En septembre 2020, le président de la Commission permanente de la Chambre des représentants sur le renseignement (CPCRR) des États-Unis, Adam Schiff, a publié un court article critique dans Foreign Affairs dans lequel il affirme que la communauté du renseignement américain n’est pas préparée pour faire face à la menace chinoise. Si Adam Schiff n’a pas totalement tort, la réalité est toutefois plus nuancée et complexe. Cette réalité est également visible en France et au Canada, où le renseignement est conscient de la menace que représente la Chine, mais où la réorientation en matière de renseignement pour faire face à cette menace semble se faire attendre. La récente sortie publique du directeur du SCRS au Canada, nommant la Chine comme une menace pour le pays, reflète bien les défis des communautés du renseignement pour faire face à la Chine. Quelle est la capacité du renseignement américain à faire face à la menace chinoise ? Quelles leçons tirer pour les communautés de renseignement au Canada et en France, toutes aussi confrontées à cette menace ?
Un renseignement américain alerte, mais insuffisamment préparé
Le renseignement américain, loin d’être aveugle, est tout à fait conscient de la menace que représente la Chine, et ce, depuis longtemps. En effet, dans l’évaluation annuelle de la menace du directeur national du renseignement de 2007, la Chine était présentée comme étant l’un des « menaces et défis » majeurs pour les États-Unis dans les années à venir, même si en 2007, la priorité était accordée à la lutte contre le terrorisme et à la prolifération nucléaire. Il y a près de 15 ans, le renseignement américain était déjà conscient de la menace que représentaient les activités d’espionnage économique de la Chine et des défis que posait sa croissance économique et militaire. Aujourd’hui, la Chine est devenue la menace stratégique la plus importante pour les États-Unis. En décembre 2020, le directeur national du renseignement, Daniel Ratcliffe, affirmait que la Chine est la menace la plus grande à la liberté et à la démocratie depuis la Seconde Guerre mondiale. C’est également une position que partage le directeur du FBI, Christopher Wray, en affirmant que la Chine est la menace la plus importante à long terme pour l’avenir des États-Unis. Il ira plus loin en avançant que « the stakes could not be higher. » L’évaluation annuelle de la menace du directeur national du renseignement de 2019 et l’évaluation de la menace intérieure de 2020 rendent toutes deux compte de l’importance de la menace chinoise pour la sécurité des États-Unis, tant au niveau militaro-stratégique à travers la capacité de la Chine à cibler avec des missiles au sol des satellites dans l’orbite terrestre, la construction de bases militaires outre-mer et sa modernisation des capacités militaires dans les domaines maritimes, des opérations offensives aériennes et de mobilisation à grande distance pour ses opérations, qu’aux niveaux sécuritaire et économique à travers les cyberattaques, les activités d’influence politique et l’espionnage.
Pourtant, le rapport de la CPCRR mentionne que la communauté du renseignement américain ne s’est pas suffisamment adaptée aux changements géopolitiques et technologiques causés par la montée en puissance de la Chine et qu’elle échoue à prendre suffisamment en compte les menaces non militaires. Cependant, la Commission se base sur une définition relativement restrictive du renseignement, c’est-à-dire en tant que collection, analyse et dissémination du renseignement étranger et du contre-espionnage aux décideurs politiques. Cette conception provient de la vision traditionnelle du cycle du renseignement qui ne rend pas compte de la réalité des missions du renseignement. Par exemple, la Commission d’examen des questions économiques et de sécurité des États-Unis et de la Chine a, dès 2016, démontré les nombreux efforts de la communauté du renseignement pour contrer les activités agressives chinoises, notamment en matière d’espionnage. De plus, le FBI a depuis longtemps mis l’accent sur les menaces non militaires en provenance de la Chine, comme l’espionnage économique et les menaces qui pèsent sur le milieu académique.
Cependant, comme le mentionnent Adam Schiff et le rapport de la CPCRR, l’allocation des ressources dans la communauté du renseignement pour faire face à la menace chinoise n’est pas suffisante pour permettre aux États-Unis de concurrencer la Chine sur la scène internationale et de garantir leur sécurité nationale. Le gouvernement américain doit également renforcer sa capacité à perturber et à dissuader les opérations d’influence chinoises aux États-Unis. Par ailleurs, Adam Schiff pense que la communauté du renseignement américain doit continuer à prioriser les efforts en contre-espionnage face à la Chine.
C’est d’ailleurs une position que partage l’administration Biden et la directrice nationale du renseignement, Avril Haines, qui affirme qu’une de ses priorités sera de consacrer davantage de ressources pour contrer la menace chinoise. Elle se présente d’ailleurs comme étant favorable à une position agressive des États-Unis face à la Chine.
Toutefois, la Chine n’est pas la seule menace contre les intérêts américains et le renseignement est donc confronté à une multitude de dangers. La CPCRR rappelle d’ailleurs que le renseignement américain continue de faire face à de nombreux défis. Par exemple, le Moyen-Orient et l’Asie du Sud sont des régions qui soulèvent plusieurs enjeux, notamment par l’implication des États-Unis en Afghanistan et en Irak, dans la lutte contre le terrorisme international, mais aussi en raison de la coopération en renseignement délicate avec l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis, qui depuis 2017, poursuivent des politiques contraires aux objectifs régionaux des États-Unis. Par ailleurs, la menace pour les États-Unis ne vient pas seulement de la Chine, mais aussi de la prolifération nucléaire, de l’utilisation d’armes chimiques et de la modernisation militaire de la Russie. Cela est sans compter la menace intérieure des extrémismes violents qui demande un investissement croissant de la part du renseignement intérieur pour y faire face. Dans ces conditions, il y a un véritable travail de priorisation des menaces à mener, pour allouer correctement les ressources nécessaires à la communauté du renseignement.
La menace chinoise vue par le renseignement français et canadien
Si les États-Unis, en tant que grande puissance en compétition directe avec la Chine, sont peut-être davantage ciblés par la menace chinoise, la France rapporte également de son côté plusieurs opérations chinoises d’espionnage. Pourtant, autant au niveau de la sécurité intérieure que de la défense et de la sécurité nationale, la France ne considérait pas, jusqu’à très récemment, la menace chinoise comme l’une de ses priorités. Ces dernières se limitaient à la lutte contre le terrorisme d’inspiration islamiste et à la subversion violente. Pourtant, le renseignement français est bien conscient de la menace chinoise, comme le montre l’allocution du ministre de l’Intérieur en 2019 concernant l’espionnage et le pillage économique que mène la Chine en France. Celui-ci affirme notamment que la Direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI) investit des moyens importants pour suivre l’évolution de la menace chinoise sur le territoire français, notamment en matière de contre-espionnage. La DGSI est donc particulièrement consciente de la menace chinoise et déploie son arsenal d’investigation pour y faire face. Au niveau politico-stratégique, c’est avec l’actualisation stratégique de 2021 que la Chine entre dans le giron du renseignement extérieur, par ses activités déstabilisatrices et par sa qualification de « rival stratégique pour l’UE, » ce qui amène aussi la France à se concentrer davantage sur les nouveaux domaines (cyber, spatial et intelligence artificielle) pour faire face aux stratégies hybrides. Le renseignement devient alors une des priorités de modernisation des capacités françaises pour faire face à la compétition avec la Chine, notamment avec des investissements accrus ainsi que la modernisation des moyens de renseignement, surtout dans le domaine informatique. Le budget de la DGSE a d’ailleurs augmenté de 7,8% en 2021, surtout consacré à la cybersécurité.
Au Canada, la situation est relativement similaire à la France. La communauté du renseignement reconnaît l’ampleur de la menace chinoise. David Vigneault, le directeur du SCRS a, en février 2021, nommé le gouvernement chinois comme une menace pour le Canada, notamment par ses activités d’espionnage économique ciblant l’industrie pharmaceutique, l’intelligence artificielle, l’informatique quantique, l’aérospatiale ou encore les technologies océanologiques et son ingérence étrangère, notamment dans sa chasse aux opposants politiques chinois sur le sol canadien. Le directeur du SCRS appelle ainsi à un renforcement des défenses du Canada. Cependant, il semble que le gouvernement tarde à renforcer ses mesures de contre-ingérence et de contre-espionnage. David Mulroney, ancien ambassadeur canadien en Chine, affirme quant à lui que la Chine est la menace la plus importante pour le Canada, notamment pour sa capacité à cibler les élites canadiennes, compte tenu notamment des liens économiques majeurs de certaines élites canadiennes avec la Chine. Par l’incitatif économique, la Chine sécurise ainsi les voix de certaines élites canadiennes avec l’intention d’orienter certaines décisions majeures du Canada. Selon lui, le Canada est une cible endormie pour la Chine. La Chine cible également particulièrement le milieu académique, à travers des partenariats de recherches ou à travers différentes associations étudiantes chinoises. Pourtant, cela fait au moins une dizaine d’années que le renseignement canadien alerte le gouvernement canadien sur l’ampleur de la menace chinoise. La situation ne semble pas s’améliorer en période de pandémie, alors que le renseignement canadien prend de plus en plus la parole publiquement afin d’alerter le public sur la menace chinoise, incluant en matière d’espionnage dans le domaine pharmaceutique.
Le défi de la priorisation des menaces
Les États-Unis, la France et le Canada font ainsi face à un même défi en ce qui concerne la menace chinoise : celui de prioriser cette menace. Si le renseignement peut avertir de menaces potentielles, seuls les dirigeants politiques peuvent décider d’en faire une priorité en matière de sécurité nationale, réorientant ainsi les moyens de renseignement vers cette menace. Or, ce que dénonce Adam Schiff pour le renseignement américain, c’est le manque de ressources allouées à la menace chinoise au sein de la communauté du renseignement, allocation qui dépend de la priorisation des menaces par le gouvernement. Il faut à tout prix éviter de reproduire l’exemple du début des années 1990, où le renseignement américain alertait de la menace grandissante d’Al-Qaeda, sans que cela ne soit suivi d’une réorientation des moyens de renseignement. La situation est similaire en France et au Canada, où le renseignement reconnaît l’ampleur de la menace posée par la Chine, mais où le gouvernement n’en fait pas (encore) une priorité. Le véritable problème se trouve donc dans la priorisation des menaces par les gouvernements. En considérant, au niveau politique, la Chine comme une priorité en matière de sécurité nationale, une réorientation des moyens de renseignement pourrait alors en découler. La question, délicate, sera de déterminer la nature et l’importance relative de la menace chinoise par rapport aux autres menaces.
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