Points saillants
- Le Canada n’a ni les moyens ni la puissance d’influencer, et encore moins de façonner, la nature du système international.
- Bien que le Canada ne puisse influencer la nature du système en rivalisant avec des puissances comme la Chine, la Russie ou d’autres puissances émergentes, il peut néanmoins aspirer à influencer ses dynamiques en travaillant en petits groupes et avec ses partenaires et alliés.
- Le Canada peut atténuer les effets d’un retour à une rivalité entre grandes puissances en travaillant à la mise sur pied de nouveaux régimes de coopération dans le domaine de la sécurité et par la promotion de liens institutionnels pour protéger l’ordre actuel.
Contexte
De nombreux signes suggèrent que le monde s’éloigne d’un ordre dominé par les États-Unis. S’il est trop tôt pour statuer sur ce monde émergent, nous savons qu’il pose déjà de sérieux défis à l’ordre international libéral. Le Canada doit non seulement faire face à un déclin de l’hégémonie américaine, mais aussi à un retour des rivalités entre grandes puissances dont nous sommes témoins en Ukraine, en Syrie et en mer de Chine méridionale. La question est de savoir si le Canada a ce qu’il faut pour influencer les relations internationales dans ce nouvel environnement. Et, si oui, quels sont les domaines dans lesquels le Canada peut espérer jouer un rôle constructif ?
La nature et les dynamiques du système international
Le système international rassemble des États jouant différents rôles, lesquels sont définis par la combinaison de leur puissance matérielle et de la perception qu’ils ont de leur propre place en son sein. C’est dans cet esprit que Robert Keohane, professeur de relations internationales bien connu, a élaboré il y a plusieurs décennies une typologie des comportements qui est très pertinente aujourd’hui pour comprendre la place du Canada dans un ordre mondial en pleine mutation. La première catégorie de Keohane est composée d’États « déterminants » pour le système international. Des États qui sont assez puissants pour façonner la nature du système et le dominer par leur puissance militaire et la taille de leur économie. Les États-Unis, et très probablement la Chine au XXIe siècle, font partie de cette catégorie. L’ouvrage Destined for War, de Graham Allison, rappelle que les Américains et les Chinois sont les grands rivaux au sommet de la structure internationale et qu’une guerre entre eux sur la nature et la domination du système reste une possibilité au XXIe siècle. Les États « influençant » le système constituent la deuxième catégorie de Keohane, en référence aux pays qui ne peuvent pas dominer le système, mais qui peuvent néanmoins influencer sa nature. La France, la Russie et le Royaume-Uni, en tant que puissances nucléaires et membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, entreraient actuellement dans cette catégorie. L’annexion de la Crimée par la Russie ou l’opposition de la France à la guerre américaine en Irak en 2003 nous rappellent que même s’ils ne peuvent pas dominer le système, ces États doivent être pris au sérieux, car ils ont le pouvoir de l’influencer par des actions unilatérales.
Mais qu’en est-il du Canada ? Le Canada fait partie du troisième groupe de Keohane : les États « affectant » le système. Des pays qui ne peuvent pas façonner ou influencer la nature du système, mais qui peuvent avoir un impact sur sa dynamique en travaillant en petits groupes au sein d’organisations internationales. C’est ainsi que le Canada a pu exercer une influence par le passé. Le Canada a contribué à réduire les tensions internationales pendant la guerre froide et a réussi depuis lors à influencer le comportement des États par la promotion de normes internationales. En travaillant avec partenaires et alliés, le Canada peut espérer atténuer les effets néfastes des rivalités entre grandes puissances, et ce, en s’attaquant aux nouvelles sources d’anarchie dans le système et en défendant l’ordre international actuel par la mise en place de régimes et par le renforcement des institutions existantes. Après tout, les normes, les règles et les institutions sont à peu près tout ce dont dispose le Canada pour assurer sa sécurité et sa prospérité au XXIe siècle.
Considérations et recommandations pour le Canada
Les régimes internationaux fixent les limites entre la conformité et la déviance et leurs normes sous-jacentes exercent des pressions sociales sur les États pour qu’ils se conforment aux attentes. Sachant cela, le Canada devrait promouvoir de nouveaux régimes de sécurité pour contraindre les grandes puissances à se conformer aux nouvelles normes dans le but de réduire leur tentation de recourir à des actions unilatérales.
Le Canada devrait réglementer les systèmes d’armes létales autonomes
Une source d’anarchie qui doit être surmontée est l’absence de réglementation sur l’utilisation des systèmes d’armes létales autonomes (SALA). Ces armes transforment notre rapport à la sécurité, la guerre et la paix et peuvent provoquer un changement radical dans l’ordre mondial en pleine mutation. Les experts prédisent maintenant que les dispositifs militaires capables de sélectionner des cibles sans intervention humaine directe pourraient être opérationnels dans un avenir très proche. Cette possibilité soulève des préoccupations en matière de sécurité dans un système international de plus en plus fragmenté et où les rivalités entre puissances sont à la hausse. La bonne nouvelle est que des armes pleinement autonomes n’ont pas encore été créées et que des discussions internationales sur leur utilisation sont déjà en cours aux Nations unies. Au cours des six dernières années, le Canada, a participé à de nombreuses réunions au cours desquelles les aspects juridiques, éthiques et techniques de cette question ont été abordés. La mauvaise nouvelle est que plusieurs États, dont la Chine, la Russie et les États-Unis, travaillent au développement de ces armes. De plus, après des années de discussions, les experts ne parviennent toujours pas à s’entendre sur les définitions techniques, notamment celle de l’autonomie. Cette absence de définitions consensuelles empêche l’ONU d’avancer vers un régime international qui pourrait légalement contraindre, voire bannir, leur utilisation.
Plusieurs États militent déjà pour l’interdiction des SALA (par exemple la Colombie, le Pakistan et de nombreux États africains) tandis que d’autres demandent un régime juridiquement contraignant pour assurer le contrôle humain de certaines de leurs fonctions spécifiques (par exemple l’Autriche, le Brésil et le Chili). Une campagne internationale pour arrêter le développement de ces armes (Campaign to Stop Killer Robots) a obtenu le soutien de plus de 80 ONG nationales et internationales, telles que Human Rights Watch et Amnistie Internationale. Toutefois, de nombreux gouvernements sont opposés à un régime juridiquement contraignant. Certains d’entre eux se contenteraient d’une déclaration politique sur la nécessité d’un contrôle humain lors de leur utilisation (par exemple la France et l’Allemagne), tandis que d’autres sont simplement opposés à toute mesure qui limiterait l’utilisation des SALA (par exemple les États-Unis, la Russie, Israël et l’Australie).
Les récents développements suggèrent que le gouvernement canadien prend cette question au sérieux. La lettre de mandat du ministre canadien des Affaires étrangères, M. Champagne, publiée en décembre 2019, indique que le ministre doit « faire avancer les efforts internationaux visant à interdire le développement et l’utilisation de systèmes d’armes totalement autonomes ». Depuis lors, cependant, le gouvernement n’a pas publié de déclaration officielle en faveur d’une interdiction de ces armes.
Le Canada devrait saisir cette occasion pour se joindre à un effort multilatéral visant à interdire l’utilisation et la production des SALA qui fonctionneraient sans un niveau significatif de contrôle humain. Cela pourrait être un moyen significatif pour un État comme le Canada d’avoir un impact sur les dynamiques de ce monde émergent. Le Canada dispose de quatre atouts principaux à cet égard. Premièrement, il est connu pour ne pas développer d’armes totalement autonomes et est donc bien placé pour occuper une position d’acteur légitime. Deuxièmement, le Canada possède une expertise reconnue en tant qu’entrepreneur dans l’établissement de normes et a investi dans d’importantes initiatives multilatérales dans un passé pas si lointain. La Convention d’Ottawa sur l’interdiction des mines antipersonnel et la Commission internationale sur l’intervention et la souveraineté des États démontrent qu’avec une volonté politique, le Canada peut être un État important qui « affecte » le système. Le Canada a déjà démontré qu’il sait comment rassembler les États et créer un consensus. Troisièmement, le Canada est membre de plusieurs organisations, dont le G7, le G20, l’OTAN, l’APEC (le forum de la Coopération économique de la zone Asie‑Pacifique), le Commonwealth et la Francophonie. Ces institutions pourraient être utilisées comme des multiplicateurs de force afin d’amplifier l’effort du Canada et augmenter ses chances de succès. Quatrièmement, le Canada est une nation autant de l’Atlantique que du Pacifique. Ce faisant, il a maintenu des liens étroits avec des États « influençant » le système et « affectant » le système, autant en Europe que dans la région du Pacifique, principalement pour des raisons culturelles et de sécurité. Le Canada pourrait donc tirer parti de cet avantage dans le but de faciliter la coordination avec des États qui partagent des visions similaires. Il pourrait aussi faire pression sur ses plus proches alliés, notamment la France, le Royaume-Uni et l’Australie, pour qu’ils se joignent à un tel régime de coopération.
Certains observateurs feront valoir que puisque les discussions aux Nations unies sur les SALA sont déjà en cours depuis des années, le Canada et ses alliés devraient simplement se tenir à l’écart de cet enjeu. Toutefois, il est pertinent d’examiner ce qui a découlé des négociations sur les mines antipersonnel dans le cadre de la Convention des Nations unies sur les armes classiques dans les années 1990. Les États comme le Canada, la Norvège et la Belgique, ont été frustrés par le système onusien fondé sur le consensus qui profitait aux grandes puissances qui n’étaient pas favorables à une interdiction de ces armes. À cette époque, les discussions traînaient en longueur et les négociateurs cherchaient à trouver le « plus petit dénominateur commun » pour parvenir à un consensus. Cela a conduit le Canada à faire pression pour un nouveau régime négocié en dehors des Nations unies. Initialement, Ottawa a réussi à réunir de nombreux États et ONG et, grâce à ses efforts et à son leadership, plus de 120 pays (dont le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, l’Australie et le Japon) ont finalement signé le traité d’Ottawa. Cela démontre que lorsqu’un leadership politique est exercé, les États qui affectent le système peuvent avoir un impact sur les dynamiques du système international.
Le Canada devrait défendre l’ordre international en intensifiant les mesures institutionnelles contraignantes
Un changement dans la distribution de la puissance n’implique pas automatiquement un changement de l’ordre international. En effet, le déclin relatif de la puissance hégémonique américaine ne signifie pas nécessairement la fin de l’hégémonie libérale occidentale, notamment si un groupe d’États puissants assure collectivement la pérennité de cet ordre. Si le Canada et d’autres alliés « affectant » le système comme l’Allemagne, l’Italie, le Japon et les pays du MIKTA, ne peuvent empêcher les transformations systémiques, ils peuvent potentiellement préserver l’ordre actuel, ou du moins ralentir sa désintégration, en s’associant à des États qui « influencent » le système comme le Royaume-Uni et, plus important encore, la France, qui exerce un leadership politique fort au sein de l’Union européenne. Pour ce faire, ce groupe d’États devrait mieux coordonner leurs efforts et exercer un plus grand leadership au sein des institutions internationales, notamment au sein de l’OMC et du G20.
Ces États pourraient promouvoir l’enchevêtrement institutionnel pour surmonter les effets indésirés des rivalités entre grandes puissances. Selon Daniel Deudney et John Ikenberry, cette stratégie d’enchevêtrement vise à se lier institutionnellement les uns aux autres afin de se contraindre mutuellement. Cette pratique est particulièrement importante en ce qui concerne les puissances comme la Chine et la Russie, car le fait de s’engager au sein d’institutions contraignantes permettrait d’ancrer ces États dans des modèles de comportement acceptables, ce qui pourrait réduire leur tentation de recourir à des actions unilatérales.
L’idée ici n’est pas de créer un contrepoids institutionnel au sein du G20 ou de l’OMC dans le but de bloquer et nuire à la Chine ou à la Russie. Il serait d’ailleurs contre-productif d’agir ainsi au sein de ces forums. De telles mesures ne feraient qu’aliéner ces États et les inciter davantage à créer une alternative à l’ordre libéral actuel. Pour paraphraser Joseph Nye, les États libéraux qui « affectent » et qui « influencent » le système doivent affiner leur capacité à façonner les préférences des grandes puissances par l’attraction plutôt que par la coercition. Ils doivent contribuer à combler les fossés et à créer un consensus au sein de ces institutions. Une fois de plus, le Canada pourrait faire preuve d’opportunisme et tirer parti de ses avantages comparatifs pour intensifier l’enchevêtrement institutionnel. En tant que nation de l’Atlantique et du Pacifique, il pourrait non seulement accroître la coordination avec ses partenaires des « Five-Eyes », du G7 et de l’OTAN, mais aussi se rapprocher des pays du MIKTA, qui s’efforcent ouvertement de combler les fossés par la recherche d’un consensus dans le but de préserver l’ordre mondial actuel.
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