie américaine pour contrer la Chine.
Considérations pour le Canada
Une des questions les plus importantes face au positionnement stratégique américain actuel est quelle est la place du Canada dans la stratégie américaine et quel rôle devrait ou pourrait jouer le Canada. S’il est relativement certain que les États-Unis demanderont un quelconque appui du Canada dans leur nouvelle orientation stratégique, la position canadienne est loin d’être claire pour le moment.
Le Canada devrait donc repenser sa politique étrangère compte tenu des nouveaux développements sur la scène internationale et du repositionnement stratégique de son principal allié. La politique étrangère canadienne doit refléter les intérêts nationaux du Canada, mais aussi les intérêts d’alliance, notamment ceux des États-Unis et de l’OTAN. Des orientations stratégiques claires, cohérentes avec la politique étrangère canadienne, devront également être formulées.
Au niveau du renseignement, le directeur du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) David Vigneault a de nouveau rappelé que la Chine est une des premières menaces à la sécurité nationale du Canada. Dans ce domaine, le Canada pourrait accroître sa coopération avec des alliés de la région Indopacifique, notamment en matière de cyber-renseignement. Si les États-Unis font du renseignement un de leurs outils privilégiés pour faire face à la Chine, le Canada ne devrait pas tomber dans le piège de dépendre uniquement des renseignements américains, certes utiles, mais ne reflétant pas nécessairement les intérêts canadiens. Le développement d’une expertise Indopacifique en matière de renseignement serait la meilleure façon pour le Canada d’avoir une connaissance de l’environnement et d’agir selon ses intérêts.
Il est peu probable que le Canada soit amené, dans un avenir proche, à jouer un rôle prépondérant en Indopacifique. Traditionnellement, cette région n’est pas d’un intérêt primordial pour le Canada. Toutefois, le Canada doit se préparer à contribuer d’une façon ou d’une autre aux efforts américains dans la région. Ces contributions, qui peuvent être de différentes natures, peuvent passer par un renforcement de la présence militaire canadienne en Indopacifique, un renforcement des relations diplomatiques avec certains pays de la région ou par un rapprochement avec des forums déjà existant comme le Dialogue quadrilatéral sur la sécurité (Quad).
Cependant, toute contribution en Indopacifique ne devrait pas se faire au détriment des intérêts nationaux canadiens. Ainsi, la proposition des États-Unis d’étendre le rôle du Groupe des cinq en Asie-Pacifique pour mieux contenir la Chine ne semble pas être une option que devrait soutenir le Canada. La Nouvelle-Zélande a d’ailleurs récemment affirmé ne pas être en faveur d’une expansion du rôle du Groupe des cinq pour faire pression sur la Chine. La possibilité de représailles de la Chine risque de toucher plus durement les puissances moyennes comme le Canada. Par exemple, l’interdiction de l’importation de canola canadien par la Chine serait une mesure de représailles contre le Canada suite aux relations tendues entre Pékin et Ottawa, tout comme l’arrestation de deux Canadiens en Chine serait une représaille à l’affaire Meng Wanzhou de Huawei. D’ailleurs, les deux Canadiens, ainsi que deux Américains, ont été libérés après une entente entre la justice américaine et Meng Wanzhou, ce qui laisse penser à première vue que la diplomatie des otages a fonctionné. De plus, le Canada n’a pas des moyens illimités, et une augmentation des budgets de la défense pour une contribution en Indopacifique n’est pour l’heure pas envisagée. Donc, si une contribution importante devait se faire en Indopacifique, cela se ferait au détriment d’autres engagements ou priorités nationales, comme l’Arctique ou l’Europe de l’Est.
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