La pandémie de la COVID-19 a fait ressortir les dynamiques des relations transatlantiques contemporaines, qui oscillent entre coopération et rivalité au temps de la compétition entre les grandes puissances. Alors que les États-Unis poursuivent sur le chemin de l’unilatéralisme, l’Union européenne (UE) est déchirée entre l’opportunité historique de développer son autonomie stratégique et son traditionnel manque de cohésion. C’est dans ce contexte que plusieurs experts se sont penchés sur l’avenir des relations transatlantiques dans le cadre de conférences organisées par le Brookings Institute à l’été 2020. Ce « point chaud » en présente les grandes lignes.
L’Union européenne au cœur de la compétition entre les grandes puissances
L’Union européenne a été durement touchée par la pandémie alors que la compétition entre les grandes puissances s’accroit. Celle-ci tente d’envoyer un message clair à la Chine face à l’agressivité de sa politique internationale tout en cherchant une autonomie stratégique à l’heure où les États-Unis continuent leur remise en question du multilatéralisme.
L’Union européenne, dont l’unité a été fragilisée au plus fort de la pandémie, se trouve coincée entre les États-Unis et la Chine dans une compétition accrue entre grandes puissances. Pourtant, l’UE est loin, à l’heure actuelle, d’avoir toutes les cartes en main pour s’affirmer comme un acteur de taille au milieu de cette compétition. Les débuts de la pandémie ont fait ressortir l’une des plus grandes faiblesses de l’UE, à savoir sa désunion, avec des réponses plus nationales que multilatérales sur la gestion de la COVID-19, ainsi qu’un manque de solidarité envers ses membres les plus touchés. La Chine a alors profité de cette porte ouverte pour critiquer la gestion européenne de la pandémie tout en proposant son aide là où l’UE faisait défaut. L’UE s’est toutefois reprise par la suite en fournissant de l’aide logistique, des réserves de liquidité aux banques locales, du matériel médical et pharmaceutique essentiel, ainsi qu’en augmentant la production européenne de matériel de protection des travailleurs de la santé et en renforçant la surveillance régionale de la pandémie.
D’ailleurs, l’UE perçoit de moins en moins la Chine comme un partenaire et davantage comme un rival. Ce changement de position fait suite aux nombreuses actions agressives de la Chine, notamment dans le cyberespace, mais aussi à la nature de ses politiques de développement économique et de son approche des droits humains. Pourtant, la relation sino-européenne est complexe et loin de la simple dichotomie ami-ennemi. En effet, comme le rappelle la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, la relation entre l’UE et la Chine est à la fois l’une des plus importantes stratégiquement et l’une des plus difficiles politiquement. C’est sans compter les liens économiques forts qui unissent les deux acteurs, notamment les nombreux investissements chinois dans les ports, les chemins de fer, les télécommunications et les autres investissements indispensables dont certains pays, comme l’Italie, la Grèce et le Portugal ont grandement besoin. À ce sujet, l’Italie a d’ailleurs conclu un contrat à plusieurs milliards de dollars avec la Chine, renforçant ainsi sa relation avec Beijing.
La pandémie n’a fait que réaffirmer l’importance de la présence chinoise en Europe. Comme le souligne la chercheure associée du Brookings Institute, Giovanna De Maio, l’opinion publique italienne commence à considérer la Chine davantage comme amicale, et se méfie de plus en plus d’autres pays européens comme la France et l’Allemagne. Ainsi, même si la politique étrangère italienne n’a pas connu de tournant majeur à l’égard de la Chine, compte tenu de sa position transatlantique forte, il commence à se développer des mouvements pro-Chine et anti-UE. Cette position est d’ailleurs partagée par Fiona Hill, également chercheure au Brookings Institute lorsqu’elle affirme que la Chine, ou la Russie, peuvent devenir une alternative aux partenaires traditionnels pour des pays comme l’Italie.
Face à ces défis, la ministre de la Défense allemande Annegret Kramp-Karrenbauer soutient que malgré les mésententes au sein des pays membres, l’UE doit répondre collectivement, notamment en faisant valoir ses valeurs de libertés fondamentales, d’égalité et de droits humains face à la Chine. Elle ajoute qu’il est important de continuer à investir dans la défense, malgré une baisse des budgets de défense accentuée par la pandémie.
Pour Charles Fries, secrétaire général adjoint Politique de sécurité et de défense commune du Service européen d’action extérieure, il sera important après la pandémie que l’UE développe une autonomie stratégique la rendant capable de répondre en tant que producteur de sécurité, tout en étant prêt à répondre seul aux menaces. Il sera également important de réduire la dépendance dans les secteurs de la sécurité et des technologies, tout en poussant plus loin l’agenda de défense de l’UE en développant ses propres capacités de défense.
Claudio Graziano, président du Comité militaire de l’Union européenne, rajoute que l’UE a besoin de développer ses capacités de renseignement ainsi qu’une nouvelle approche en cyberdéfense et cyber-renseignement. Sur ce dernier point, l’UE a tout récemment imposé ses premières sanctions contre des cyberattaques provenant de pays comme la Chine et la Russie. Toutefois, alors que la plupart des acteurs européens ne remettent pas en question les liens transatlantiques de l’UE, Timo Pesonen, directeur général pour l’industrie de la défense et l’espace de la Commission européenne, affirme que l’UE dépend trop des États-Unis et qu’elle doit être moins transatlantique et plus européenne.
Même si les débuts de la pandémie ont mis au jour les faiblesses de l’UE, cette dernière semble vouloir sortir renforcée de cette pandémie. L’UE travaille ainsi à renforcer son autonomie stratégique tout en mettant en œuvre une Europe de la défense pour s’éloigner de la dépendance envers les États-Unis.
Les États-Unis : alliés ou rivaux ?
Depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche, les relations des États-Unis avec le Canada et l’UE se sont effritées et l’attitude unilatéraliste américaine a été exacerbée pendant la pandémie, que l’on pense à la tentative de bloquer les ventes de masques de protection au Canada ou à la tentative d’avoir l’exclusivité sur un potentiel vaccin contre la COVID-19 au détriment des alliés. La doctrine « America First » pose en effet de nombreux défis aux alliés traditionnels des États-Unis et reflète le désengagement américain de la sphère internationale et son retrait du multilatéralisme. Pour Julianne Smith, chercheure au Center for a New American Security et ancienne conseillère adjointe à la sécurité nationale du vice-président Joe Biden, c’est la première fois dans l’histoire des relations UE-US que le président américain montre régulièrement et ouvertement du mépris envers le projet européen. Donald Trump ne voit en effet aucune valeur dans la relation entre les États-Unis et l’Union européenne et pense même que l’UE aurait été créée pour avoir un avantage sur les États-Unis.
Les relations transatlantiques se sont par ailleurs dégradées pendant la pandémie de la COVID-19 alors que les États-Unis de Donald Trump sont perçus comme peu fiables et imprévisibles. En cause, l’attitude unilatéraliste des États-Unis et son désengagement envers l’Union européenne. Alors que l’administration américaine a décidé d’interdire de voyage les Européens sans consultations diplomatiques au début de la pandémie, elle prévoit maintenant privilégier une option nationale plutôt que multilatérale pour la sécurisation de ses chaines d’approvisionnement. Ellen Lord, la sous-secrétaire américaine de la Défense pour les acquisitions et le soutien, affirme que la sécurisation des chaines d’approvisionnement doit privilégier une approche nationale et se faire spécifiquement aux États-Unis. Du côté européen, l’attitude américaine est pour le moins ambiguë et renforce la perception selon laquelle les États-Unis ne sont plus un allié fiable de l’UE. En effet, alors que l’administration Trump semble prendre position en faveur du Royaume-Uni dans l’affaire du Brexit, elle a récemment décidé de retirer une grande partie de ses troupes en Allemagne. Le président Trump justifie cette décision en affirmant que l’Allemagne ne paie pas les 2% requis à l’OTAN et qu’elle essaie de profiter des États-Unis. Or, la ministre allemande de la Défense rappelle que son pays a toujours été un allié fiable de l’OTAN, et que compte tenu de l’augmentation de l’agressivité de Moscou, la sécurité de l’Europe garantit aussi la sécurité des États-Unis. Elle ajoute qu’il est regrettable que les États-Unis retirent leurs troupes et que le redéploiement des troupes américaines sera un message clair pour l’UE. Si le redéploiement ne se fait pas en Europe, cela sera un signe de plus de l’abandon de l’UE par les États-Unis. Cependant, pour Mark Esper, secrétaire américain de la Défense, il ne s’agit pas de faire un choix entre l’Europe ou l’Asie, mais plutôt d’essayer de trouver un juste équilibre entre les deux régions représentant des intérêts et des défis sécuritaires pour les États-Unis. L’important pour Washington, c’est d’optimiser ses positions pour se préparer sur le long terme à la compétition entre les grandes puissances.
Faire face aux menaces communes en renforçant la coopération transatlantique
Autant pour faire face à la pandémie qu’à la rivalité de la Russie et de la Chine, il est indispensable pour l’Occident de maintenir une coopération transatlantique solide. Sur la COVID-19, il serait opportun de coordonner les approches pour diversifier les chaines d’approvisionnement et diminuer la dépendance envers la Chine, de promouvoir une coopération dans la régulation du matériel pharmaceutique et médical, de libéraliser les restrictions transatlantiques sur le matériel médical, ou encore de renforcer les échanges scientifiques, la recherche médicale conjointe et la coopération dans l’innovation en matière de santé publique. Or, tout ceci est actuellement mis à mal par l’approche égoïste du président Trump.
Face à la Chine, une coopération pleine et entière entre les États-Unis et l’UE permettrait de créer plus de leviers pour essayer de mettre en place des politiques plus amicales. Une coopération transatlantique est également nécessaire pour protéger le système international libéral basé sur les règles remis en question par la Chine. Quelles que soient les compétitions et les tensions, une coopération transatlantique doit mettre l’accent sur les valeurs à protéger et à promouvoir. D’ailleurs, comme le rapporte Charles Fries, il semble qu’il y ait des discussions entre l’UE et les États-Unis sur la question de la Chine, signe d’une certaine coopération. À ceci s’ajoutent d’autres signes d’une coopération transatlantique, notamment l’adoption par l’OTAN et l’UE de deux déclarations communes en 2016 et 2018 actants 74 actions conjointes, ainsi que la rencontre en juin dernier pour discuter des implications sécuritaires communes de la COVID-19 et de la convergence des intérêts entre les deux organisations.
L’OTAN doit également réussir à combler ses faiblesses en matière de coopération pour faire face à la menace grandissante de la Chine et de la Russie, selon Clark Cooper, assistant-secrétaire pour les affaires militaires et politiques du département d’État américain. D’ailleurs, les tactiques de la Chine et de la Russie pour diviser les pays de l’OTAN ne fonctionnent pas car ils partagent des valeurs communes. Selon lui, la notion de sécurité doit être étendue à la sécurité des infrastructures et des télécommunications. Enfin, pour le secrétaire général adjoint de l’OTAN, Mircea Geoana, l’UE et l’OTAN doivent faire converger leur identification des menaces pour avoir une approche commune. Selon lui, il n’y a pas de place pour une Union européenne agissant seule en matière de défense et l’OTAN reste un incontournable pour la stabilité internationale.
Par ailleurs, l’OTAN semble vouloir atteindre un niveau de coopération supérieur, notamment en matière de renseignement, avec le développement de la Joint Intelligence and Security Division, comme le fait remarquer James Appathurai, l’assistant-secrétaire général adjoint pour les Affaires politiques et la Politique de sécurité de l’OTAN. Celle-ci, première division civilo-militaire du Quartier général de l’OTAN, permet de fournir des estimations cohérentes pour la prise de décision au sein de l’OTAN. Cette division a d’ailleurs permis, grâce aux renseignements partagés par tous les alliés, certaines décisions importantes de l’OTAN, notamment l’expulsion d’environ 150 officiers de renseignement russes non déclarés à la suite de la tentative d’assassinat de Sergei Skripal au Royaume-Uni.
Ainsi, même si les derniers mois ont montré un regain de compétition transatlantique, avec des États-Unis unilatéralistes et des positions européennes divisées, la coopération n’a pas été abandonnée pour autant. Même si la pandémie a accentué certaines tensions, les relations transatlantiques restent tout de même solides, grâce à des valeurs communes et une communauté de sécurité institutionnalisée avec l’OTAN. Cette dernière doit redoubler d’efforts pour combler ses faiblesses et accroitre la coopération dans la compétition entre les grandes puissances. De son côté, l’UE ne doit pas venir remplacer l’OTAN, mais la complémenter, selon la ministre allemande de la Défense. Enfin, même si les relations transatlantiques sont dans une période turbulente, avec la montée de la compétition entre les grandes puissances et la vision négative du président Trump en Europe, il existe un véritable potentiel pour renforcer ces relations qui dépend seulement de la volonté des acteurs concernés. Beaucoup de cette volonté pourrait être retrouvée avec l’élection de Joe Biden à la présidence des États-Unis.
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