Les États-Unis ont conclu que l’Arctique est maintenant l’une des régions les plus importantes du monde sur le plan géostratégique. La Maison Blanche a publié un certain nombre de stratégies pour l’Arctique, y compris la toute première stratégie arctique du département américain de l’Air Force. Le pivot des États-Unis vers l’Arctique aura des implications pour le Canada en particulier, surtout en ce qui concerne le NORAD, ainsi qu’en général pour les alliés de l’OTAN dans l’Arctique.
Contexte
Le souhait du Canada est devenu réalité. Pendant des années, les États-Unis ont semblé ignorer complètement l’Arctique, oubliant même qu’ils étaient un État arctique. Le Canada a dû convaincre les États-Unis de se joindre au Conseil de l’Arctique en 1996. En arrière-plan, le NORAD surveillait régulièrement l’Arctique, et le Canada et les États-Unis s’y exerçaient, quoique plus tactiquement que stratégiquement, et sur de courtes périodes de temps. Près de vingt-cinq ans plus tard, les États-Unis ont conclu que l’Arctique est désormais l’une des régions géostratégiques les plus importantes au monde. Rapidement, les États-Unis ont publié davantage de stratégies pour l’Arctique, y compris la toute première stratégie pour l’Arctique du Département américain de la Force aérienne. Qu’est-ce que cette stratégie laisse présager pour l’avenir, et plus particulièrement pour le Canada ? Que suggèrent la création de la Force spatiale américaine et le Plan de commandement unifié des États-Unis pour le Canada ? Est-ce que le Canada regrettera ou se réjouira de l’attention accrue que les États-Unis portent à l’Arctique ?
La stratégie « Étoile du nord » de la Force aérienne
Officiellement lancée le 21 juillet 2020, la stratégie arctique de l’United States Air Force (USAF), baptisée « Étoile du nord », comporte quatre axes : 1) la vigilance dans tous les domaines d’opération ; 2) la projection de puissance grâce à une force crédible de combat ; 3) la coopération avec les alliés et les partenaires ; 4) la préparation aux opérations en Arctique. Les axes 1 et 3 concernent le Canada, les alliés de l’OTAN et les partenaires et seront mis de l’avant. Les axes 2 et 4 amèneront le Canada à repenser sa stratégie en Arctique. Comme l’a soutenu Lindsay Rodman, la stratégie arctique du Pentagone de 2019 a marqué un tournant pour les États-Unis dans l’Arctique et a ouvert la porte à une assistance alliée accrue. La stratégie Étoile du nord contribue à consolider ce tournant et souligne l’importance pour les alliés et les partenaires, y compris les peuples autochtones, de travailler ensemble compte tenu de l’infrastructure limitée et de la vaste géographie. L’interopérabilité est donc essentielle. Étoile du nord met également en évidence l’importance et le rôle de l’espace en tant que domaine particulièrement important pour l’Arctique. Le Canada peut s’attendre à plus d’occasions de s’exercer dans l’Arctique (et pendant de plus longues périodes) et que les Forces armées canadiennes (FAC) suivent le nouveau rythme imposé par les États-Unis lorsqu’ils s’engageront dans cette région.
Compte tenu des conditions de fonctionnement et de la géographie difficiles du pôle arctique, qui limitent l’utilité des radars au sol, les satellites spatiaux sont essentiels pour donner une meilleure image de ce qui se passe au sol, dans et sur les océans, ainsi que dans l’espace aérien. L’air et l’espace sont essentiels en Arctique, car ce sont les voies d’accès les plus rapides. Dans de nombreux cas, ce sont également les seuls moyens de déployer rapidement et avec précision le personnel. Ce que Étoile du nord souligne, cependant, c’est que les alliés ne peuvent plus penser à opérer dans un seul domaine à la fois : l’air, l’aérospatial, l’espace, le cyberespace, le maritime, le terrestre et même l’espace cognitif (opérations de réflexion, de propagande et de désinformation) doivent être considérés conjointement. C’est l’objet de l’étude binationale Évolution de la défense de l’Amérique du Nord (EvoNAD) de la Commission permanente mixte de défense. L’époque où le personnel de la marine, par exemple, se concentrait uniquement sur l’environnement maritime est révolue. Il est nécessaire d’établir une coopération interservice, de manière conjointe avec les alliés et dans tous les domaines. En effet, la surveillance, le commandement et le contrôle, la communication et le ciblage mutuel dans tous les domaines sont les nouveaux objectifs des États-Unis auxquels les alliés seront pressés de suivre et de contribuer.
Pourquoi l’Arctique et pourquoi maintenant ?
L’USAF a déjà envisagé une stratégie pour l’Arctique, mais ce n’est que tout récemment qu’elle s’est concrétisée. L’une des raisons est que la Force spatiale – désormais active au sein du Département de la Force aérienne – sera le générateur de force des experts spatiaux pour le USPACECOM en particulier, mais aussi pour le USNORTHCOM et le NORAD et pour d’autres commandements de combat. Le USNORTHCOM est chargé à la fois de surveiller et de vaincre les menaces spatiales entrantes. Le NORAD n’assiste quant à lui qu’en matière d’alerte. Dans les deux cas, davantage d’experts spatiaux seront forcément utiles, en particulier dans un contexte arctique, avec moins de moyens de surveillance. L’autre raison du moment choisi pour Étoile du nord est que l’Arctique est divisé entre trois commandements géographiques de combat (USNORTHCOM, EUCOM et INDOPACOM). Les insuffisances entre ces commandements peuvent être exploitées par les concurrents. Une vue et une approche globales de l’Arctique contribuent à réduire l’importance de ces faiblesses. La USAF et la Force spatiale ne possèdent aucune fonction opérationnelle, mais elles opèrent à travers les filières de commandement. Le personnel militaire canadien peut ainsi s’attendre à travailler avec le personnel de la Force spatiale à l’avenir, en particulier dans le cadre d’exercices et d’opérations impliquant l’Arctique. On s’attend également à ce que les alliés et les partenaires puissent s’assurer que les données arrivent et soient analysées de façon pertinente, ce qui signifie que la rapidité, l’exactitude et le contexte du processus et des informations et des renseignements fournis par les alliés contribueront, d’une certaine manière, aux priorités des États-Unis.
Ceci soulève la question suivante : le Canada peut-il suivre, contribuer et agir face à cette nouvelle façon de penser la surveillance commune de tous les domaines ? Alors que beaucoup focalisent sur la nécessité de moderniser le Système d’alerte du nord (SAN), le lancement d’Étoile du nord et l’inclusion de l’espace comme élément important de la stratégie suggèrent qu’une révision de l’architecture militaire américaine est en cours et, avec elle, une nouvelle doctrine qui pourrait avoir un impact monumental pour le Canada – au premier rang desquelles la participation du Canada au NORAD et son avenir.
La Force spatiale comme pression sur le Canada ?
Étant donné que la surveillance multi-domaines est le nouvel objectif, l’espace devient un élément rassembleur et une solution pour réduire les faiblesses existantes. Les ressources spatiales peuvent accéder à tous les domaines en même temps. Les radars terrestres dans l’Arctique, par exemple, peuvent être configurés pour voir l’espace aérien, mais pas l’espace terrestre, aérien, aérospatial et maritime à la fois – la courbure de la terre et la superficie du territoire à surveiller sont technologiquement insurmontables aujourd’hui. De l’espace, cependant, une zone beaucoup plus grande peut être captée avec de plus en plus de précision.
Le Canada dispose d’une très petite direction spatiale au sein des FAC. En fait, la plupart des experts spatiaux résident à l’Agence spatiale canadienne et sont des civils. De toute évidence, le Canada a un vif intérêt pour la technologie spatiale. La Constellation Radarsat, par exemple, fournit des informations vitales à une pléthore de ministères canadiens et à leurs alliés. Et, pour la toute première fois, les FAC ont envoyé un officier général au Commandement spatial de la USAF (USAFSPC). Le brigadier-général K.G. Whale a été nommé à un nouveau poste de commandant adjoint des plans, USAFSPC, à Colorado Springs, ce qui suggère que les FAC sont déjà en train de prépositionner le personnel clé dans l’architecture spatiale américaine. Le commandement des plans est le meilleur endroit pour avoir un aperçu des façons actuelles et futures de penser la stratégie et les opérations. Il s’agit là d’une excellente décision logistique.
Le NORAD va vouloir de plus en plus d’informations fournies par les moyens spatiaux pour suivre le rythme des nouvelles activités dans l’Arctique. La Force spatiale américaine disposera à l’avenir de 16 000 personnes dont elle pourra tirer parti en créant des synergies et des opportunités de formation et de recrutement très spécialisée à long terme. Étant donné que le Canada ne peut pas créer des experts spatiaux du jour au lendemain, et que la taille limitée des FAC limite la possibilité d’une force spatiale distincte, une solution consisterait à détacher du personnel civil de l’Agence spatiale canadienne auprès du NORAD pour maintenir le Canada engagé dans les nouveaux développements en matière de surveillance, de suivi et de ciblage. Après tout, la Federal Aviation Administration (FAA) des États-Unis envoie des civils travailler au QG du NORAD depuis 2002. Que les experts ne portent pas d’uniformes militaires n’est pas important ; ce qui est nécessaire, c’est l’expertise et le savoir, en particulier dans le domaine spatial axé sur la surveillance et l’évitement / l’atténuation des débris spatiaux.[i]
La recherche de surveillance dans tous les domaines suggère que le plan de commandement unifié (UCP) actuel des États-Unis est appelé à changer et que l’Arctique est l’une des causes de ce changement. Actuellement, 11 commandements – 6 géographiques et 5 fonctionnels – ont évolué depuis 1946. L’un des changements les plus importants de l’UCP a eu lieu en 1986 pour corriger les rivalités entre les services attribuées aux échecs au Vietnam, à la crise des otages en Iran et à l’intervention américaine en Grenade. La loi Goldwater-Nichols exigeait que les commandants des troupes combattantes se rapportent directement au Secrétaire à la Défense plutôt qu’aux chefs de service afin de promouvoir la collaboration entre l’armée de terre, la marine, les marines et l’armée de l’air, et non pas en fonction des hiérarchies de chaque arme. La solution était de créer des commandements géographiques qui exigeaient que les divers services travaillent ensemble.[ii] En revanche, diviser le monde en grande régions de commandements amène son lot de lacunes, notamment pour l’Arctique. Ajoutée à cela la nécessité de considérer tous les domaines ensemble, plutôt que séparément, une restructuration des commandements paraît nécessaire. Et tout comme la création du USNORTHCOM signifiait une remise en question du NORAD ainsi que de l’ancien Commandement Canada (maintenant Commandement des opérations interarmées du Canada), il en sera de même pour l’UCP.
La Force spatiale, le Cyber Command et, sans aucun doute, un groupe de travail dans le domaine cognitif feront pression sur les alliés des États-Unis pour combler leurs lacunes et contribuer à la stratégie globale américaine en cette nouvelle ère de concurrence entre les grandes puissances. Le Canada dispose d’un avantage certain : les membres du personnel canadien sont les adjoints de plusieurs commandements et flottes du système militaire américain et la récente nomination du BGén Whale au USSPACECOM n’est qu’une autre nomination judicieuse. Toutefois, des postes ponctuels pourraient ne pas suffire à l’avenir dans certains domaines, notamment lorsque le nombre, la diversité et l’étendue des effectifs deviennent importants.
Étant donné que les États-Unis sont clairement plus intéressés par l’Arctique et voudront surpasser les capacités de leurs adversaires potentiels, des exercices de longue durée dans l’Arctique (comme Juncture 2018 en Norvège, mais plus étendus) sont probables à l’avenir. Le Canada est limité en personnel, mais une possibilité serait que quelques forces d’opérations spéciales canadiennes se joignent aux marines norvégiennes, britanniques et américaines pour s’entrainer à tour de rôle pendant quatre mois en Norvège l’hiver. Une autre serait de souligner l’importance de la mission d’alerte du NORAD – elle pourrait être essentielle pour aider la deuxième flotte nouvellement reconstituée dans l’espace vulnérable Groenland-Islande-Royaume-Uni-Norvège. Le cadre commun des opérations maritimes du Canada est vital pour le NORAD et ses partenaires du Five Eyes. À l’avenir, il est probable que le Groenland rejoigne le NORAD dans une certaine mesure – si ce n’est que pour le positionnement stratégique vital de la base de l’armée de l’air de Thulé et de ses centres de missiles balistiques BMEW – pour concevoir un cadre maritime étendu auquel il pourrait contribuer pour une meilleure compréhension des navires d’intérêt se rapprochant de l’Amérique du Nord. En effet, comme Jim Fergusson et moi le soutenons depuis plusieurs années, la logique fonctionnelle qui a motivé la création du NORAD – c’est-à-dire que l’espace aérien de l’Amérique du Nord était indivisible – est le cas pour tous les domaines. La stratégie Étoile du nord laisse présager une doctrine militaire plus fonctionnelle à l’avenir – une doctrine qui met l’accent sur les domaines plutôt que sur la géographie. On peut dès lors s’attendre à une augmentation du recrutement au Canada pour des experts spatiaux, cyber et cognitifs, y compris de personnels civils. Compte tenu de l’attention portée à l’Arctique, la contribution du Canada aux opérations discrétionnaires ailleurs dans le monde pourrait devoir être réduite. Après tout, les deux premières priorités de défense sont le Canada et l’Amérique du Nord.
Enseignements tirés de l’attention accrue des États-Unis dans d’autres domaines
Bien sûr, le Canada a déjà dû faire face à la pression de « suivre » la création du USCYBERCOM. Ce dernier permettra au Canada de tirer des enseignements sur ce à quoi il peut s’attendre compte tenu de l’évolution de l’architecture militaire et des priorités des États-Unis. Deux facteurs récents suggèrent que la création de la Force spatiale et de la dernière stratégie pour l’Arctique pourrait accroître les attentes des États-Unis concernant les engagements et la contribution des alliés dans le domaine spatial, et que ces attentes seront plus élevées que dans le domaine du cyberespace.
Le premier facteur, bien sûr, est la concurrence croissante entre les puissances et la vulnérabilité apparente des États-Unis, en particulier vis-à-vis de la Chine. Lorsque le Cyber Command a été créé en 2008 (en tant que commandement sous-unifié sous USSTRATCOM, puis en tant qu’arrangement bivalent entre la NSA et le USCYBERCOM), le monde se remettait de la récession globale et la Chine et la Russie n’étaient pas les préoccupations qu’elles sont aujourd’hui. De plus, les sanctions semblaient limiter les ambitions nucléaires et cyber de l’Iran et de la Corée du Nord. Aujourd’hui, les États-Unis sont beaucoup plus préoccupés par les capacités de la Russie et de la Chine ainsi que par leurs intentions de remodeler l’ordre mondial libéral. Si les États-Unis veulent maintenir leur supériorité militaire, ils doivent dépasser les capacités de leurs concurrents et planifier la façon de dissuader un changement de l’ordre actuel.
Bien que le Canada exprime également des préoccupations au sujet de la Chine et de la Russie, la politique de défense Protection, Sécurité, Engagement de 2017 est plus silencieuse lorsqu’il s’agit de porter des accusations. Cependant, le Canada a noté que le domaine du cyberespace nécessitait une plus grande attention en raison de son importance pour les États-Unis. Le Canada a d’ailleurs créé la profession de cyberopérateur en 2017. Au même moment, le président Trump a élevé le USCYBERCOM au statut de commandement de combat unifié (fonctionnel). Il utilise principalement du personnel provenant des composantes cyber de différents services de l’armée. En clair, le personnel vient au CYBERCOM prêt à travailler; il s’agit de postes opérationnels et non d’entrainement.[iii]
En revanche, au sein de la Force spatiale, il s’agit principalement de former du personnel, ce qui nous amène au deuxième facteur pouvant exercer une pression sur le Canada. La Force spatiale forme et exerce des experts spatiaux pour qu’ils soient affectés au sein des commandements et des forces armées – il s’agit donc d’accroître le nombre d’experts de l’espace. Compte tenu de cette orientation, le Canada ressentira probablement plus de pression d’imiter le fonctionnement américain en la matière, parce que la création de postes et la formation sont concentrées dans l’Aviation royale canadienne (ARC) plutôt que dans plusieurs services militaires, comme c’est le cas pour le cyber. L’ARC est intimement liée au NORAD, qui lui est lié au USNORTHCOM et au pivot américain vers l’Arctique.
Conclusion
Compte tenu de l’importance des ressources spatiales pour assurer la surveillance de tous les domaines dans l’Arctique, et compte tenu de la concurrence croissante entre grandes puissances, les alliés des États-Unis peuvent s’attendre à ce que les États-Unis accordent de plus en plus d’attention à l’Arctique et préfèrent le domaine spatial pour offrir davantage d’options de surveillance. Ceci sera plus particulièrement le cas du Canada compte tenu de la désuétude du SAN et du temps considérable qu’il faudra pour créer un remplaçant multisystème.[iv] Étant donné que le NORAD a une mission vitale d’alerte aérospatiale axée principalement sur les accès à l’Arctique, le Canada serait avisé de prêter attention à la Stratégie pour l’Arctique de la USAF et d’envisager des moyens de générer plus d’experts spatiaux (et du cyberespace) afin de demeurer un allié fiable.
[i] Les forces interarmées visent l’intégration des services nationaux – Armée de l’air, Armée de terre, Marine – dans une structure de commandement holistique. Les forces combinées se rapportent à l’intégration des forces alliées. Ainsi, le NORAD devrait être considéré comme forces combinées, ce qui est évident dans le développement d’un Commandement des composantes aériennes des Forces combinées (CCFC) au NORAD.
[ii] La révélation que la Russie a libéré un satellite à l’intérieur d’un satellite soulève d’ailleurs des inquiétudes quant à une capacité spatiale de plus en plus offensive.
[iii] En effet, on se demande à quel moment une Force cyber sera nécessaire pour aider à la génération de force. Cependant, les rivalités entre les services et les arguments que le cyberespace est différent des autres domaines joueront contre la création d’une Force cyber jusqu’à ce qu’il y ait une refonte de l’UCP similaire à Goldwater-Nichols.
[iv] À titre d’exemple, les États-Unis participent au projet de radar polaire over-the-Horizon de Recherche et développement de la Défense du Canada (RDDC) et au Programme scientifique et technologique de sensibilisation à la situation et à tous les domaines.
Les commentaires sont fermés.