Du monde académique jusqu’au milieu politique, les questions d’inclusion et de diversité acquièrent une importance grandissante dans différentes sphères de la société canadienne. En sécurité internationale, le débat sur la diversité n’est pas nouveau. Toutefois, le champ d’études peine toujours à adopter une posture réflexive et la production du savoir demeure dominée par le point de vue eurocentriste. Dans la pratique de la sécurité internationale, si les programmes et politiques se voulant divers et inclusifs ont pris de l’ampleur dans les dernières années, ils ne sont toutefois pas exempts de biais. Au fait de ces tensions, le Réseau d’analyse stratégique (RAS), à mi-chemin entre le monde académique et le monde des praticien[ne]s, s’est doté d’une stratégie d’intersectionnalité encadrant la diversité et l’inclusion dans ses activités.
Dans le même esprit et se voulant complémentaire à cette stratégie, cette note propose un survol des débats actuels sur la diversité et l’inclusion dans les études et la pratique de la sécurité internationale. La note présente ensuite une série de propositions visant à promouvoir la diversité, l’inclusion et une culture d’équité dans les activités du RAS. Ce faisant, cette note stratégique cherche à promouvoir un débat plus inclusif et accessible sur l’étude et la pratique de la sécurité internationale en adoptant une perspective diversifiée et en avançant la démocratisation d’un débat trop souvent dominé par certains groupes et perspectives.
Diversité et inclusion en sécurité internationale : état des faits
La diversité désigne les dimensions et qualités uniques propres à chaque individu. L’inclusion réfère à la mise en place d’une culture collective d’équité et de respect de la différence. Historiquement, les hommes blancs occidentaux ont dominé l’étude et la pratique de la sécurité internationale. Aujourd’hui encore, de nombreux biais reliés à l’eurocentrisme, la race et le genre freinent l’inclusion d’une plus grande diversité en sécurité internationale.
L’eurocentrisme favorise le point de vue occidental et tend à exclure les autres visions du monde. À l’extrême, il sous-entend la supériorité de la civilisation occidentale. Par exemple, la souveraineté étatique et le système international westphalien, deux concepts clés en relations internationales, sont basés sur l’idée que l’Europe du XIXe siècle avait atteint un état supérieur aux régions non européennes, perçues comme non-civilisées. Ces idées problématiques se retrouvent encore au cœur de certains programmes de consolidation de la paix et de renforcement des institutions étatiques des dernières décennies, qui mettent l’accent sur les institutions étatiques centrales aux dépens des mécanismes de gouvernance locale.
La déconstruction des rapports de pouvoir autour du genre et de la race dans la théorie et la pratique de la sécurité internationale est au cœur du travail des féministes en relations internationales et des spécialistes des théories critiques de la race (critical race theory). Les théories féministes en relations internationales explorent une approche inclusive pour maximiser la sécurité de tous. Ces approches considèrent la race et le genre comme des éléments organisateurs des relations internationales, essentiels à la perception des menaces de sécurité ainsi qu’à la formulation des politiques étrangères et de défense. Toutefois, même si les chercheur[e]s féministes et spécialistes des théories de la race critique cherchent à déconstruire les oppositions binaires (homme/femme, blanc/noir, Nord/Sud), les thèmes reliés au genre et à la race sont peu intégrés dans les discussions plus traditionnelles et souvent centrales des études stratégiques. Le genre et la race sont de plus rarement combinés au sein d’une même analyse.
Même si les études critiques de sécurité semblent offrir l’espace nécessaire pour discuter des questions de diversité dans la recherche, elles n’échappent pas aux biais qui compliquent l’adoption d’une posture inclusive. Par exemple, les études critiques de sécurité au Canada s’intéressent à la production du savoir relié à la sécurité à travers différents thèmes : post-colonialisme et peuples autochtones, sécurité environnementale, immigration et frontières, sécurité humaine et gouvernance mondiale. Notamment, les peuples inuits conçoivent les changements climatiques et les menaces à la cohésion sociale comme des problèmes de sécurité, ce qui mène à une conception de la sécurité arctique articulée autour de la protection environnementale, de la préservation de l’identité culturelle, et de l’autonomie politique autochtone. Toutefois, ces approches n’échappent pas toujours à l’eurocentrisme : elles tendent à marginaliser les connaissances autochtones. Par exemple, la stratégie de la résurgence, centrale à l’autodétermination autochtone, s’articule autour de la remise en question de l’État canadien. Cependant, la mise en valeur des traditions autochtones comporte des éléments genrés et des représentations sexuelles stéréotypées qui ne sont pas prises en compte. Non seulement est-il difficile d’aspirer à l’inclusion sans considérer les perspectives de tous les Canadiens, mais les connaissances autochtones présentent des conceptions de sécurité complémentaires aux discussions critiques existantes, notamment en ce qui a trait à la sécurité humaine.
Une approche intersectionnelle qui prend en compte un éventail de facteurs identitaires permet de remettre en question certains de ces biais, tout en favorisant à la fois diversité et inclusion. L’intersectionnalité ne se limite toutefois pas seulement à la recherche et joue un rôle important dans l’élaboration et la mise en œuvre de pratiques inclusives, équitables et efficaces.
Diversité et inclusion dans la pratique de la sécurité internationale
Les biais causant exclusion et homogénéité sont également reproduits dans la pratique de la sécurité internationale. Bien que la diversité soit de plus en plus considérée dans l’élaboration des objectifs de politique étrangère et dans les organisations internationales, son intégration est inégale. De même, les différents efforts d’inclusion au sein des organisations internationales et des forces armées se sont concentrés sur l’intégration des perspectives de genre, négligeant parfois les autres facteurs identitaires.
Le concept de sécurité humaine
Le concept de sécurité humaine, développé dans les années 1990, représente à la fois l’une des avenues les plus prometteuses pour une politique étrangère inclusive et un obstacle à la diversité. Le concept propose une sécurité concentrée sur l’individu plutôt que l’État et s’articule autour de menaces traditionnelles et non conventionnelles comme les changements climatiques et la pauvreté.
Au cours des années 1990, l’Organisation des Nations unies (ONU) et des pays comme le Canada ont privilégié une approche axée sur le maintien de la paix, l’aide humanitaire et la création de normes internationales promouvant la protection des droits de la personne pour assurer la sécurité humaine. Le concept s’est essoufflé dans les années 2000, mais ses principes demeurent actuels. Notamment, la responsabilité de protéger, qui somme les pays d’intervenir pour prévenir les crimes contre l’humanité, a justifié l’intervention de l’OTAN en Libye en 2011. Le discours de la sécurité humaine s’incarne aujourd’hui dans des programmes politiques, militants et de recherche qui mettent de l’avant la protection des populations vulnérables, la considération des enfants dans les conflits armés et l’agenda Femmes, paix, et sécurité. En mettant au premier plan les expériences de conflit des individus au premier plan, les différentes applications de la sécurité humaine permettent de cibler des insécurités en temps de conflit qu’une approche conventionnelle à la sécurité ne peut capturer, comme les problématiques de genre ou des enfants-soldats.
Malgré son potentiel inclusif, le concept de sécurité humaine inquiète. Comme dans le cas des droits de la personne et d’autres normes libérales universalisantes, le danger demeure que certaines problématiques particulières disparaissent sous l’étiquette générale de sécurité humaine. En effet et paradoxalement, les expériences diverses de différents groupes risquent d’être négligées dans la poursuite de la sécurité pour tous. Les pratiques inclusives sont donc celles qui arrivent à équilibrer le respect de la diversité avec les normes existantes.
Le programme mondial sur les femmes, la paix et la sécurité
Les pratiques inclusives des organisations internationales et de certaines forces armées se concentrent généralement sur l’égalité des genres, souvent en ignorant d’autres facteurs identitaires. Depuis l’avènement de la Résolution 1325 du Conseil de sécurité de l’ONU en 2000 et le développement de l’agenda Femmes, paix et sécurité, l’ONU, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), l’Union africaine (UA) et les Forces armées canadiennes (FAC), entre autres, ont déployé des approches basées sur le genre favorisant l’inclusion.
Ces approches combinent différentes stratégies telles que l’équilibre entre les genres (gender balancing), visant une plus grande représentation de femmes, et l’intégration systémique des perspectives de genre (gender mainstreaming). Celles-ci se veulent inclusives, mais misent souvent sur l’efficacité opérationnelle plutôt que sur l’équité et l’égalité comme justification première. En effet, plusieurs organisations de sécurité considèrent que l’intégration d’un plus grand nombre de femmes et des perspectives de genre dans les opérations améliorent leur efficacité.
L’ONU, favorisant l’équilibre entre les genres, cherche à augmenter le nombre de femmes dans les contingents de Casques bleus à un minimum de 15%. De son côté, l’OTAN a créé des positions de conseillers en matière de genre et considère le genre à chaque étape de la planification opérationnelle. Les deux organisations citent les qualités particulières des femmes, notamment leurs talents de communication et leur aptitude à créer des liens avec les femmes et enfants locaux, comme contribuant à améliorer leur efficacité. L’Union africaine intègre des questions reliées au genre à l’entraînement des membres du Département de la paix et de la sécurité, l’organe de l’UA responsable des opérations de maintien de la paix régionales. Par exemple, la sensibilisation à l’usage du viol comme arme de guerre de même que le désarmement et la réintégration des combattants hommes, femmes et enfants sont intégrés à l’entraînement des soldats. Dans le cadre de l’initiative Elsie du gouvernement canadien, les FAC cherchent à augmenter le nombre de femmes dans les opérations de paix, invoquant à la fois l’égalité entre les genres et l’efficacité opérationnelle comme objectifs.
Bien qu’invoquer l’efficacité soit une façon influente de convaincre les commandants militaires, cette approche risque d’instrumentaliser le genre. Plusieurs féministes et militants pacifistes s’inquiètent de voir l’efficacité opérationnelle, et non l’égalité des genres en soi, devenir l’objectif final. Elles dénoncent notamment la militarisation du programme mondial sur les femmes, la paix et la sécurité. D’autres intellectuel[le]s, décideur[euse]s et professionnel[le]s militaires soutiennent qu’une telle militarisation est nécessaire : l’égalité des genres peut difficilement être poursuivie si les conditions de sécurité de base ne sont pas établies.
Somme toute, si les stratégies de diversité de ces organisations ont fait des progrès significatifs en matière de genre, elles n’accordent pas autant de place à d’autres facteurs identitaires tels que l’origine ethnique ou l’orientation sexuelle, d’où l’importance de conceptualiser la diversité en appliquant le concept d’intersectionnalité.
Diversité et inclusion: recommandations pour le RAS
La stratégie d’intersectionnalité du RAS permet de cibler comment les différents aspects de l’identité d’une personne – sexe, genre, religion, orientation sexuelle ou race – créent différents rapports de pouvoir et de subordination dans son expérience du réel. Elle cherche à « s’assurer que la question de l’intersectionnalité soit bien présente dans l’ensemble des travaux des membres du Réseau et que ceux-ci reflètent une grande diversité et l’inclusion des groupes sous représentés ». Ce faisant, le RAS est mieux outillé pour assurer une plus grande représentation dans ses travaux et ses activités. Le reste de cette section propose une série de mesures pour mettre en œuvre cette stratégie de façon à créer un réseau inclusif. Au-delà de sa valeur intrinsèque, une approche inclusive et diversifiée peut générer plusieurs avantages. Afin de promouvoir la diversité et l’inclusion dans la recherche comme dans les activités, le RAS devrait se concentrer sur les trois priorités suivantes.
1 – Privilégier des avenues de recherche inclusives et diversifiées. À travers la mobilisation de la recherche en matière de défense et de sécurité, il serait possible pour le RAS de repenser les questions de recherche, privilégier la diversité des approches théoriques et méthodologiques, et équilibrer l’importance accordée aux différents aspects du champ. D’abord, repenser les questions de recherche de façon inclusive implique d’évaluer si la question de recherche participe à la consolidation d’une culture d’équité et de respect de la différence. La question hiérarchise-t-elle certains enjeux ? Quels sont les groupes de gens ciblés par le projet de recherche ?
Ensuite, employer une variété de méthodes de recherche et d’approches théoriques favorise une plus grande diversité de perspectives et d’enjeux. Les méthodes de recherche participatives ou basées dans la collectivité sont de bons exemples de méthodes de recherche qui peuvent être plus inclusives. Des approches théoriques qui questionnent les rapports de forces comme les études féministes, la critical race theory, le constructivisme et le postcolonialisme devraient également être utilisées ou, du moins, prises en compte.
Par ailleurs, assurer une plus grande représentation dans la bibliographie des travaux menés et publiés par le RAS et employer un vocabulaire inclusif sont d’autres façons de privilégier la diversité dans la recherche.
Enfin, l’importance accordée aux différents aspects de la sécurité internationale devrait être considérée. Une définition plus large du domaine d’étude et de pratique permet d’accorder une plus grande place aux questions de genre, de race, d’intersectionnalité et de diversité au sein des trois axes du RAS. Par ailleurs, le RAS devrait assurer une représentation de ces travaux et perspectives dans ses principaux événements comme le colloque annuel, tout en offrant des espaces privilégiés pour discuter de ces questions à travers une série d’événements. Une telle approche favorisera une plus grande équité dans la production du savoir et le rayonnement dont bénéficient les chercheur[e]s et praticien[ne]s associés au réseau.
Avantages : Au niveau de la recherche en sécurité internationale, une approche pro diversité et inclusive permet de réconcilier les discours centraux et les discours critiques. L’exploration de différentes méthodes de recherche et approches théoriques a le potentiel de susciter de nouveaux débats, de favoriser la production d’un savoir plus représentatif et inclusif et de générer de nouveaux angles de recherche tout en rejoignant une plus grande communauté.
2 – Explorer des formats de partage des connaissances privilégiant diversité et inclusion. Les notes politiques, stratégiques et les points chauds publiés par le réseau constituent une plateforme qui a le potentiel de mettre en valeur des groupes et des voix sous-représentés dans le domaine de la sécurité internationale au Canada et ailleurs. Lors de ses événements, le RAS devrait également porter une attention particulière à la représentation de la diversité.
Pour ce faire, le réseau pourrait approcher des individus qui détiennent une expertise particulière sur des questions d’actualité, mais qui se retrouvent souvent à l’extérieur des réseaux habituels. En rejoignant des individus à l’extérieur des milieux gouvernementaux, académiques, ou industriels, le RAS pourrait accroître son auditoire tout en facilitant l’accès à la publication et au débat public de groupes souvent marginalisés. Par exemple, il serait intéressant d’inviter des représentant[e]s des communautés autochtones à discuter des questions de sécurité nordique et arctique, ou encore de sécurité alimentaire liée aux pêcheries.
Il est également important de prendre en compte les différences culturelles dans la diffusion de la connaissance. Par exemple, certains formats, comme une entrevue ou une conversation informelle (fireside chat), sont mieux adaptés à la diffusion des connaissances de certains leaders autochtones qu’un panel académique traditionnel. L’adoption de médiums de communications comme les vidéoconférences, forcée par la pandémie de la COVID-19, aide à démocratiser l’accès aux conversations sur les enjeux de sécurité. Cependant, il demeure important de faire des efforts pour rendre ces événements virtuels accessibles, par exemple en proposant des sous-titres ou une narration simultanée. De plus, ces événements devraient être annoncés à travers différents réseaux et disponibles en différé.
Avantages : La diffusion de la recherche à travers les différentes activités du RAS gagnerait à prioriser la diversité et l’inclusion. Les formats de partage des connaissances qui valorisent la diversité et l’inclusion permettent de mieux refléter les clients et l’auditoire du RAS. De même, une plus grande représentation de la diversité maximise la reconnaissance du talent et de l’expertise en sécurité, met de l’avant des perspectives différentes et variées, et contribue à la création d’un espace positif et inclusif où tous et toutes sont à l’aise de s’exprimer.
3 – Appliquer les principes de diversité et d’inclusion dans les activités avec les partenaires. Le RAS devrait étendre les principes de diversité et d’inclusion à ses relations avec ses partenaires, tout en cherchant à créer des partenariats avec des organismes qui pourront contribuer activement à un débat varié et respectueux sur les questions de sécurité. Le RAS pourra ainsi compter sur une expertise plus vaste sur différents sujets et les organismes bénéficient en retour de la visibilité offerte par le réseau. Par ailleurs, le RAS devrait s’assurer que les bénéfices découlant des relations avec ses partenaires sont réciproques. Enfin, le RAS devrait s’assurer de s’associer avec des partenaires qui font également la promotion de la diversité et de l’inclusion au sein de leur propre organisation.
Avantages : Exiger des efforts en matière de diversité et d’inclusion permet d’élargir et d’enrichir la conversation entre les milieux académiques, politiques, et militaires. Le RAS peut se positionner en chef de file en matière de diversité et d’inclusion dans le milieu de la défense et de la sécurité, créant ainsi un effet d’entraînement positif pour les acteurs du milieu de la sécurité.
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