Vendredi le 25 septembre dernier s’est tenu le premier panel d’un cycle de 5 ateliers sur le renforcement des capacités à l’ère de la COVID-19 organisé par le Réseau d’analyse stratégique. Modéré par Théodore McLauchlin, professeur agrégé au département de science politique et directeur du Centre d’études sur la paix et la sécurité internationale (CEPSI) à l’Université de Montréal, le panel incluait deux conférencières : Renanah Miles Joyce, boursière postdoctorale en Grand strategy, security and statecraft au programme de sécurité internationale de la Harvard Kennedy School et, conjointement, au programme d’études de sécurité du Massachusetts Institute of Technology; et Linnéa Gelot, professeure agrégée en études de paix et développement et chercheure senior à la Folke Bernadotte Academy.
Portant sur l’impact de la pandémie sur les activités de renforcement des capacités, le panel a donné lieu à une discussion animée sur les multiples questions que soulevait déjà le renforcement des capacités avant la pandémie, et sur comment la COVID-19 les affecte aujourd’hui. Le présent point chaud résume les points saillants de cet échange.
Le renforcement des capacités avant la COVID-19
Forme de coopération sécuritaire au travers de laquelle un acteur transfère des capacités techniques et des normes à un autre acteur dans le but d’améliorer les habiletés des forces armées de ce dernier à faire face efficacement à des défis de paix et sécurité, le renforcement des capacités est devenu au fil des années un outil important de la politique étrangère de plusieurs pays occidentaux. Il se présente en effet comme un moyen alternatif de contribuer à la paix et à la sécurité internationale, moyen qui implique moins de risques et de coûts que l’alternative d’un déploiement direct à grande échelle. Pour Théodore McLauchlin, qui travaille actuellement à un projet intitulé Politics of Foreign Military Training où il examine les impacts politiques des formations militaires internationales, il est donc question de s’impliquer à l’étranger sans payer un lourd tribut. Plusieurs objectifs sous-tendent ces opérations de renforcement de capacités : la performance militaire, la lutte contre insurrection, le contre-terrorisme, le respect des droits de la personne, et la démocratisation.
Avant la pandémie, le renforcement des capacités était aussi une opportunité pour les pays prestataires, d’étendre leur influence dans les pays récipiendaires. En effet, au travers des activités de formation organisées, les forces armées formatrices avaient l’occasion d’interagir, d’échanger et de socialiser avec leurs homologues récipiendaires. Pour Renanah Miles Joyce, dont le projet de livre intitulé Exporting Might and Right : Great Power Security Assistance and Developping Militaries porte sur l’efficacité de l’assistance à la sécurité en tant qu’outil des grandes puissances pour façonner les normes et le comportement militaires dans les petits États, il s’agit donc d’un tremplin de diffusion aisée des valeurs et intérêts du prestataire. Pour certains auteurs, les États qui reçoivent les formations militaires dispensées par les États-Unis – par exemple – développent facilement une vision pro-américaine. Certaines normes comme la libéralisation, le respect des droits de la personne, la réduction de la répression seraient ainsi acceptées plus aisément par les pays récipiendaires. Ce point reste toutefois en débat dans la littérature.
Par ailleurs, la littérature et les débats entre professionnels portaient également sur des questions telles que l’impact des activités de renforcement des capacités sur les coups d’État; l’utilité de ces activités dans le contexte des gouvernements autoritaires ou corrompus; ou encore l’effet que peut avoir la multiplicité des prestataires sur la capacité de mener un transfert cohérent des normes et pratiques – selon qu’ils agissent dans une logique de coordination ou de concurrence. La COVID-19 vient donc allonger la liste de questions à se poser sur le renforcement des capacités.
Les perturbations que crée la COVID-19
L’une des premières conséquences de cette pandémie, ce sont les difficultés économiques qu’elle a entrainées à l’échelle mondiale. Qui dit difficultés économiques dit également coupures budgétaires et recalibrage des priorités et des urgences. Ainsi, la première question qui se pose est de savoir à quel point le renforcement des capacités va demeurer une priorité pour les États prestataires. S’il s’agissait d’un moyen moins coûteux pour atteindre certains objectifs en sécurité internationale, le paradoxe qui se pose est qu’avec la pandémie, sa valeur peut changer. Pour Théodore McLauchlin, le renforcement des capacités ne serait plus absolument une priorité dans le contexte actuel – de crise économique et d’urgences internes – pour certaines puissances qui s’impliquaient dans ce genre d’activités. En revanche, il se peut que le bas prix du renforcement des capacités, comparativement à d’autres formes d’intervention, rende plus attrayante cette activité dans une époque de dégâts économiques et de budgets réduits. En effet, les États-Unis, le Canada, et le Royaume-Uni ont annulé ou réduit certaines activités de formation depuis le début de la pandémie, tandis que d’autres comme la Chine, la Russie et la France ne l’ont pas absolument fait.
Pour les panélistes, les activités de renforcement de capacités pourraient aussi être limitées aux activités essentielles. Mais quelles seront les activités considérées comme essentielles ? Les intérêts géopolitiques pourraient devenir un autre élément susceptible de faire pencher la balance : les choix pourraient alors être faits en fonction de critères comme gagner du terrain, étendre ou maintenir son influence, passer un message aux adversaires sur nos capacités. Par exemple, on observe que certains prestataires, comme la Chine et la Russie, ont poursuivi des activités de formation militaire malgré la pandémie; tout comme l’a fait la France dans le cadre de l’Opération Barkhane au Sahel.
De plus, la COVID-19 pose le problème des restrictions des déplacements et des contacts physiques. Le déplacement des forces armées formatrices ou récipiendaires se trouvant entravé, ceci soulève la possibilité de transmettre l’instruction à distance. Mais, selon Renanah Miles Joyce, se posent alors les problèmes du manque d’infrastructures technologiques dans certains pays et régions en développement, de l’accentuation des difficultés que posent les barrières linguistiques, et de l’entrave au processus de socialisation qui est cher aux prestataires occidentaux. Également, la formation stratégique pourrait souffrir davantage que la formation tactique avec les mesures de distanciation : elle a lieu habituellement dans des salles de classe (et non en plein air). En plus, son accent sur l’approfondissement de liens interpersonnels entre officiers de différents pays est particulièrement difficile à maintenir avec le passage aux cours en ligne.
La discussion sur le renforcement des capacités à l’ère de la COVID-19 était aussi l’occasion de visiter des instruments alternatifs de gestion de la sécurité. Linnéa Gelot, dont le projet actuel est intitulé African Union Waging Peace, a soulevé ce point en partant du cadre des opérations de maintien de la paix. Rappelant que, dans un contexte de crise du multilatéralisme et de manque de coordination entre les puissances étatiques, plusieurs missions de maintien de la paix ont été forcées de réduire leurs effectifs ou d’arrêter — c’est le cas au Congo, en Haïti, au Darfour ou encore au Libéria. Gelot a souligné que désormais les missions politiques (de médiation) sont de plus en plus mises de l’avant au détriment des déploiements militaires, et que les opérations se focalisent davantage sur les tâches essentielles plutôt que sur les multiples dimensions qui sont plus à même d’aider les personnes touchées par des conflits. Cette tendance qui prédate la pandémie pourrait donc s’intensifier dans le contexte actuel de crise sanitaire. De la même manière, la diminution de l’investissement occidental dans le renforcement des capacités pourrait créer une opportunité pour les initiatives régionales, que ce soit au niveau du renforcement des capacités ou des opérations de maintien de la paix, de se développer davantage. Pour elle, ce serait l’occasion pour les organisations internationales et les grandes puissances d’encourager cela.
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