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Le 24 février 2022, alors que la plupart des experts estimaient probable une attaque russe conséquente, mais limitée sur l’Est ukrainien – du moins pour ce qui est des buts de guerre – le pouvoir russe lançait l’invasion de l’Ukraine avec pour objectifs tant l’Est ukrainien que la prise de Kyiv et l’installation d’un régime client. Cette décision russe a provoqué ce faisant un certain nombre de bouleversements en Europe et au sein de la communauté transatlantique (ex : augmentation massive des budgets de défense, référendum sur l’opt-out danois, discours du chancelier allemand au Bundestag le 28 février, création de nouveaux bataillons internationaux de l’OTAN en Europe de l’Est, etc.). On assiste ainsi à des modifications/évolutions au sein des structures européennes et transatlantiques que sont en particulier l’Union européenne (UE) et l’OTAN. L’objectif de cette note stratégique est par conséquent d’analyser plus précisément les conséquences de l’invasion russe de l’Ukraine sur l’architecture sécuritaire transatlantique. Bien que de nombreux tweets sur le sujet soulignent l’ironie de la situation et l’échec manifeste du président russe à affaiblir, voire à disloquer l’OTAN, il n’en reste pas moins vrai que Vladimir Poutine vient littéralement de ressusciter l’OTAN, et ce pour plusieurs années, voire au moins une à deux décennies. On pourrait presque parler de miracle ici tant la situation était peu reluisante, voire désespérée ces dernières années, en particulier sous l’administration Trump.
Au début des années 2010, engagée profondément en Afghanistan, puis partiellement en Libye, l’OTAN se cherchait alors une nouvelle raison d’être, la Guerre froide et la fin de l’URSS remontant alors à près de vingt ans. La conquête explicite de la Crimée et implicite (à travers la mise sur pied de mouvements sécessionnistes prorusses) d’une portion des régions du Donbass par la Russie en 2014 offrit cependant un nouvel élan et souffle à l’OTAN, en particulier suite aux décisions prises lors du sommet du Pays de Galles. Outre le doublement des effectifs de la force de réaction rapide (NATO Response Force, NRF), une Very High Readiness Joint Task Force (VJTF) comprenant 5 000 militaires pouvant être déployée en 2 à 5 jours fut créée. Il fut en outre décidé de déployer par rotation au travers de la Présence avancée renforcée de l’OTAN quatre groupements tactiques multinationaux de niveau bataillon en Estonie, en Lettonie, en Lituanie et en Pologne. Mais l’arrivée au pouvoir de Donald Trump inaugura quatre années de calvaire pour l’Alliance, celle-ci en venant pour rappel à craindre que son soixante-dixième anniversaire en 2019 ne se transforme en ses funérailles. Il faut également reconnaitre que les agissements de la Turquie d’Erdogan durant cette période (en Syrie contre les Kurdes alliés de la coalition internationale contre Daesh; contre l’UE en recourant aux migrants comme outil de pression; vis-à-vis de la Grèce en Méditerranée) contribuèrent tout autant à l’état avancé de délabrement stratégique et politique de l’OTAN, à tel point que le président français Macron parla de manière provocante de sa mort cérébrale. Si l’élection de Biden donna des lueurs d’espoir, celles-ci furent rapidement obscurcies par la débâcle afghane et l’annonce surprise d’AUKUS durant l’été 2021.
Bref, alors que l’OTAN sombrait, un « sauveur inattendu » apparu, le président russe Vladimir Poutine. Cette résurrection se manifeste en termes de cohésion, mais aussi sur certains enjeux tels que le montant des budgets de défense ou encore le déploiement de troupes sur le flanc oriental de l’Alliance.
Bien que des tensions demeurent, l’invasion russe a réussi en effet à créer une entente et une coordination forte entre les alliés, contribuant même à l’émergence de consensus (encore précaires cependant) sur les scènes politiques internes des États membres (partie I). Plusieurs mesures de renforcement des capacités de l’OTAN ont pu ce faisant être rapidement décidées et mises en œuvre (partie II) telles les augmentations des budgets de défense au sein de plusieurs pays ou encore le déploiement de nouvelles troupes en Europe de l’Est. On assiste d’ailleurs au règlement définitif de la question des 2% du PIB à investir dans la Défense : ce montant ne peut plus être contesté désormais, du moins pas sans d’importants risques politiques pour ces contempteurs. Les évolutions à l’œuvre seront de ce fait porteuses d’éventuels changements au sein de l’OTAN, plus précisément en ce qui concerne sa hiérarchie militaire et les différents postes composant celle-ci (partie III). Ceci n’annihile pas toutefois certains risques (partie III) à court et moyen terme pour l’organisation, en particulier en cas de prolongation du conflit. L’invasion ayant aussi des répercussions sur l’UE ou encore sur la Chine, compte tenu des liens de l’Alliance avec la première et de ses préoccupations relatives à la seconde, bien que se focalisant sur l’OTAN, ce rapport traitera de ces deux aspects dans une dernière partie (partie IV).
Le retour en force de l’OTAN est indéniable, y compris vis-à-vis d’autres organisations telles l’Union européenne. Il s’inscrit dans un nouveau contexte créé par l’invasion russe de l’Ukraine, celui non pas d’une « Troisième Guerre mondiale », mais plutôt d’une nouvelle « Guerre froide ». Certes, plusieurs caractéristiques diffèrent entre cette nouvelle « Guerre froide » et le contexte politique et international ayant prévalu entre 1949 et 1989. Il n’en demeure pas moins vrai qu’à nouveau il y a un pouvoir de l’autre côté de l’Arctique et à l’est de l’Europe qui représente clairement une menace pour l’intégrité territoriale et la souveraineté politique de ses voisins immédiats
1. Une cohésion retrouvée
Bien que quelques fausses notes ont eu lieu depuis le 24 février, il est assez étonnant de constater à quel point l’ensemble joué par l’orchestre que forment les membres de l’Alliance est assez harmonieux, en particulier lorsque l’on analyse les comportements de certains pays tels les États-Unis, la France, le Royaume-Uni, ou encore la Turquie. Même si certaines rivalités demeurent, la plupart des grands pays – en particulier ceux qui s’étaient distingués ces dernières années par des actions ou des mesures polémiques, voire contestables – prennent chacun leur part de responsabilités et réussissent pour le moment à agir de concert (ou du moins à donner majoritairement cette impression). Cette cohésion retrouvée est présente également au sein des scènes politiques nationales des États membres. Dans plus d’un pays, les positions politiques de certains partis politiques anti-OTAN, antiaméricains ou prorusses ont été fortement atténuées. D’autres mouvements politiques peu suspects jusqu’ici de sympathie à l’égard de l’UE et de l’OTAN tendent à prendre publiquement des positions favorables à celles-ci.
Un leadership américain effacé
Alors que la débâcle en Afghanistan ou l’affaire AUKUS révélèrent une absence de leadership de la part des États-Unis et de la nouvelle administration Biden, la guerre russo-ukrainienne constitue à cet égard une réactivation de ce dernier au sein de la communauté transatlantique. Bien que l’on ne puisse parler de Leading from Behind, la gestion par les États-Unis et les rôles forts qu’ils laissent dans cette crise à certains de leurs alliés – en particulier le Royaume-Uni, la France ou encore la Pologne – est assez singulière : si Washington reste naturellement le primus inter pares au sein de l’Alliance, sa gestion actuelle favorise les mises en avant tantôt de Londres, tantôt de Paris ou encore de Varsovie sur ce dossier et réussit ce faisant à accroître les effets d’entraînement et de cohésion au sein de l’Alliance.
Alors que les États-Unis procèdent depuis plus de dix ans à leur stratégie de pivot vers le Pacifique, l’invasion russe a clairement suspendu ce mouvement, des troupes étant à nouveau envoyées en Europe. Depuis un mois, plusieurs déclarations américaines ont contribué ainsi à réaffirmer l’engagement américain vis-à-vis de la défense de l’Europe face à la menace posée par Moscou. De son côté, à rebours de sa vieille réputation d’allié réticent au sein de l’OTAN, Paris a pris plusieurs mesures favorables à l’Alliance. Profitant de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, le président Macron s’est attribué un rôle de coordination entre les Européens avec le président ukrainien, mais aussi à la demande de Zelensky un rôle de contact avec le président russe. Même si certaines voix continuent de critiquer la position française, bien que militant toujours pour l’autonomie stratégique européenne, Paris réussit jusqu’ici à éviter de se distinguer négativement de ses alliés, tout en assumant un rôle de leader à l’échelle européenne en partenariat avec d’autres capitales. Ce rôle est néanmoins quelque peu délaissé à l’occasion de la phase finale de la campagne électorale relative à l’élection présidentielle en France. En cas de réélection d’Emmanuel Macron, il est probable qu’il vienne cependant à se renforcer à nouveau. La guerre en Ukraine offre parallèlement à Boris Johnson l’occasion de mettre de l’avant le leadership de Londres dans un dossier dont elle s’est fait la championne dès 2014. L’entente entre le Royaume-Uni, la Pologne et l’Ukraine conclue quelques jours avant l’invasion britannique (bien qu’encore en gestation) est une démonstration de la volonté de la Grande-Bretagne de rester, selon les termes de la Revue intégrée, « le principal allié européen au sein de l’OTAN ».
Le cas de la Turquie illustre encore plus le retour d’une cohésion forte au sein de l’OTAN. Allié ambivalent, la Turquie était depuis 2019 sous sanctions américaines suite à l’achat de systèmes antiaériens russes S-400, ainsi que sous sanctions européennes pour des raisons humanitaires et à cause de son positionnement en Syrie. De fortes tensions et incidents avaient même eu lieu avec Paris et Athènes ces dernières années. Or, sans soutenir les sanctions occidentales contre la Russie, la Turquie a fermement condamné l’invasion russe et a réitéré son soutien à l’intégrité physique et à l’indépendance de l’Ukraine, mais aussi à la politique de la « porte ouverte » de l’OTAN. Ankara a également bloqué les détroits des Dardanelles et du Bosphore aux navires de guerre russe conformément à la Convention de Montreux de 1936. Plus étonnant encore, le président français annonçait le 25 mars le lancement d’une opération humanitaire d’évacuation des civils de Marioupol en étroite coordination avec la Turquie et la Grèce. Celle-ci toutefois n’a pu avoir lieu étant donné les décisions prises par Moscou relatives aux combats dans Marioupol.
Tensions persistantes
Que cela soit sur la question des livraisons d’armes et de matériel à l’Ukraine ou encore sur celle des sanctions, on retrouve là encore une assez forte cohésion entre les alliés. Si l’Union européenne s’est d’ores et déjà engagée pour un milliard et demi d’euros d’aides en fournitures militaires, les États-Unis de leur côté viennent d’adopter une enveloppe de 14 milliards de dollars pour la crise ukrainienne, bien que la moitié soit destinée aux déploiements de troupes américaines en Europe. La coordination sur les sanctions économiques implique toutefois des échanges plus denses entre les alliés, certaines divergences demeurant, même si beaucoup a déjà été accompli en l’espace de quelques semaines. À titre d’exemple, l’Allemagne a pris la décision symbolique de suspendre le projet de gazoduc Nord Stream 2 qui avait vocation à augmenter les livraisons de gaz russe à destination de l’Allemagne. Cependant, certains pays européens dont l’Allemagne et l’Italie restent fortement dépendants des importations russes. Si Berlin, Paris et Londres hésitent encore à se priver des hydrocarbures russes, Washington a ordonné un embargo sur les importations américaines de pétrole et de gaz russes. Les États-Unis poussent ce faisant les Européens à relancer le débat autour de l’indépendance énergétique.
Si même des pays tels l’Allemagne et l’Italie, qui faisaient traditionnellement preuve de compréhension voire de mansuétude envers Moscou, ont depuis modifié leur discours, un pays se distingue encore tant sur les sanctions que sur les livraisons d’armes, à savoir la Hongrie de Victor Orban. Ses capacités d’influence sont néanmoins limitées et pour l’instant elle n’est pas en mesure de bloquer les mesures prises par les autres pays. Son positionnement pourrait évoluer cependant, du fait de pressions de la part de ses alliés habituels du groupe de Visegrad, le risque d’isolement complet pour Budapest n’étant pas sans danger, tant au sein de l’UE que de l’OTAN.
Un nouveau consensus
L’on assiste également à l’émergence d’un certain consensus sur la menace russe et la nécessité de maintenir l’OTAN. Malgré la force du courant trumpiste, le soutien à l’Ukraine est l’un des rares points où il y a encore consensus aux É-U, quand bien même les modalités de ce soutien restent discutées. En France, les discours russophiles et favorables au locataire du Kremlin – y compris de plusieurs candidats majeurs à l’élection présidentielle – tendent à être oubliés, masqués, ou a minima fortement atténués, toute la classe politique condamnant l’agression russe.
Traditionnellement, l’Allemagne avait toujours été un membre fiable et fidèle de l’Alliance. Or l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement comprenant le SPD et les Verts laissaient craindre des évolutions quant à ce positionnement, certains membres de ces deux partis critiquant violemment tant l’OTAN que l’arme nucléaire. Bien qu’il y ait encore des voix discordantes, l’invasion russe met cependant un terme à toute remise en question forte de ce trait caractéristique de la politique de défense allemande des dernières décennies. On assiste ainsi actuellement à un retour d’un consensus fort en faveur de l’Alliance, et ce malgré l’absence des chrétiens-démocrates de la CDU/CSU au gouvernement.
De même, l’Italie habituellement ambigüe sur sa relation avec la Russie a aujourd’hui pris conscience que la Russie ne peut plus être un partenaire fiable sur l’échiquier international, et semble maintenant pleinement revendiquer son appartenance à une identité européiste et transatlantique guidant ses choix de politique étrangère et de défense. Si initialement le principal parti prorusse et antimilitariste, le Mouvement 5 Étoiles, ne voulait pas explicitement nommer la Russie comme responsable au début du conflit, il soutient maintenant pleinement le gouvernement sur les sanctions contre le pays ainsi que sur l’augmentation des effectifs militaires au sein de l’OTAN sur le front est.
2. Vers un renforcement des capacités de l’OTAN
La cohésion retrouvée n’est cependant qu’une des illustrations de la résurrection de l’OTAN, les évolutions en cours sur les budgets d’armements en constituant un autre exemple éloquent, tout comme celui du déploiement de troupes sur le flanc oriental.
La fin programmée du débat sur le partage du fardeau
La guerre en Ukraine provoque en effet une accélération de l’augmentation des dépenses de défense à l’œuvre dans nombre de pays membres de l’Alliance. Elle marque également la fin probable du débat vieux de près de 20 ans des 2 % de dépenses consacrées à la Défense au sein de l’OTAN. Remontant au sommet de Riga de l’OTAN de 2006, cet engagement plus moins contraignant des alliés d’engager 2% de leur PIB pour leur défense constituait une pomme régulière de discorde entre Européens et Américains. Compte tenu de l’estimation générale faible de la menace russe ces dernières années et des pressions américaines – surtout sous le mandat de Donald Trump – pour certains États la question se résumait simplement à acheter de nouveaux avions de chasse F-35.
L’invasion russe met majoritairement un terme cependant à ces atermoiements et à ce débat. Il est d’ailleurs probable que d’ici quelque temps le débat ne porte plus sur les 2 % qui seront atteints par quasiment tous les États, mais plus sur la réalité de la puissance militaire de chacun compte tenu des dépenses engagées. Parmi les grands États de l’OTAN, trois groupes semblent se former pour l’heure : ceux ayant radicalement changé de position; ceux qui ne changent pas leurs prévisions en termes de dépenses; et ceux qui augmentent un peu ce dernier ou chez qui ceci commence à être envisagé.
L’Allemagne et l’Italie illustrent le mieux le revirement de position sur cette question chez certains États. L’invasion russe a provoqué en effet un électrochoc sur la question des moyens alloués à la Bundeswehr, les propos publics du chef d’état-major de l’Armée de Terre indiquant que l’armée de Terre qu’il dirigeait était à sec ayant achevé de désillusionner nombre de responsables en Allemagne. L’illustration la plus manifeste de cet électrochoc fut le discours du chancelier devant le Bundestag le 27 février annonçant une augmentation durable du budget militaire permettant de dépasser les 2% du PIB alloués pour la Défense, ainsi que la création d’un fonds de restructuration et d’acquisition pour la Bundeswehr d’un montant de 100 milliards d’euros. Or pour rappel, les trois partis membres de la coalition gouvernementale contestaient jusqu’à maintenant – y compris vigoureusement dans leur programme politique – l’objectif des 2% du PIB consacrés au budget de la Défense. Certains évoquent même désormais le retour du service militaire supprimé sous le deuxième gouvernement de Merkel, il y a une dizaine d’années. Bien que disposant de plus de moyens que le Canada pour un budget de la défense et un PIB comparable au Canada, l’Italie faisait jusqu’ici partie des pays peu disposés à augmenter leurs dépenses en défense, celle-ci ne représentant que 1,4 % du PIB italien. Or désormais, le premier ministre italien appelle à une augmentation « sans précédent » du budget de la défense, ainsi qu’à une concertation européenne sur les investissements futurs en matière de sécurité.
À côté de Berlin et de Rome, Varsovie et Ankara se distinguent par l’absence de modification ou même de frémissement en la matière dans leurs prévisions. Ceci s’explique toutefois compte tenu du taux déjà largement supérieur aux 2 % de leurs dépenses dans le domaine de la défense. Avant même le début de la guerre russo-ukrainienne, Varsovie avait ainsi décidé d’augmenter son budget militaire et avait prévu de doubler l’effectif de ses troupes afin de devenir plus autonome en matière de sécurité. Pour la Turquie, son budget de la défense était lui aussi déjà une priorité et il devrait d’ailleurs atteindre les 17,5 milliards de dollars (USD) en 2025.
Les États-Unis, la France, le Royaume-Uni et le Canada forment le troisième groupe chez qui l’on assiste à une légère augmentation (États-Unis et Canada) ou à des premiers indicateurs d’une volonté d’augmenter encore le budget de la défense, ce dernier étant proche des 2 % (France), voire déjà supérieur (Royaume-Uni). L’annonce des investissements prévus par l’Allemagne provoquera très certainement à court/moyen terme cette augmentation en France et en Royaume-Uni. Il est en effet peu probable que les deux pays à l’origine de la Politique de sécurité et de défense européenne (PSDC) acceptent d’être surclassés militairement par Berlin.
Au sein de ce groupe, le Canada se distingue cependant, les annonces d’augmentation du budget de la défense restant très modestes (ce dernier atteindrait au mieux seulement 1,4 % du PIB). Certes l’invasion russe a provoqué un changement de la perception canadienne de l’environnement international, autant au niveau de la population que du politique. Plusieurs experts ont ainsi plaidé au cours des dernières semaines pour une augmentation du budget canadien de la défense afin d’améliorer les capacités de défense. Le Parti conservateur fait également pression pour que le gouvernement Trudeau accélère sa propre stratégie d’armement. À l’inverse, le chef du NPD qui soutient désormais le gouvernement libéral minoritaire de Justin Trudeau continue pour l’instant de contester l’objectif des 2 %. Par conséquent, alors que l’invasion change profondément le calcul politique des dépenses de défense en Europe, le Canada pourrait être isolé parmi ses alliés du fait de son faible budget de défense, surtout si le débat venait à se déplacer non plus sur le montant des dépenses, mais sur l’efficacité des moyens disponibles.
Renforcement de l’OTAN sur son flanc oriental
À la veille de la chute du mur de Berlin, 400 000 militaires provenant des pays de l’OTAN étaient stationnés en Allemagne de l’Ouest (dont 60 % étaient américains), auxquels s’ajoutaient les forces de la Bundeswehr, ainsi que les 60 000 soldats américains déployés ailleurs en Europe. S’il est peu probable que l’OTAN déploie un nombre comparable de militaires sur son flanc oriental (comprenant les trois pays baltes, la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie, la Bulgarie et la Roumanie), on assiste cependant à une augmentation notable des effectifs présents dans ces pays.
Depuis l’invasion russe, le Pentagone a reconnu devoir modifier sa posture de défense en Europe pour augmenter le stationnement permanent de troupes, mais aussi les déploiements rotationnels pour faire face à la Russie. 14 000 soldats américains supplémentaires ont été dépêchés dans les pays baltes, en Pologne et en Hongrie, pour un total de 100 000 soldats américains en Europe, contre 80 000 avant la guerre. Le Pentagone a aussi procédé à un repositionnement de troupes et de matériels : 800 soldats sont partis d’Italie vers les Pays baltes, 20 hélicoptères Apache sont passés d’Allemagne vers les Pays baltes, 12 de Grèce vers la Pologne et 8 F-35 ont été transférés d’Allemagne vers la Lituanie, l’Estonie et la Roumanie. Tout cela s’ajoute aux 12 000 soldats américains placés en alerte dans le cadre de la NATO Response Force (NRF) de l’OTAN qui comprend 40 000 hommes.
De son côté, en termes de déploiement la Grande-Bretagne a presque doublé les effectifs présents en Estonie, les faisant passer de 900 à 1700. Le nombre de véhicules blindés passera à 48 et celui de chars à 24. Aussi, 350 soldats s’ajouteront aux 100 déjà présents en Pologne. Deux navires britanniques ont également rejoint la Méditerranée orientale en février pour mener des opérations de monitorage aux côtés d’autres membres de l’OTAN. Dirigeant cette année la VJTF (Very High Readiness Joint Task Force), la France vient quant à elle d’annoncer prendre la tête d’un nouveau bataillon de l’OTAN qui sera positionné en Roumanie. À cette fin, 250 militaires français (l’effectif final devant faire le double) ont récemment pris position sur une base roumaine près de la frontière ukrainienne. Fin février 2022, l’Italie a confirmé déployer environ 1 350 militaires en Hongrie et en Lettonie dans le cadre de l’OTAN, l’envoi de 130 militaires et 12 avions de combat en Roumanie, ainsi que 235 personnels, 2 navires et un avion de combat en mer Noire. Berlin a annoncé ces derniers jours également le déploiement à venir de plusieurs centaines de militaires sur le flanc oriental de l’Alliance : 350 soldats doivent rejoindre prochainement les 500 militaires allemands déjà présents en Lituanie; plusieurs bâtiments devraient être déployés prochainement dans la Baltique; une batterie de missiles Patriot sera prochainement déployée en Slovaquie et intégrée dans un groupement tactique de l’OTAN semblable à ceux présents dans les États baltes. L’Allemagne compte en outre déployer dans ce pays une demi-douzaine de chasseurs Eurofighter. En ce qui concerne le Canada, le 22 février dernier, avant que l’invasion débute, le premier ministre Trudeau avait déjà annoncé le déploiement de 460 soldats supplémentaires pour renforcer l’alliance en Europe de l’Est. Cela comprend une unité d’artillerie d’environ 100 soldats en Lettonie, qui se joindra à 540 autres membres des Forces armées à la tête d’un groupement tactique de l’OTAN (opération REASSURANCE), ainsi qu’une deuxième frégate – le HMCS Halifax – et un avion de patrouille CP-140 Aurora.
Actuellement, c’est ainsi près de 25 000 militaires issus de pays membres de l’OTAN qui sont déployés sur le flanc oriental de l’Alliance, sans compter les armées nationales des huit pays composant ce dernier. Un an plus tôt, on n’en comptait pourtant qu’à peine la moitié. Il est fort probable que ce nombre augmente encore au cours des prochains mois, surtout en cas de poursuite du conflit. Ceci, ainsi que les velléités d’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN, pose par conséquent la question d’une éventuelle réorganisation des structures de l’Alliance.
3. Réformes et risques probables
À côté des éventuelles modifications de la structure interne de l’OTAN, la résurrection de l’OTAN reste malgré tout menacée par certains risques de tensions et de divergences. De nouveaux plans de défense du territoire de l’Alliance – surtout en cas d’élargissement de ce dernier en Scandinavie – devraient voir le jour, et pourraient être accompagnés de tractations sur la hiérarchie militaire au sein de l’alliance (plus précisément en ce qui a trait à l’attribution automatique de tel ou tel poste à certains pays). Par ailleurs une nouvelle administration trumpiste en 2025 pourrait mettre fin prématurément à cette nouvelle jeunesse de l’Alliance, en particulier si celle-ci venait à reprendre à son compte le positionnement erratique de Donald Trump sur les questions de la défense européenne ou les relations avec Moscou.
Vers des réformes de la structure otanienne ?
Alors que la dernière grande réforme structurelle de l’OTAN remonte au sommet de Prague de 2002, il n’est pas impossible qu’une nouvelle restructuration ait lieu tant en termes de commandement qu’en termes de nationalité occupant tel ou tel poste. Plusieurs facteurs militent déjà pour celles-ci, sans compter ceux qui pourraient s’y rajouter (par exemple, l’adhésion de la Suède et de la Finlande impliquant la prise en compte de leur territoire dans les plans de défense de l’Alliance) : l’augmentation des troupes stationnées en Europe orientale; le rôle majeur joué par la Pologne dans la défense orientale; le Brexit et ses conséquences sur les arrangements dits de Berlin + entre l’UE et l’OTAN. En effet, les accords dits de Berlin + de 2003 renforçaient le rôle de l’adjoint au commandant suprême des forces alliées en Europe (Deputy Supreme Allied Commander Europe, DSACEUR), faisant de lui un acteur clé de la coopération OTAN-UE, le poste étant dévolu presque sans discontinuité depuis 1949 à un Britannique. L’appartenance du Royaume-Uni aux deux organisations ainsi que ses liens forts avec Washington plaidaient alors pour le maintien de ce poste dans les mains d’un Britannique. Or le Brexit modifie cela. Une première tentative française pour prendre cette fonction aurait d’ailleurs eu lieu dès 2017. Il est probable que d’autres suivent, d’autant plus en cas d’affaiblissement partiel du Royaume-Uni, si l’Écosse venait à devenir indépendante. Il n’est pas impossible non plus que le poste de DSACEUR vienne à être dupliqué ou réparti en deux fonctions : ce fut ainsi le cas dans les années 1980 ou pendant plus de dix ans, il exista deux DSACEUR, l’un de nationalité britannique, l’autre de nationalité allemande.
La question de la future nationalité du prochain secrétaire général de l’OTAN pourrait constituer un autre enjeu, le mandat de l’actuel secrétaire touchant à sa fin, bien qu’il vienne récemment d’être prorogé de quelques mois eu égard à la guerre. Certains souhaitent qu’une femme soit enfin nommée à ce poste, ce qui serait une première. D’autres pays pourraient toutefois parallèlement insister pour que le poste revienne à un Européen issu d’un pays membre de l’UE et participant à la PSDC, ce qui n’est plus le cas depuis 2009.
Risques de fractures et de tensions potentielles
Plus le conflit perdure, plus il risque potentiellement de mettre à mal la cohésion de l’OTAN. Pour l’heure, le scénario d’une riposte militaire directe a été écarté par les alliés en raison de l’absence de l’obligation juridique d’intervenir et face aux risques d’affrontement direct avec la Russie. Si cette attitude s’explique du fait du statut de puissance nucléaire de la Russie (et est en cela comparable aux comportements des pays occidentaux lors du soulèvement de Budapest de 1956, du Printemps de Prague de 1968, ou encore de l’invasion russe de l’Afghanistan durant la Guerre froide), indirectement elle peut favoriser une augmentation des crimes de guerre commis par la Russie. De ce fait, il n’est pas sûr que cette position de non-intervention résiste en cas de recours à des armes chimiques par Moscou, en particulier du fait des pressions des opinions publiques en Occident.
Compte tenu des livraisons d’armes, sans compter l’afflux en volontaires transitant par la frontière entre l’Ukraine d’un côté et la Pologne, la Slovaquie et la Roumanie de l’autre, des actions russes contre des convois ne sont pas non plus à écarter, ce qui là encore comporterait un risque tant d’escalade avec une implication militaire de l’OTAN que de désunion sur une telle escalade parmi les membres de l’Alliance. Par ailleurs, submerger l’Ukraine d’armes risque de faciliter la violence non étatique, le trafic d’armes et le terrorisme sur le long terme en Europe. Il est possible par conséquent que l’on assiste à des dissensions à court/moyen terme sur la bonne manière de dissuader la Russie et de soutenir l’Ukraine. La tentative polonaise de transférer des MIG-29 aux forces armées ukrainiennes, le débat sur une zone d’exclusion aérienne au-dessus de l’Ukraine, ou encore l’embargo unilatéral des États-Unis sur les hydrocarbures russes sont à cet égard des signaux annonciateurs de potentielles divergences futures.
À moyen terme, la cohésion au sein de l’alliance tant sur le conflit russo-ukrainien qu’au-delà reste en outre dépendante de la politique intérieure américaine. En cas de congrès trumpiste en 2022, voire d’un président trumpiste en janvier 2025, la résurrection de l’OTAN pourrait être alors gravement compromise, en particulier en cas de sortie américaine de l’Alliance, même si celle-ci semble ne plus être évoquée aux États-Unis, du moins pour le moment.
4. Conséquences de la guerre sur l’UE et la Chine
La guerre en Ukraine provoque également des évolutions et des réactions tant au sein de l’UE, partenaire intime de l’OTAN en Europe, qu’en Chine, et pose par extension la question de la répartition des tâches entre l’OTAN et l’UE en Europe, mais aussi de l’implication éventuelle de l’OTAN en Indopacifique.
Une Union européenne surprenante, mais demeurant un nain militaire
Bien que pour l’heure la défense territoriale en Europe ne fasse pas encore partie véritablement de ses compétences – et ce malgré la présence de l’article 42.7 du traité de Lisbonne découlant de l’homologue renforcé de l’article 5 de l’OTAN de la défunte UEO – l’UE a surpris plus d’un expert par sa réaction depuis le début de l’invasion. L’ampleur de la réaction de l’UE a en effet surpris, que cela soit sur le dossier des sanctions économiques ou plus frappant encore de la fourniture en armes. Ce point est le plus étonnant du fait de l’activation en outre par l’UE du mécanisme de la Facilité européenne pour la paix créé moins d’un an auparavant et non conçu initialement pour ce type de dépenses. Grâce à ce dernier, l’UE contribua dès les premiers jours à hauteur de 500 millions d’euros à l’effort de guerre ukrainien, et vient désormais de tripler. L’UE est-elle en train de mettre un terme au fossé capacités-attentes dont elle souffre ?
Alors qu’elle vient d’adopter enfin sa Boussole stratégique, le processus de validation de celle-ci, accéléré initialement suite à une volonté française d’en tirer profit pour la campagne présidentielle, risque au final de porter préjudice à l’UE, les retombées de la guerre russo-ukrainienne étant loin d’être achevées. Pour autant, on peut constater une certaine coordination et entente notable parmi les États membres, de même qu’une atténuation des tensions sur certains dossiers, tel celui de la réforme de l’État de droit en Pologne.
En effet, tout comme au sein de l’OTAN – malgré des divergences initiales fortes sur Nord Stream 2 ou encore les sanctions – il est surprenant de constater l’existence d’une cohésion assez forte entre les États membres de l’Union européenne (exception faite de la Hongrie). Les mesures évoquées en lien avec les livraisons d’armes et l’utilisation à cette fin de la Facilité Européenne pour la Paix, instrument des plus récents et conçu initialement à destination des armées africaines, démontrent l’efficacité de la coordination entre les États de l’UE.
Bien que logique vu le contexte, on assiste en outre à un retour en grâce de la Pologne parmi les États membres, celle-ci étant de par sa position géographique, mais aussi son engagement en faveur de l’Ukraine, passé d’État paria, archétype de ce que certains nomment les démocraties illibérales, au modèle d’État défenseur de la démocratie. Pour rappel, les relations entre la Pologne et les autres États – exception faite en particulier de la Hongrie – se sont détériorées depuis la crise de l’État de droit en Pologne et les réformes contestées menées par le parti au pouvoir. Or, pour reprendre les propos du président polonais, désormais « la priorité est la sécurité du continent, la sécurité du monde occidental, la sécurité de l’Ukraine et la sécurité de la Pologne ».
Parallèlement, depuis l’invasion, il est certain que l’UE et ses politiques connaissent une nouvelle force d’attraction. Alors qu’en quelques jours à peine, trois nouveaux pays – à savoir l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie – viennent de poser acte de candidature pour être membre de l’UE, il se pourrait que le Danemark renonce également après 30 ans d’attachement à celle-ci à sa dérogation ayant trait à la Politique de Sécurité et de Défense Commune. Les prochains mois pourraient être ceux également de la fin de la neutralité autrichienne et irlandaise, et ce alors Vienne et Dublin avaient toujours jusqu’ici rappelé avec vigueur leur attachement à leur neutralité (bien que participant à la PSDC).
Toutefois, au vu de la situation et du contexte, il est probable que les capacités militaires de l’UE demeurent relativement faibles, l’OTAN demeurant l’instance privilégiée par la majeure partie des États européens. L’adoption trop tôt de la boussole stratégique a empêché celle-ci de prendre véritablement en compte les conséquences en cours et à venir de la guerre en Ukraine. La dernière version du projet de nouvelle force de réaction rapide européenne est révélatrice de ce décalage. S’appuyant sur les groupements tactiques existants de l’Union européenne, elle ne prévoit qu’un effectif limité (environ 5 000 militaires), loin d’atteindre ce faisant les objectifs initiaux de la PSDC fixés à Helsinki (de l’ordre de 50 000). En outre, tout semble indiquer que son champ d’action resterait en dehors du territoire national des États membres de l’UE. Certes, la PSDC s’inscrit dans la Politique Étrangère – et non interne – de Sécurité Commune (PESC). Toutefois, refuser de faire évoluer les théâtres d’opérations possibles de la force de réaction rapide revient à condamner celle-ci, les États d’Europe de l’Est privilégiant leur défense territoriale à des opérations extérieures en Afrique ou au Moyen-Orient. Cette position des Européens de l’est préexistant à l’invasion russe ne peut que se renforcer suite à celle-ci. Par extension, il est probable que ceci affecte également le développement du quartier général militaire de l’UE, QG développé à partir de la Capacité actuelle militaire de planification et de conduite. Une meilleure coordination et entente avec l’OTAN pourrait permettre d’éviter ce scénario, mais nécessiterait que Paris propose une plus étroite collaboration entre les deux institutions.
La fourniture d’armes à l’Ukraine montre toutefois que l’UE commence à prendre conscience de ses moyens militaires indirects, le premier d’entre eux étant justement ses ressources financières. L’augmentation à venir de l’ensemble des budgets de la défense des pays membres de l’UE à hauteur de 2% – voire plus – de leur PIB dotera en outre l’UE d’un budget militaire équivalent plus ou moins à la moitié de celui des États-Unis et égal ou supérieur à celui de la Chine. Paradoxalement, cette manne financière risque de mettre à mal les projets de coopération dans le domaine de l’armement au sein de l’UE, certains acteurs industriels espérant ainsi échapper à ce qu’ils considèrent au mieux comme une contrainte déplaisante. Cet apport financier pourrait toutefois favoriser le développement d’une forte capacité industrielle de défense en Europe, à condition toutefois que cet apport ne soit pas aspiré par les industries américaines.
Une UE développant ses capacités et sa puissance n’est pas impossible. Fort heureusement pour elle, l’invasion russe fait suite au mandat de Donald Trump aux États-Unis et aux évènements de l’été 2021 que furent le pacte AUKUS et la débâcle en Afghanistan. Ceux-ci ont permis de diminuer le désir de dépendance absolue chez certains responsables européens vis-à-vis de Washington. Seront-ils capables d’éviter de retomber dans ce travers ? Telle est la question désormais. L’UE bénéficie toujours de l’attrait qu’elle exerce au-delà de ses frontières, attrait illustré par les demandes d’adhésion de l’Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie. Elle détient enfin un autre avantage encore inexploité, à savoir celui d’être aussi potentiellement une alliance militaire grâce à l’article 42.7 du traité de Lisbonne. Le fait que les négociations en cours entre la Russie et l’Ukraine semblent exclure automatiquement une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, mais non à l’UE, pourrait encore une fois permettre à celle-ci de s’affirmer comme un acteur incontournable, y compris d’un point de vue sécuritaire, grâce à ce même article. Toutefois, là encore une utilisation judicieuse de ce dernier ne sera pas possible sans une coordination plus étroite sur le plan militaire entre l’UE et l’OTAN. À cet égard, le choix du futur secrétaire général de l’OTAN pourrait constituer un enjeu majeur à venir, tout comme la nationalité des prochains DSACEUR.
Conséquences pour le rôle de l’OTAN en Indopacifique
Bien que considérée comme la grande « alliée » de la Russie, depuis le début du conflit, la Chine adopte une position ambigüe. Il est probable qu’elle conserve celle-ci afin de favoriser sa position au niveau international. En matière économique, l’isolation croissante de la Russie pourrait lui permettre d’acquérir du pétrole et du gaz russe à moindre coût malgré des coûts internationaux très élevés. Sur le plan diplomatique, la position chinoise s’est traduite par une abstention lors du vote de l’Assemblée générale des Nations Unies pour dénoncer l’agression russe de l’Ukraine. La Chine n’en fera pas plus pour soutenir son voisin, craignant de se voir isolée sur la scène internationale et que la réputation de Xi Jinping soit entachée de la manière que celle de Poutine l’est présentement – autant à la maison qu’à l’étranger. La déclaration de Xi Jinping du 4 février dernier voulant que « l’amitié de la Chine pour la Russie n’avait aucune limite » semble aujourd’hui bien loin. Sur le plan militaire, la Chine est par ailleurs en mode observatrice. Elle prend note des angles morts de la stratégie poursuivie par la Russie et des difficultés opérationnelles qu’elle rencontre face à une armée ukrainienne que personne ne pensait capable d’une telle performance sur le terrain. La question est de savoir si les événements en Ukraine serviront de mise en garde contre la perspective d’une invasion chinoise de Taiwan.
Durant une audience du comité sur le renseignement du Congrès, le 8 mars 2022, le directeur de la CIA mentionnait que la Chine était surprise par la tournure que prenait la crise ukrainienne, autant sur le plan de la réponse coordonnée de l’Occident que de la piètre performance des forces russes sur le terrain. En favorisant un rapprochement entre les États d’Occident, l’agression russe nuit grandement aux efforts que Beijing a depuis longtemps faits pour creuser des fossés entre Washington et l’Union européenne. Suite à une série d’entrevues réalisées avec des membres du Pentagone, Bloomberg concluait que la difficulté que rencontre la Russie dans son offensive, son isolation au sein de l’économie globale et les manifestations contre la guerre au sein de la population russe allaient certainement faire réfléchir le Parti communiste chinois quant à ses plans d’invasion de Taiwan.
La manière dont la Chine approuve tacitement la conduite russe doit cependant sonner l’alarme dans les chancelleries occidentales, surtout en Europe. L’ensemble des membres de l’Alliance doivent être prêts à faire comprendre à Beijing que soutenir Moscou aura un coût. Cela peut aller dans le sens d’une révision de la manière dont les membres de l’OTAN conçoivent leur présence dans la région indopacifique ou des limites posées aux interconnexions entre les systèmes technologiques européens et chinois.
Les évènements en Ukraine risquent toutefois d’avoir deux conséquences pour l’OTAN et l’engagement américain dans le Pacifique. Au grand déplaisir de Washington, les autres membres de l’Alliance pourraient militer pour une refocalisation de l’OTAN strictement sur son environnement immédiat – surtout sur la menace russe – le tout a priori à la grande joie de Beijing. Pour autant, ceci pourrait aller de pair avec une capacité accrue des autres Alliés d’assurer quasiment seuls leur sécurité et leur défense face à Moscou. Les autorités politiques de Moscou de 2022 ne disposent en effet plus de la force de frappe de leurs homologues du temps de la Guerre froide. À moyen terme, les forces des alliés présents sur le flanc oriental pourraient ainsi potentiellement se passer des 100 000 militaires américains présents en Europe, permettant plus facilement que par le passé le recentrage de la majorité des forces et ressources américaines dans l’Indopacifique. De plus, l’ampleur du réarmement européen pourrait même à moyen terme permettre aux autres alliés de prendre également leur part du fardeau en Indopacifique, la menace russe n’étant plus – et de loin – équivalente à celle que constituait l’URSS.
Conclusion
Si parler de Troisième Guerre mondiale est largement exagéré – pour ne pas dire erroné – les évènements actuels marquent le début de ce que l’on pourrait dénommer une seconde Guerre froide. C’est dans ce contexte que l’on assiste à une deuxième jeunesse à l’OTAN, jeunesse qui prend la forme d’une cohésion retrouvée et de mesures fortes renforçant ses capacités, dont les dépenses en matière de défense et les déploiements sur le flanc oriental. Des risques de divergences et de tensions entre les alliés demeurent cependant en cas d’escalade dans le conflit, mais aussi sur le dossier des sanctions économiques. En outre, bien qu’isolé, le cas de la Hongrie de Victor Orban demeure problématique pour la cohésion au sein de l’Alliance. Le risque majeur à moyen terme réside cependant dans les politiques intérieures des États membres et plus particulièrement aux États-Unis, en cas de victoire du courant trumpiste au Congrès ou lors de la prochaine élection présidentielle.
Il n’est pas impossible que l’OTAN vienne en outre à évoluer dans ses structures, tout en approfondissant ses liens avec l’Union européenne, qui même si elle demeure un nain militaire pour l’heure, dispose de plusieurs atouts. Une implication de l’Alliance en mer de Chine ou dans les questions liées à l’Indopacifique est désormais peu probable, du moins à court et moyen terme. Toutefois, tous les membres (Européens compris) de l’Alliance auront intérêt à prêter attention dans la guerre russo-ukrainienne au comportement de Beijing – et au besoin à le sanctionner – la Chine et la Russie visant par leurs actions la remise en cause de l’ordre international actuel, qui pour l’heure reste fondamentalement influencé par les démocraties libérales.
L’auteur tient à remercier Maria Aftimos, Rémy Carugati, Maxandre Fortier, Tancrède Jankowski, Marco Munier et Camille Raymond pour leurs contributions et l’appui à la recherche.
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