Le Canada a longtemps évité d’identifier et de poursuivre ouvertement ses intérêts stratégiques. Maintenant que l’environnement international devient rapidement plus complexe et que la géographie n’offre plus au pays le sanctuaire qu’il avait autrefois, il est essentiel de jeter un regard sobre et pragmatique sur ce qui est essentiel pour le Canada. Un Canada fort, souverain et uni, agissant aux côtés de ses partenaires et dans le cadre de l’ordre international fondé sur les règles, est moins susceptible de voir sa sécurité et sa défense nationales menacées. Dans un environnement stratégique complexe et en prévision des conséquences financières durables de la pandémie, il sera essentiel d’établir des priorités pour poursuivre et défendre ces intérêts stratégiques : la souveraineté, l’intégrité et l’indépendance nationales, l’alliance avec les États-Unis, la préservation de l’ordre international fondé sur des règles et le positionnement avantageux du Canada dans ses relations avec les autres grandes puissances. Le retour des intérêts stratégiques au centre de la politique étrangère et de défense du Canada devrait commencer par une conversation nationale sur les menaces et les défis qui se profilent à l’horizon.
Introduction
Le Canada a énormément bénéficié de l’ordre international libéral qui a émergé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Sous le leadership mondial des États-Unis, le Canada a récolté les fruits d’alliances stables et d’institutions internationales favorisant le libre-échange, la démocratie et le multilatéralisme. Au pays, les Canadiens ont connu une sécurité et une stabilité remarquables, du moins en ce qui concerne l’absence de menace à la sécurité et la défense nationales[1]. Par conséquent, et dans l’esprit des mots de feu John McCain, les valeurs canadiennes ont souvent défini les intérêts canadiens.
Le monde change, cependant, et le Canada ressent ces transformations de manière directe. Les postulats sur lesquels la sécurité du Canada a traditionnellement reposé, du multilatéralisme incontesté aux garanties de sécurité des États-Unis, sont maintenant remis en question. La compétition stratégique croissante entre les grandes puissances et le recalibrage de Washington face à ses adversaires laissent le Canada vulnérable, comme l’illustre la détention de Michael Kovrig et Michael Spavor par la Chine en représailles à l’arrestation de la dirigeante de Huawei, Meng Wanzhou. Le différend diplomatique avec l’Arabie saoudite au sujet des droits humains, l’écrasement du vol PS752 près de Téhéran avec 57 Canadiens à bord quelques jours après l’assassinat du général iranien Qassem Soleimani, et les conséquences dramatiques de la pandémie sur la santé publique, l’économie et la politique étrangère sont autant d’exemples de défis croissants pour le Canada et sa population.
Assurer sécurité et prospérité – les intérêts nationaux persistants et explicites du Canada – sera plus important et plus difficile que jamais dans ce nouvel environnement. Pour ce faire, une évaluation plus pragmatique et plus réfléchie de ce qui est essentiel à la sécurité et à la prospérité du Canada est nécessaire. Pour assurer la sécurité et la prospérité du pays, il faudra avoir une vision forte et réaliste des intérêts stratégiques canadiens, entendus comme les facteurs du système international qui influencent la probabilité d’une attaque contre le Canada. En outre, un environnement stratégique de plus en plus exigeant et les conséquences financières durables de la pandémie exerceront une pression sans précédent sur le gouvernement canadien et ses organisations de sécurité et de défense nationales. Une priorisation implacable sera essentielle à la sécurité et à la défense des intérêts stratégiques canadiens.
En l’absence d’une articulation claire des intérêts stratégiques du Canada par les gouvernements successifs, ce document fournit un cadre pour mieux comprendre les tendances stratégiques actuelles et la façon dont celles-ci façonneront probablement l’évolution des intérêts canadiens. Après avoir défini le concept d’intérêt stratégique, cette note stratégique présente les principaux intérêts stratégiques du Canada : la souveraineté, l’intégrité et l’indépendance, l’alliance Canada-États-Unis, l’ordre international actuel fondé sur des règles et la force du Canada dans ses relations avec d’autres États, en particulier la Chine et la Russie. Ce document adopte la terminologie australienne d’intérêts stratégiques plutôt que d’intérêts nationaux, et il s’intéresse particulièrement au rôle des forces armées dans la poursuite et la défense des intérêts stratégiques. Il se concentre donc sur les aspects les plus susceptibles d’utiliser la puissance militaire afin de faire face aux menaces qui pèsent sur le Canada à travers la promotion et la défense d’un Canada fort, souverain et uni, assumant sa part du fardeau aux côtés de ses partenaires et au sein de l’ordre libéral international.
Que sont les intérêts stratégiques ?
En juin 2017, Chrystia Freeland, alors ministre des Affaires étrangères, a demandé à la Chambre des communes : « Le Canada est-il un pays essentiel, à ce moment de la vie de notre planète ? » Sans doute, la question faisait référence à la place du Canada dans le monde et aux nombreux moyens par lesquels le pays peut tirer parti et maximiser sa position sur la scène internationale. Toutefois, lorsqu’on définit l’intérêt national canadien, pierre angulaire de la politique étrangère, la question devrait plutôt être : qu’est-ce qui est essentiel pour le Canada ?
Selon le stratège Colin S. Gray, « l’état du monde n’a pas d’implications inhérentes pour le Canada; un « discriminateur » d’intérêt national canadien doit être appliqué aux événements et aux tendances ». Déterminer les intérêts d’un pays est intrinsèquement politique. C’est au gouvernement en place de les identifier, de prioriser certaines questions au dépens d’autres et d’allouer les ressources nécessaires à la protection de ces intérêts. Pourtant, il est notoirement difficile de cerner les intérêts canadiens, généralement associés à une vision plus pugnace de la politique étrangère et des affaires internationales. Les gouvernements successifs ont préféré parler de valeurs canadiennes plutôt que d’intérêts canadiens. En effet, du maintien de la paix à la responsabilité de protéger et du libéralisme économique à l’égalité des genres, les principes moraux ont été au cœur de la politique étrangère canadienne sans que l’on se demande pourquoi ces valeurs étaient si essentielles à la sécurité et à la prospérité du Canada.
La politique de défense et les intérêts stratégiques du Canada
Même dans le domaine de la sécurité et de la défense, les gouvernements canadiens ont évité de définir les intérêts stratégiques canadiens de manière très détaillée. En fait, les objectifs de la politique de défense canadienne n’ont pratiquement pas changé au cours des 80 dernières années. Défendre le Canada contre les menaces extérieures, défendre l’Amérique du Nord en partenariat avec les États-Unis et contribuer à la paix et à la sécurité internationales sont devenus des axiomes de la communauté de défense et de sécurité du pays. Protection, Sécurité, Engagement (PSE), la politique de défense du Canada, porte elle-même le nom de ces intérêts : fort au pays, en sécurité en Amérique du Nord et engagé dans le monde. PSE présente la sécurité et la prospérité du Canada comme les principaux intérêts stratégiques du pays, soutenus par la stabilité mondiale, l’ordre international fondé sur des règles et la défense collective.
Généraux, ces intérêts ne fournissent qu’une direction limitée aux planificateurs militaires, de même qu’aux analystes et aux chercheurs sur les priorités canadiennes en matière de sécurité et de défense. En outre, si cette constance reflète la stabilité des alliances canadiennes et la remarquable géostratégie du Canada, l’absence de menace directe pour le Canada a entraîné un manque de sérieux dans la politique de défense. Les questions de sécurité et de défense ne sont que des sujets marginaux dans le débat public. Même PSE ne parvient pas à identifier les menaces spécifiques qui pèsent sur le pays, bien qu’elle aborde le contexte mondial et les grandes tendances stratégiques.
Toutefois, l’environnement stratégique change rapidement et la géographie seule pourrait bientôt ne plus suffire à maintenir les adversaires du Canada à l’écart. De nouveaux domaines d’opérations – le cyberespace, l’espace et l’information – et les progrès rapides de la technologie signifient que le Canada peut maintenant être atteint plus facilement. Ces tendances en constante évolution forcent maintenant un changement de ton dans la communauté de la sécurité nationale et de la défense. En février 2020, le commandant du Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord (NORAD) a signalé que le Canada et les États-Unis avaient alors perdu leur avantage militaire contre la Russie dans l’Arctique. Quelques jours plus tard, le chef d’état-major de la Défense Jonathan Vance a annoncé que la Russie représentait désormais la menace militaire la plus immédiate pour le Canada. L’ancien général en chef du Canada a également mis en garde quant au risque important que représentent les tactiques diplomatiques coercitives et les activités malicieuses de la Chine, notamment dans le domaine cyber. En fait, avant les élections fédérales de 2019, le Centre de la sécurité des télécommunications a publié un rapport sur les cybermenaces qui ciblent le processus démocratique. Depuis, la détention des deux Michaels a sensibilisé les Canadiens aux défis que pose la Chine au pays. Malgré cette prise de conscience, le Canada n’arrive toujours pas à identifier clairement ses intérêts stratégiques.
Définir les intérêts stratégiques : Regards sur l’Australie
En ne définissant pas les menaces et en ne détaillant pas ses intérêts stratégiques, tout gouvernement peut vraisemblablement s’assurer une plus grande souplesse en période d’incertitude. Toutefois, dans le contexte actuel, un environnement complexe de menaces et des prévisions financières difficiles en raison de la pandémie de COVID-19 exigent une plus grande priorisation. Pour le meilleur ou pour le pire, le Canada et l’Australie sont souvent comparés en matière de sécurité et de défense, étant donné qu’ils sont tous deux des puissances moyennes, des membres du Commonwealth et de proches partenaires au sein du Groupe des cinq. L’Australie est souvent présentée comme mieux préparée et plus consciente des facteurs stratégiques lorsqu’il s’agit de défendre la nation. Toutefois, les deux pays sont confrontés à des voisinages très différents. Alors que le Canada a grandement bénéficié de sa proximité avec les États-Unis et de son isolement géographique des crises géopolitiques des dernières décennies, l’Australie se trouve plutôt au premier rang de la montée de la Chine dans la région Asie-Pacifique.
Compte tenu de sa position géographique stratégique, l’Australie a pris conscience, dès les années 1990, des conséquences potentielles de certains changements systémiques survenant dans sa région immédiate et, plus largement, dans la région Asie-Pacifique. Son livre blanc sur la défense de 2000 louait la suprématie des États-Unis et l’ordre mondial qui en résultait, mais reconnaissait également la montée en puissance de la Chine et ses conséquences potentielles sur la dynamique régionale, en évaluant explicitement le risque associé à différentes menaces. Parmi les facteurs qui contribuaient à l’époque à la sécurité de l’Australie – géographie, forces armées puissantes, bonnes relations avec les États-Unis et faible probabilité de conflit régional – seul le premier était considéré comme immuable. Deux décennies plus tard, la Mise à jour stratégique de la défense 2020 a sonné l’alarme. L’Australie est désormais particulièrement préoccupée par la modernisation militaire rapide en cours dans la région indo-pacifique, par l’intensification de la compétition entre grandes puissances et ses répercussions régionales, et par la multiplication des activités en zone grise dans la région. En réponse, l’Australie revoit la structure et le dispositif de ses forces afin d’assurer une dissuasion crédible, de façonner l’environnement stratégique et de mieux réagir lorsque ses intérêts sont menacés.
Pour ce faire, l’Australie définit les intérêts stratégiques comme suit :
« [Les intérêts stratégiques sont] les éléments de l’ordre international qui affectent, directement ou indirectement, la probabilité ou la gravité d’une attaque contre nous. Ils reflètent les façons dont notre vulnérabilité aux attaques pourrait être augmentée ou diminuée par des changements dans le système international, la distribution du pouvoir et de l’influence, et les équilibres des capacités militaires. » [traduction libre]
Des intérêts stratégiques clairs aident à clarifier les objectifs stratégiques, ou ce qu’un pays entend faire avec ses forces armées. En conséquence, la force militaire doit être utilisée de manière à réduire la probabilité ou la gravité des menaces militaires. D’autres outils, comme l’aide internationale ou la diplomatie, peuvent également contribuer à la protection de certains intérêts et objectifs stratégiques, voire même être mieux adaptés à leur avancement. Par exemple, l’aide étrangère à la démocratisation repose, du moins en partie, sur le précepte selon lequel les démocraties ne se font pas la guerre entre elles.
Cette définition peut être adaptée pour identifier les intérêts stratégiques du Canada, qui ne devraient pas être uniquement concernés par une attaque militaire conventionnelle. Compte tenu de l’évolution actuelle de l’environnement opérationnel, les attaques contre le Canada peuvent également inclure des activités hostiles, des moyens non conventionnels et d’autres mesures sous le seuil de la guerre. En effet, si une invasion militaire conventionnelle dans le Nord canadien est peu probable, une cyberattaque contre les infrastructures canadiennes ou encore l’usage de la désinformation pendant les campagnes électorales pour miner le processus démocratique sont parfaitement envisageables. Ainsi, quels sont les intérêts stratégiques canadiens ?
Les intérêts stratégiques canadiens
Les principaux intérêts stratégiques du Canada sont la souveraineté, l’intégrité et l’indépendance nationales, l’alliance Canada-États-Unis, le maintien de l’ordre international fondé sur les règles et le maintien d’une position de force par rapport aux adversaires dans le système international. En effet, un Canada fort, souverain et uni, agissant aux côtés de ses partenaires et dans le cadre de l’ordre international fondé sur les règles, est moins susceptible de faire face à une attaque contre le pays. Ces intérêts sont dynamiques ; ils s’influencent mutuellement et leur importance relative variera au fur et à mesure qu’évoluera l’environnement stratégique.
Cette section présente chacun des intérêts stratégiques du Canada et examine les facteurs susceptibles d’influencer leur importance relative. Au final, la poursuite et la défense de ces quatre intérêts stratégiques fondamentaux permettront au Canada d’être en sécurité et bien défendu dans plusieurs scénarios futurs, qu’il s’agisse d’un statu quo prolongé sous le leadership américain ou d’un ordre multipolaire où les États-Unis ne sont plus en mesure de projeter leur puissance à l’échelle mondiale. Plus fondamentalement, les intérêts deux, trois et quatre devraient être poursuivis et équilibrés afin de préserver l’intérêt stratégique le plus fondamental et existentiel du Canada : la souveraineté, l’intégrité et l’indépendance du pays.
1) La souveraineté, l’intégrité et l’indépendance du Canada
Les États sont par définition souverains. Toutefois, un rapide coup d’œil à l’histoire récente montre que la définition de la souveraineté varie. De plus, la souveraineté des États modernes a révélé des lacunes et des limites au cours des dernières années, qu’il s’agisse de l’importance de reconnaître et de consulter les peuples autochtones ou de l’émergence de nouveaux domaines comme le cyberespace. Néanmoins, le Canada a la responsabilité de garantir son intégrité territoriale, d’assurer la sûreté, la sécurité et le bien-être de sa population, et de maintenir son indépendance politique. La concurrence stratégique croissante, combinée aux nouveaux domaines d’opération et à l’évolution rapide de la technologie, réduit l’avantage géographique qui a longtemps assuré la souveraineté, l’intégrité et l’indépendance du Canada.
Trois grands objectifs stratégiques prendront une importance particulière dans les années à venir. Tout d’abord, et de manière fondamentale, le Canada doit pouvoir dissuader et se défendre contre une attaque armée conventionnelle. Déjà, PSE a demandé aux Forces armées canadiennes (FAC) d’accroître leur portée et leur présence dans l’Arctique canadien et de renouveler l’engagement du pays au sein du NORAD. Les investissements dans la défense continentale ont un coût important dans un contexte de crise budgétaire qui risque de perdurer bien au-delà de la pandémie de la COVID-19.
Deuxièmement, le Canada doit dissuader et se défendre contre les activités hostiles. Du moins dans un avenir rapproché, le succès de la dissuasion conventionnelle et stratégique menée par les Américains continuera de forcer les adversaires à opter pour des mesures autres que la guerre. En même temps, ces mesures offrent un avantage significatif aux acteurs hostiles puisqu’elles peuvent générer un effet stratégique tout en restant relativement bon marché et en offrant une possibilité de déni suffisante pour empêcher l’escalade et les représailles. Malgré la publication de rapports annuels par les agences canadiennes de renseignement, ces défis à la sécurité canadienne restent encore sous le radar du grand public.
Troisièmement, l’ingérence étrangère dans les affaires canadiennes menace également l’indépendance politique, l’unité nationale et la cohésion au pays. La polarisation intérieure aux États-Unis et les tendances autoritaires dans certains pays européens constituent d’importantes mises en garde. Le Canada n’est pas à l’abri des campagnes de désinformation ou d’autres mesures hostiles qui peuvent miner la crédibilité des autorités, instrumentaliser et intensifier les clivages sociaux et politiques, et cultiver l’angoisse et la méfiance au sein de la population. La pandémie n’a fait qu’accélérer la désinformation, les Canadiens devant composer avec un manque de connaissances scientifiques, des rumeurs infondées et des théories du complot.
2) L’alliance avec les États-Unis
Son partenariat privilégié avec les États-Unis a bien servi le Canada dans le passé, et il ne fait aucun doute que le maintien de cette alliance sera crucial pour la sécurité et la prospérité futures du pays. Comme l’avance judicieusement Roland Paris, « en vertu de l’histoire, de la situation géographique, des impératifs économiques, des exigences de sécurité, des valeurs et des liens culturels du Canada. Les [États-Unis] resteront le plus proche allié et partenaire commercial du Canada – même si l’administration américaine ne voit pas le Canada exactement de la même manière » [traduction libre].
Ottawa a certainement poussé un soupir de soulagement avec l’élection de Joe Biden. Jusqu’à présent, ses nominations aux postes de sécurité nationale et de politique étrangère suggèrent une préférence pour un retour au leadership et à l’engagement mondial, un renversement de la politique étrangère « America First » de Trump. Sous l’administration Trump, « Make America Great Again » signifiait poursuivre une politique étrangère plaçant l’Amérique au premier plan. Cela s’est traduit par un désengagement en matière de garantie de sécurité, de même que par une rhétorique plus dure à l’égard des alliés traditionnels, notamment le Canada et l’OTAN. Cependant, malgré un réengagement attendu sous la présidence de Biden, la pandémie et l’extrême polarisation intérieure vont probablement obliger la nouvelle administration à se concentrer sur son propre terrain. Les conséquences économiques de la COVID-19 auront également des conséquences à long terme sur les finances américaines et les futurs budgets de défense, obligeant les États-Unis à revoir leurs priorités. En outre, la concurrence sino-américaine croissante exigera probablement une réaffectation des efforts, des ressources et des capacités des États-Unis vers la Chine. En raison de ces deux tendances, les États-Unis sont susceptibles de demander davantage à leurs alliés, quel que soit le président.
Pour protéger cette relation, il incombe au Canada de démontrer sa crédibilité en tant qu’allié et partenaire. Sur le plan militaire, cela signifie qu’il doit se montrer à la hauteur en ce qui concerne la défense continentale, la dissuasion stratégique et les principales alliances. Il sera particulièrement important de contribuer de manière significative à la défense continentale par le biais du NORAD, à la fois en termes de capacités de détection et de capacités cinétiques. En outre, le développement des cyber capacités, le renforcement de la collecte et de l’analyse du renseignement, l’élaboration d’outils et d’une expertise en matière de communication stratégique et l’augmentation de la capacité des FAC à opérer dans la zone grise par le biais d’autorités et de mécanismes de surveillance appropriés contribueraient tous à faire du Canada un précieux partenaire. Si les FAC ne peuvent pas s’agrandir, elles doivent devenir meilleures, en se concentrant sur une politique militaire agile en coordination avec d’autres outils du pouvoir de l’État.
3) Maintenir un ordre international fondé sur les règles
Le Canada a énormément bénéficié de l’ordre international libéral établi suite à la Seconde Guerre mondiale. Pour le meilleur ou pour le pire, Ottawa s’est souvent présenté comme un modèle de valeurs libérales et de démocratie. La promotion de ces idéaux dans les forums internationaux a aussi certainement profité au Canada en termes de visibilité et d’influence. Toutefois, on peut se demander si les gouvernements successifs ont réellement consacré suffisamment de ressources pour soutenir ce discours. Les critiques constantes autour des dépenses de défense dans le cadre de l’OTAN, ou encore l’échec récent du gouvernement Trudeau à obtenir un siège au Conseil de sécurité des Nations Unies, suggèrent que le pays n’a en réalité pas toujours respecté ses engagements. Néanmoins, il ne fait aucun doute que le système actuel d’institutions, de règles et de normes a avantagé le Canada, comme en témoigne d’ailleurs le siège du pays à la table du G7.
Bien que l’on ne sache pas encore si l’ordre international libéral peut survivre à une concurrence stratégique croissante, la préservation de ses institutions et le maintien du multilatéralisme sont essentiels aux intérêts stratégiques canadiens. D’une part, l’ordre actuel soutient le rôle des États-Unis en tant que leader mondial, ce qui profite au Canada. D’autre part, et particulièrement dans l’éventualité d’un désengagement américain accru, le maintien d’un ordre international fondé sur des règles offre au Canada un cadre pour continuer à favoriser les coalitions et les solutions multilatérales aux problèmes internationaux. Bien que ces arrangements n’offrent pas la même couverture que les garanties de sécurité des États-Unis, les institutions et le multilatéralisme offrent une certaine protection face à des États adverses.
Par conséquent, le maintien des alliances et des partenariats traditionnels, que ce soit par le biais du Groupe des cinq et de l’OTAN, mais aussi de l’ONU, de l’Organisation mondiale du commerce et des accords économiques régionaux tels que l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne (connu sous le nom d’AECG), sera crucial pour la sécurité et la prospérité du Canada. Le Canada devrait également soutenir activement la réforme des institutions internationales afin de remédier aux inégalités qui désavantagent les pays en développement, tout en préservant l’esprit de ces accords. De plus, le Canada devrait explorer de nouveaux partenariats avec des pays aux vues similaires dans des régions d’importance stratégique pour le Canada, notamment l’Amérique latine et l’Asie-Pacifique. En définitive, l’union fait la force et le Canada doit être perçu comme un partenaire fiable et non comme un « free rider ». Les coalitions ont un fort effet dissuasif et offrent un avantage comparatif essentiel face à des pays comme la Russie et la Chine qui sont notoirement incapables de se faire des amis. En effet, le Canada a des amis, alors que les États autoritaires ont des clients.
4) La force du Canada dans un ordre mondial compétitif
Malgré la confiance dans le leadership mondial américain et l’ordre international libéral, l’avenir de la sécurité et de la prospérité du Canada dépendra de la capacité du pays à éviter d’être inutilement ciblé par ses adversaires. Les différends récents avec la Chine et l’Arabie saoudite montrent comment Ottawa a fait face à des représailles pour ses actions, subissant les conséquences de mesures diplomatiques coercitives dans les deux cas. Le désengagement des États-Unis est au moins en partie responsable de l’aplomb des États autoritaires qui ne craignent plus de répliquer de façon agressive.
À l’avenir, le Canada devrait examiner sa politique étrangère de manière pragmatique, en cherchant activement à se positionner de manière à éviter de provoquer inutilement ses adversaires. Cette approche implique de laisser tomber les positions de principe qui ne servent pas les intérêts stratégiques canadiens. En particulier, une approche plus nuancée à l’égard de la Chine et de la Russie pourrait contribuer à éviter ce que Pascale Massot appelle « un conflit vif des cœurs et des esprits […], qui ne servirait pas les intérêts canadiens ». Les actions canadiennes ne devraient pas nuire aux intérêts stratégiques du pays.
Par ailleurs, et peut-être plus fondamentalement, le Canada devrait s’habituer à l’idée d’avoir des concurrents. Les concurrents ne sont pas nécessairement des ennemis, et les affaires étrangères ne sont pas un jeu à somme nulle. L’idéalisme doit être équilibré par le pragmatisme dans la conduite de la politique étrangère canadienne, ce qui signifie qu’il faut cultiver des relations qui permettent le dialogue, ce qui pourrait bien à terme éviter certaines escalades et conflits inutiles. Miser sur la coopération et le dialogue sur des questions et des domaines d’intérêt commun peut aider à gérer des questions plus difficiles. Par exemple, la gouvernance de l’Arctique offre à Ottawa une occasion unique de se hisser au niveau de la Russie et d’engager Moscou sur le plan diplomatique. Un échec à cet égard ne peut qu’affaiblir les liens entre les deux pays, déjà mis à rude épreuve par le conflit en Ukraine. Cela risque également d’isoler la Russie sur les questions arctiques et de créer en bout ligne les conditions idéales à une coopération stratégique officielle entre Pékin et Moscou au nord du 60e parallèle.
Assurer la force du Canada dans un environnement stratégique plus compétitif signifie également accroître la capacité des FAC à repousser, signaler et même punir lorsque les lignes rouges canadiennes sont franchies – ou sur le point de l’être. D’un point de vue stratégique, cela signifie accroître la capacité du pays à dissuader les attaques et les activités néfastes dirigées contre le Canada, que ce soit par l’interdiction ou la punition. Cela signifie également travailler main dans la main avec nos partenaires et alliés pour adapter les règles et normes internationales à la réalité de la rivalité entre États au XXIe siècle.
Conclusion : Une conversation nationale essentielle
Le sanctuaire dans lequel le Canada s’est trouvé depuis la Seconde Guerre mondiale s’érode. L’environnement stratégique complexe auquel le pays est confronté, aggravé par les conséquences financières et stratégiques de la pandémie, exigera une priorisation drastique. Pour ce faire, il est essentiel de comprendre comment l’environnement international façonne les intérêts stratégiques canadiens, et ce qui peut être fait pour les préserver et les faire progresser. Dans un premier temps, le gouvernement canadien, soutenu par la communauté de la défense, le milieu universitaire, les médias et la société civile, devrait favoriser une conversation nationale sur les menaces et les défis à venir. Trop souvent, ces conversations ont lieu derrière des portes closes et dans des cercles restreints. Il est temps d’ouvrir ces débats.
Les communications stratégiques seront essentielles dans les années à venir et devraient s’appuyer sur des faits, des analyses solides, la transparence et la responsabilité. Des Canadiens informés sont plus susceptibles de comprendre l’importance de ces questions et de soutenir les représentants du gouvernement dans la prise de décisions difficiles pour la sûreté et la sécurité du pays. En fin de compte, si les valeurs canadiennes ne sont pas nécessairement des intérêts, ces mêmes valeurs – démocratie, transparence et responsabilité – seront essentielles à la préservation et à la défense d’un Canada fort, souverain et uni, assumant sa part du fardeau en agissant aux côtés de ses partenaires et au sein de l’ordre international libéral.
[1] Une perspective de sécurité humaine jetterait très certainement un éclairage différent sur les questions de sûreté et de sécurité pour certains Canadiens, notamment les peuples autochtones et les groupes minoritaires, mais ce rapport se concentre sur les menaces extérieures à la sécurité et à la défense du Canada.
Gaëlle Rivard Piché est analyste stratégique à Recherche et développement pour la défense Canada (RDDC). Les opinions exprimées sont celles de l’auteure et ne représentent pas RDDC, le ministère de la Défense nationale, les Forces armées canadiennes ou le gouvernement du Canada.
La version anglaise de ce texte a été publiée par le CDA Institute : cliquez ici pour la consulter.
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