On observe un regain de tension à l’été 2020 en mer de Chine du Sud entre la Chine, d’une part, et plusieurs États d’Asie du Sud-est et les États-Unis, d’autre part. Alors que la montée en puissance économique et militaire de la Chine ne cesse de se préciser dans la région depuis plusieurs années, de récents développements sembleraient traduire la volonté chinoise d’affirmer davantage ses revendications dans cet espace maritime.
Le 3 mars 2020, un bâtiment des garde-côtes chinois a éperonné et coulé un navire de pêcheurs vietnamien près des îles Paracels, disputées entre Pékin et Hanoï, et occupées par les Chinois depuis 1974. Le 17 avril, un navire des garde-côtes de Malaisie a signalé la présence, dans la zone économique exclusive malaisienne, d’un bâtiment chinois d’exploration pétrolière escorté de sept navires des garde-côtes chinois. La Malaisie n’a pas réagi officiellement à cette violation de sa zone économique exclusive (ZÉE), mais le garde-côtes a poursuivi sa surveillance du navire chinois. Début juillet, la Chine a mené des manœuvres militaires autour des îles Paracels, puis encore en août simultanément dans quatre mers entourant la Chine. Enfin, à la fin août, suite au survol du golfe de Bohai par un avion espion américain, la marine chinoise a tiré deux missiles balistiques antinavires en mer de Chine du Sud. Par ailleurs, le nombre d’« opérations de liberté de navigation »[1] menées par les États-Unis en mer de Chine du Sud est passé de zéro en 2014 à deux en 2015, puis trois en 2016, six en 2017, cinq en 2018 et neuf en 2019.
Si la marine américaine ne demeure pas en reste, l’agressivité chinoise renouvelée a suscité une vaste réprobation dans la région. Même les Philippines, que le président Duterte n’a cessé de rapprocher de la Chine tout en s’éloignant de l’allié américain, ont réagi en affichant leur solidarité avec le Vietnam. En juillet, rompant avec leur traditionnelle position de neutralité sur la question des revendications contradictoires en mer de Chine du Sud, les États-Unis ont fermement rejeté les revendications chinoises. Mike Pompeo, le secrétaire d’État américain, a condamné sans détour ce qu’il estime traduire la volonté de Pékin de considérer la mer de Chine du Sud comme sous sa souveraineté. En avril 2020, la marine américaine a procédé à des manœuvres avec l’Australie en mer de Chine du Sud, puis en juillet, à de nouvelles manœuvres, impliquant, fait exceptionnel, deux porte-avions.
Gesticulations de part et d’autre, ou tentative de la Chine de faire progresser à nouveau ses positions en mer de Chine, en profitant des difficultés économiques et politiques des États-Unis et de ses alliés, provoquées par la pandémie ? Qu’en est-il exactement ?
Analyse – une stratégie chinoise déterminée
La politique chinoise dans le litige de la mer de Chine du Sud se caractérise par trois points majeurs : l’alternance de crises suivies de périodes d’apaisement; le refus de reconnaitre les principes du droit international de la mer tout en maintenant une grande ambiguïté sur la nature des revendications chinoises; une habile politique de division entre les pays de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN).
Premièrement, la région a déjà connu d’autres épisodes de vives tensions, en général résultant d’initiatives chinoises. La Chine est habile et cible ses interventions avec soin afin de minimiser l’impact politique de ses gestes, faisant ainsi progresser peu à peu ses positions militaires et ses intérêts politiques. Dernière puissance à occuper des ilots dans l’archipel des Spratleys, elle occupe quelques positions en 1988 à la faveur d’un affrontement naval avec le seul Vietnam, jouant sur la division que provoquait l’alignement de Hanoi sur le bloc soviétique. En 1995, la Chine a étendu ses positions aux dépens du secteur philippin, sans qu’une position commune ne puisse être atteinte. La Chine a par la suite joué l’apaisement avec les négociations sur un Code de conduite, resté lettre morte, puis en offrant la possibilité de zones de développement conjoint, notamment en 2005 avec les Philippines, puis en 2013 avec le Vietnam dans le golfe du Tonkin et de nouveau en 2017 avec les Philippines. Ces projets n’ont jamais abouti à ce jour.
En 2014, une crise sévère a débuté lorsque les travaux de poldérisation massifs des ilots occupés par la Chine ont été découverts, dans le but d’y édifier aérodromes, hangars et quais pour ce qui semble être la construction de points d’appui militaires. La Chine n’est pas la seule à s’être engagée dans ces travaux majeurs; Taiwan, le Vietnam, les Philippines et la Malaisie ont également remblayé et étendu leurs ilots afin d’y développer des installations militaires, mais l’ampleur des travaux menés pour les garnisons chinoises était sans commune mesure. Le Pentagone estimait les surfaces remblayées sur la mer, de décembre 2013 à juin 2015, à 2 900 acres (1 173,6 hectares) par la Chine, 80 (32,4 ha) par le Vietnam, 70 (28,3 ha) par la Malaisie, 14 acres (5,67 ha) par les Philippines et 8 acres (3,24 ha) par Taiwan. Une fois ses positions renforcées, la Chine a relâché sa pression pour quelques années. La crise actuelle semble donc marquer la récurrence de cette stratégie chinoise d’alterner pression et apaisement.
Deuxièmement, en 2016, la Cour Permanente d’Arbitrage (CPA), saisie par les Philippines, a rendu un jugement invalidant toute revendication d’espace maritime à partir des ilots des Spratleys, ainsi que toute revendication basée sur la notion de titre historique. La Cour ne s’est pas prononcée sur les revendications de souveraineté sur les ilots, mais a précisé que ceux-ci ne pouvaient générer que des eaux territoriales, ruinant par le fait même toute base légale aux revendications étendues de droits souverains de la part de la Chine. Pékin refuse de reconnaitre le jugement, tout en maintenant une ligne ambiguë, refusant de préciser comment les limites de ses revendications en mer de Chine méridionale (les fameux neuf tirets) ont été tracées, ni la nature des eaux ainsi définies : mer territoriale, zone économique exclusive, ou simple zone maritime dans laquelle les ilots lui appartiennent ? Le comportement de la Chine et de sa garde côtière, interceptant les chalutiers et les plates-formes de forage étrangers, milite de plus en plus pour une revendication correspondant au minimum à une ZÉE, mais dont l’étendue se trouve en contradiction manifeste avec les principes de la Convention sur le droit de la mer (CNUDM), surtout depuis l’arrêt de la CPA de 2016.
Troisièmement, la Chine a habilement su jouer des rivalités entre les acteurs de l’ASEAN et des frictions occasionnelles avec les États-Unis. Ainsi, la tactique de ciblage sélectif des pays visés par les coups de force de la Chine, évoquée ci-dessus, a permis à Pékin d’éviter la constitution d’un front commun. En 1988, la Chine n’a attaqué que le seul Vietnam, alors isolé dans un contexte de Guerre froide, ne suscitant ainsi que de faibles réactions des autres protagonistes, alors même que ce conflit permettait à la Chine de prendre militairement position dans l’archipel des Spratleys. En 1995, la Chine a occupé des positions dans le seul secteur philippin des Spratleys, là encore provoquant une molle réaction des membres de l’ASEAN, puis encore en 2012 lors de la prise du récif de Scarborough. En 2013, lorsque les Philippines ont déposé leur plainte auprès de la Cour permanente d’arbitrage, les autres membres de l’ASEAN impliqués dans le conflit ont offert un maigre soutien.
Offrir un appui politique et économique solide permet également à Pékin de développer des relations fortes avec certains membres de l’ASEAN, notamment la Thaïlande, qui ne semble guère prioriser l’action diplomatique pour contrer la Chine en mer de Chine du Sud, et surtout le Cambodge, dont le régime et l’économie jouissent d’un soutien sans faille de Pékin. En contrepartie, le Cambodge a bloqué à deux reprises, en 2012 et en 2016, les projets de motion de l’ASEAN se préoccupant de la situation politique et militaire en mer de Chine du Sud.
Incidences sécuritaires et stratégie pour le Canada
La Chine semble manifestement déterminée à déployer une stratégie sur le temps long, afin de faire progresser ses intérêts et ses revendications. La Chine sait jouer des divisions entre pays de l’ASEAN pour faire progresser ses positions et a su éviter tout casus belli avec les États-Unis. Le risque sécuritaire, à court terme, est relativement faible : il réside essentiellement en l’accroissement progressif de la solidité des positions chinoises et de la possibilité de faire prévaloir ses revendications sur les archipels contestés et sur les espaces maritimes de mer de Chine du Sud; et dans le risque de voir des FoNoPs américaines déraper vers une crise, voire un incident militaire.
Tant que les États-Unis ne ratifieront pas eux-mêmes la CNUDM, tout argument de Washington basé sur l’ordre juridique international, quand bien même la Chine a ratifié la CNUDM en 1994, sera perçu comme très limité, voire biaisé. De plus, aux yeux d’une Chine de plus en plus décomplexée, la lecture même du droit international devient divergente de celle des Occidentaux. Ainsi, pour la Chine, les manœuvres militaires d’un État tiers ne sont pas acceptables dans la ZÉE, alors que les Occidentaux soutiennent que rien de tel ne figure dans la CNUDM. Et la Chine persiste à refuser le jugement de la CPA de 2016.
La démonstration unilatérale de la puissance navale par Washington, surtout si elle s’appuie sur la participation active des alliés dans la région, peut envoyer un message de dissuasion, mais cette stratégie du bras de fer peut être risquée ne serait-ce que du fait des frictions sur le terrain. Il faudra une diplomatie multilatérale minutieuse pour persuader la Chine de s’engager dans des négociations avec l’ASEAN pour trouver une solution fondée sur des règles. Pour le moment, la Chine récuse toute négociation multilatérale. Les manœuvres militaires de Washington et les accords de sécurité bilatéraux doivent s’accompagner d’efforts visant à renforcer la capacité de l’ASEAN.
Cette capacité, c’est aux États de la région de la trouver, en faisant taire leurs divergences (rivalités sur les chevauchements de revendications d’espaces maritimes, litiges sur l’occupation de certains ilots) pour développer un front commun le plus large possible, à défaut d’un illusoire front commun de l’ASEAN. Ainsi, le président philippin Duterte, longtemps très pro-chinois après son élection en 2016, s’est-il rapproché du Vietnam et de la Malaisie après avoir constaté la rigidité de la Chine dans le litige sur les zones de pêche et l’occupation du récif de Scarborough. L’Indonésie, en butte aux incursions récurrentes de navires et chalutiers chinois dans sa ZÉE au nord-est des îles Natuna, se rapproche ostensiblement de Kuala Lumpur et de Hanoi. Comme l’a déclaré le premier ministre vietnamien en novembre 2019, lors du sommet de l’ASEAN, « en 2020, nous voulons nous concentrer sur le renforcement de la cohésion durable de l’ASEAN en soutenant la solidarité et l’unité… ».
Le Canada a longtemps déployé des efforts importants pour favoriser le dialogue entre protagonistes de cette dispute, en finançant et en animant les discussions officieuses au tournant du siècle, de la fin des années 1980 jusqu’en 2006 environ. Sans tourner le dos à cette ouverture, et tout en poursuivant une action diplomatique pour modérer l’action américaine, il parait plus opportun maintenant d’œuvrer à la construction d’un réel consensus en Asie du Sud-est maritime pour une position commune forte face à la Chine.
[1] Freedom of Navigation Operations, FoNoPs, sont des opérations navales visant à délibérément ignorer les revendications jugées excessives par Washington, ou à manifester un message politique. En mer de Chine du Sud, il s’agit de navires entrant dans les eaux territoriales des ilots des Paracels, occupés par la Chine en totalité depuis 1974 mais revendiqués par le Vietnam.
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