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Introduction
La maxime lapidaire de Charles Tilly selon laquelle « la guerre a fait l’État, et l’État a fait la guerre », reflète les effets des contraintes du temps de guerre sur l’élaboration et l’accélération des réformes institutionnelles au sein des États modernes. Le conflit agit comme un catalyseur : il exige que les organes de l’État se mobilisent ou périssent. Conformément à la formule de Tilly, les périls mortels qui ont accompagné l’annexion de la Crimée en 2014 et l’invasion russe de 2022 ont nécessité une modernisation globale du système de gouvernance de l’Ukraine. Au cours des huit dernières années, l’Ukraine a réussi à se débarrasser de son héritage postsoviétique tout en se restructurant avec pour objectif un avenir plus libéral et démocratique. Le Canada, de concert avec ses alliés occidentaux, a un rôle essentiel à jouer dans la consolidation de ces gains à long terme en Europe de l’Est.
Malgré les simulacres de référendum organisés dans les territoires occupés, l’Ukraine cherchera très probablement une résolution sur le champ de bataille, et non à la table des négociations. Une exception particulière pourrait être faite si la Russie proposait de revenir à la ligne de front qui était celle du 24 février, ou à la suite d’un changement brutal de la situation militaire. Le désespoir de Poutine face à l’impressionnante contre-offensive automnale de l’Ukraine s’est manifesté par une campagne de conscription de masse et par le renouvellement de la menace d’une frappe nucléaire limitée. Bien que la victoire de l’Ukraine ne soit pas encore assurée, les lourdes pertes russes à Kherson et Kharkiv démontrent une continuité dans l’évolution de l’équilibre des forces sur le champ de bataille.
Le Canada et les autres partisans de l’effort militaire ukrainien devraient commencer à mettre en œuvre une architecture pour la paix qui sera établie tôt ou tard. Quel que soit le territoire final sous l’autorité de Kyiv au moment d’un futur accord de paix, un engagement proactif en faveur de l’intégration de l’Ukraine doit être concrétisé par la mise en œuvre d’un ensemble complet de mesures de reconstruction et d’assistance pour l’après-guerre. L’expertise technique et le leadership du Canada sur ce front peuvent aider à reconstruire rapidement l’Ukraine, à coordonner les ressources alliées, à faciliter le retour des citoyens déplacés, à renforcer l’ordre international fondé sur des règles ainsi qu’à consolider la position du Canada au sein de l’OTAN et d’autres organismes multinationaux.
L’Ukraine aura besoin d’un programme multinational monumental pour se reconstruire
Si l’Ukraine a réussi à empêcher l’effondrement de ses institutions à la suite de l’invasion russe, la guerre a eu des conséquences brutales sur la population du pays et ses infrastructures économiques. En septembre 2022, l’inflation sur douze mois dépassait 20% et le gouvernement a dû contracter des dettes massives pour rester solvable. Un rapport du 1er juin a estimé que le total des dommages directs atteignait plus de 97 milliards de dollars US et que les secteurs ukrainiens les plus touchés étaient ceux du logement, des transports, du commerce et de l’industrie. La perturbation de l’économie devrait coûter 252 milliards de dollars US supplémentaires cette année, ce qui devrait augmenter la proportion d’Ukrainiens qui vivent sous le seuil de pauvreté et réduire le PIB du pays de 15,1%.
En juillet, la Conférence pour la Reconstruction de l’Ukraine qui s’est tenue en Suisse a permis d’élaborer la Déclaration de Lugano. Cette déclaration a été signée par les représentants de plus de quarante pays, ainsi que par la Banque européenne d’investissement et l’OCDE. Ce document, qui vise à orienter la reconstruction de l’Ukraine, met en avant l’importance d’un partenariat international, d’un processus axé sur des réformes, d’une plus grande transparence, de la primauté du droit et de l’engagement multisectoriel des parties prenantes. De même, le 25 octobre, la présidence allemande du G7 a coorganisé avec la Commission européenne à Berlin une conférence internationale d’experts sur le redressement, la reconstruction et la modernisation de l’Ukraine. Il en ressort que les besoins de financement extérieur de l’Ukraine pourraient atteindre entre 3 et 5 milliards de dollars US par mois en fonction de l’ampleur totale des bombardements russes à la fin du conflit. Le gouvernement fédéral du Canada devrait être prêt à définir des engagements précis en ce qui concerne la reconstruction de l’Ukraine, des mesures qui doivent s’inscrire de manière constructive dans les programmes de Lugano et de Berlin.
Depuis le début de l’année, le système politique canadien a fait preuve d’un dynamisme remarquable dans l’utilisation des divers leviers d’intervention à sa disposition en situation de crise. À ce jour, le Canada a offert près de 620 millions de dollars canadiens en prêts bilatéraux, dont 500 millions ont déjà été versés à l’Ukraine. Par le biais du FMI, le Canada a offert jusqu’à 1,4 milliard de dollars canadiens sous la forme de prêts au gouvernement ukrainien, dont 1 milliard a déjà été versé. Entre le 24 janvier et le 3 août, le Canada a été le cinquième fournisseur mondial d’aide militaire à l’Ukraine, le troisième fournisseur d’aide humanitaire et le quatrième fournisseur en termes de dépenses financières totales. Après avoir aidé à coordonner le régime multinational de sanctions mis en œuvre contre la Russie, le Canada est également devenu le premier pays occidental à saisir les biens russes sanctionnés afin de les reconvertir au profit des victimes de guerre ukrainiennes. Pour aller de l’avant, ces efforts initiaux doivent être transformés en un ensemble plus vaste de mesures de reconstruction qui visent à pallier les séquelles régionales et mondiales du conflit. Compte tenu des besoins colossaux de Kyiv, Ottawa faire preuve de pragmatisme dans ses dépenses pour éviter que la rigueur budgétaire ne s’immisce dans son processus décisionnel.
Des pistes pour le renforcement des institutions ukrainiennes par le Canada
Les priorités immédiates devraient inclure des mesures visant à alléger la pression sur la chaîne d’approvisionnement agricole ukrainienne afin de lutter contre l’insécurité alimentaire mondiale, en particulier pour les pays en développement qui dépendent des cultures ukrainiennes et russes pour nourrir leurs populations. Un nouvel accord agricole entre le Canada et l’Ukraine peut sauver des vies à un moment où les prix alimentaires en fonction de l’inflation ont atteint leur plus haut niveau depuis les années 1970.
Bien que le Canada ait financé un projet de 52 millions de dollars canadiens par l’entremise de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) afin de remédier aux pénuries de stockage de céréales en Ukraine, il est possible d’en faire davantage pour accroître les capacités ukrainiennes et encourager de meilleures pratiques agricoles afin d’améliorer le rendement total. Plus de 65% des terres arables en Ukraine sont constituées de Chernozem, un type de sol noir organique extrêmement fertile. Le transfert de connaissances canadiennes sous la forme d’échanges pédagogiques et de conseils d’experts peut permettre de mettre en place les technologies, les processus et les méthodes financières modernes nécessaires pour tirer parti des avantages agricoles naturels de l’Ukraine. Chaque année, ce sont 500 millions de tonnes de sols ukrainiens qui sont érodées par des pratiques dépassées telles que la culture avec labour à grande échelle. Le Canada et l’Ukraine ont donc un intérêt commun à protéger les terres arables et à atténuer les effets néfastes du changement climatique sur les zones agricoles productives.
Les directives internationales concernant la modification et la déréglementation de l’économie centralisée de l’Ukraine peuvent permettre de davantage développer le potentiel de ses entreprises, de ses exportateurs, de ses fournisseurs d’énergie et de son industrie technologique naissante. Avec des dizaines de milliers de réfugiés ukrainiens désireux de rentrer du Canada, ainsi qu’avec la volonté de la diaspora ukraino-canadienne, le pays est prêt à subir une transformation structurelle sous-tendue par des investissements et des innovations à l’étranger.
Pour accueillir au mieux ces nouveaux atouts, l’État ukrainien devra réduire considérablement les formalités administratives et développer un environnement propice aux droits de propriété immobilière, exempt d’une corruption qui a été endémique dans l’histoire du pays après 1991. Pour sa part, le gouvernement du Canada devrait envisager de relancer la Section des programmes juridiques internationaux du ministère de la Justice en partenariat avec l’Institut national de la magistrature et l’Association du barreau canadien. En organisant la visite de juristes canadiens hautement qualifiés en Ukraine, il serait possible de mettre en place des initiatives de réorganisation juridique et de renforcement des capacités, des formations à la rédaction de textes législatifs ainsi que la supervision de commissions pour une réforme juridique qui s’avère indispensable pour le pays. La prospérité de l’Ukraine à long terme reposera sur une conception et une application plus strictes de l’état de droit, protégées par un pouvoir judiciaire vigilant et réactif.
Sur le plan diplomatique, l’adhésion et la stature du Canada au sein d’organismes multilatéraux de premier plan comme l’ONU, la Cour internationale de Justice, la Cour pénale internationale, le G7, l’OCDE et l’OTAN fournissent une plateforme pour l’avancement de la cause ukrainienne sur plusieurs dossiers. Le Canada pourrait, par exemple, appuyer la création d’un Tribunal spécial chargé de poursuivre les auteurs du crime d’agression commis contre l’Ukraine. Une enquête en bonne et due forme sur les dirigeants russes accusés de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre renforcerait les fondements du régime juridique international tout en rendant justice aux victimes ukrainiennes. De même, l’ardent plaidoyer du Canada en faveur de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN devrait générer des avantages à long terme, notamment du fait de la gratitude de ce futur partenaire au sein de l’alliance transatlantique.
L’incapacité à maintenir l’ordre régional en Europe de l’Est a déplacé le fardeau sur les pays occidentaux, qui doivent maintenant prendre des mesures préventives pour s’assurer que les transgressions russes contre l’Ukraine ne se répètent pas. Dans le domaine de l’aide militaire et de l’échange de renseignements, le Canada n’est pas obligé d’être le principal fournisseur de services de sécurité pour l’Ukraine. Il peut cependant travailler de manière complémentaire avec ses alliés afin de combler les lacunes de l’appareil de défense ukrainien. Le mois dernier, les Forces armées canadiennes (FAC) ont amélioré la capacité de la plaque tournante de transport de Prestwick en Écosse afin d’accélérer l’expédition d’armes et d’équipement en Ukraine. Dans le cadre de l’opération UNIFIER, les officiers canadiens ont contribué à la modernisation et à la formation de 33 000 soldats ukrainiens entre 2015 et 2022. Cet entraînement s’est avéré essentiel pour la résistance de l’Ukraine contre l’assaut initial russe en février. À mesure que la situation va se stabiliser, le Cabinet devrait être prêt à autoriser la reprise et l’expansion des missions des FAC de renforcement des capacités en Ukraine afin de promouvoir l’interopérabilité des systèmes et de permettre à l’armée ukrainienne de répondre aux normes de l’OTAN en vue de son adhésion éventuelle.
Établir des principes pour le XXIe siècle
La guerre entre la Russie et l’Ukraine, telle que Timothy Snyder l’a décrite de manière troublante, interroge « les politiques de mort massive et […] la valeur de la vie en politique ». Il s’agit désormais d’établir des « principes pour le XXIe siècle ». Tout comme l’annexion de la Crimée en 2014 a stimulé la reconstitution fondamentale de la société ukrainienne, les répliques du bellicisme russe pourraient également donner une impulsion pour des réformes nationales et transnationales radicales. Le Canada a un choix à faire à cet égard : adopter un véritable engagement matériel en faveur de la résilience démocratique à l’étranger, ou débiter de simples platitudes en son nom.
Gagner la guerre en Ukraine est une condition préalable pour gagner la paix qui s’ensuivra. À de nombreux égards et selon divers paramètres, le Canada se trouve dans une position spéciale pour exercer une influence sur le processus de reconstruction de l’Ukraine d’après-guerre. Il ne doit pas laisser passer l’occasion d’aider l’Ukraine à se remettre sur pied tout en renforçant ainsi la sécurité européenne. De ce point de vue, la diplomatie canadienne peut avoir un impact générationnel durable en Europe de l’Est. Les contacts institutionnels directs et l’échange d’informations permettent aux dirigeants canadiens d’écouter et d’apprendre des expériences douloureuses de l’Ukraine en temps de guerre. Enfin, les développements de la cyberguerre, des techniques pour contrer la désinformation et des nouvelles doctrines sur le champ de bataille peuvent permettre de faire une ébauche de l’ampleur et de la configuration des futurs conflits militaires du XXIe siècle.
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