Alors que le monde bascule de l’unipolarité à la compétition entre grandes puissances, les nouvelles capacités technologiques et militaires de la Chine et de la Russie sont de réelles menaces à la sécurité de l’Amérique du Nord. La modernisation du Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord (NORAD) n’est donc plus à débattre. Elle est nécessaire, d’autant plus que la durée de vie de plusieurs de ses installations, dont le Système d’alerte nord (SAN), arrive à échéance. Quels sont les processus de modernisation en cours et quelles devraient être les priorités du Canada ?
Trois constats émergent. Premièrement, plusieurs processus de modernisation du NORAD font consensus au sein de l’appareil militaire canadien, l’industrie canadienne et la communauté scientifique canadienne. Deuxièmement, les États-Unis semblent miser sur la nécessité de nouvelles capacités offensives pour l’avenir du NORAD, mais le Canada, historiquement, n’a soutenu le NORAD que pour ses capacités défensives. Enfin, des obstacles à la modernisation du NORAD sont à prévoir au Canada, même si l’opinion publique canadienne semble en bonne position pour accepter de plus grands investissements en défense.
De multiples avenues de modernisation
La modernisation du NORAD est un enjeu qui préoccupe l’expertise canadienne depuis déjà plusieurs années et de multiples options sont à l’étude. Le contexte des nouvelles capacités chinoises et russes, cependant, engage le Canada et les États-Unis dans une course contre la montre pour moderniser les installations de la défense nord-américaine.
Tout d’abord, la modernisation du SAN en Arctique fait consensus parmi les experts canadiens. Conçu à la fin de la guerre froide pour détecter des avions et des missiles volant à basse altitude, le SAN n’est plus en mesure de détecter les nouveaux missiles russes et chinois. Le général américain Terrence O’Shaughnessy, ancien commandant du NORAD, avertit depuis plusieurs années que les nouveaux missiles de croisière à armement nucléaire et les missiles hypersoniques ne sont pas détectés par le SAN. Plusieurs experts sont d’avis que le nouveau système, afin d’être efficace, devrait reposer sur une combinaison de radars alliant des capacités aériennes, spatiales et même sous-marines et marines (dans une approche à 360 degrés). Puisque les capacités de détection du SAN sont déjà inadéquates, mais que le temps et l’argent manquent pour le remplacer, sa modernisation pourrait consister en une mise à niveau vers de nouvelles capacités et un système plus intégré.
La nécessité de mettre en œuvre des capacités de détection de tous les domaines fait aussi consensus entre l’appareil militaire, le domaine industriel et la communauté académique. En effet, les nouvelles armes chinoises et russes exploitent le manque d’interdépendance (les « coutures ») entre les différents réseaux de détection du NORAD, à savoir le SAN, le système de défense antimissile balistique (BMD) du Commandement Nord des États-Unis et le réseau de détection maritime. Pour surmonter ces menaces, le brigadier-général Peter Fesler suggère que le nouveau système devra combiner des radars à infrarouge à des fréquences radio et à l’acoustique. Une capacité importante d’un SAN modernisé devra être de détecter la menace à sa source et d’être en mesure de la traquer par la suite. La majorité des technologies qui permettront de développer ces capacités de détection dans tous les domaines sont en développement et l’industrie canadienne peut facilement participer à l’élaboration de ces technologies, notamment par son expertise en intelligence artificielle et en apprentissage automatique (« machine learning »).
Des experts de la défense canadienne sont d’avis que des capacités offensives sont nécessaires afin de moderniser le NORAD et de répondre aux nouvelles menaces. Le NORAD pourrait ainsi être modernisé par l’ajout de capacités de détruire les plateformes de ses adversaires avant même le lancement de missiles. Le contexte actuel du retour de la compétition entre grandes puissances n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui du début de la guerre froide. Depuis sa création en 1958, le NORAD doit continuellement s’adapter à un contexte géostratégique et technologique constamment en évolution. Qu’il soit question de développer une capacité de première frappe, ou encore une capacité de riposte conventionnelle ou nucléaire, le rôle du NORAD a toujours évolué pour faire face aux nouvelles menaces. La présente situation réactualise donc le débat sur les capacités offensives du NORAD. L’industrie canadienne perçoit notamment des opportunités de développer des mécanismes de mise en échec non-cinétiques, mais certains experts sont sceptiques quant à la capacité canadienne d’y parvenir.
Un NORAD offensif ?
Dans leur rapport de septembre 2020, le général américain Terrence J O’Shaughnessy et le brigadier-général américain Peter M. Fesler suggèrent qu’une nouvelle approche en matière de défense est nécessaire pour faire face aux menaces qui planent sur le territoire nord-américain. Face aux capacités de la Chine, allant des cyberattaques aux véhicules planeurs hypersoniques, et face aux capacités russes de frappe conventionnelle de précision à longue portée, la stratégie américaine purement offensive de projection de puissance à l’extérieur du territoire américain n’est plus suffisante pour faire face aux menaces actuelles. Les États-Unis ont eux-mêmes signalé, dans de nombreux documents récents, qu’ils se sentent plus vulnérables. Le NORAD prend donc une importance particulière dans l’élaboration d’une nouvelle approche américaine.
Le fonctionnement cloisonné de l’approche actuelle est une faiblesse importante déjà exploitée par la Chine et la Russie, qui ont conçu des forces de frappe capables d’agir simultanément. Le NORAD et le Commandement du Nord ont donc élaboré la stratégie SHIELD (Strategic Homeland Integrated Ecosystem for Layered Defense), un écosystème qui fournit une capacité multicouche de détection des menaces. La protection dans tous les domaines et l’analyse des données sont au cœur de ce nouveau système, qui commence déjà à être testé avec l’initiative « Pathfinder ».
Le rapport de O’Shaughnessy et Fesler suggère donc un commandement du NORAD plus offensif, et non plus exclusivement défensif, tel que le démontre leur emploi des termes « engager l’archer au lieu de la flèche », c’est-à-dire viser les plateformes de lancement plutôt que les missiles. Or, le Canada soutient une participation à un NORAD purement défensif, qui participe à l’avertissement, et a refusé par le passé de participer au programme de bouclier antimissile (BMD), soit le seul effort significatif de modernisation de la défense nord-américaine au cours des deux dernières décennies. Tel que mentionné, un certain nombre d’experts plaide pour que le NORAD développe des capacités dissuasives pour faire face aux nouvelles armes chinoises et russes. Le Canada, cependant, n’a jamais encouragé ce type de positionnement et il est probable qu’un désaccord surgisse entre les deux pays. Des experts notent pourtant que le Canada aurait tout intérêt à se rallier au BMD.
Dans la même veine, le Joint All Domain Awareness Command and Control (JADC2) est une initiative du Département américain de la Défense pour connecter tous les capteurs de tous ses domaines militaires – Air Force, Army, Marines, Navy, Space Force – afin de détecter rapidement les menaces et d’alerter les décideurs. Tel que l’avance Lee Obst, le Canada a des capacités techniques (comme l’intelligence artificielle) qu’il pourrait mettre à profit pour le développement de ce système. Par contre, la volonté politique canadienne, de même que ses pratiques d’approvisionnement, empêchent l’industrie canadienne de participer au JADC2. Le JADC2 pourrait être un avantage pour le NORAD et la défense continentale, mais aussi un projet d’infrastructure qui favoriserait la connectivité jusqu’aux coins les plus reculés du Nord.
La nouvelle stratégie arctique du Département américain de la Défense de 2019, en ce sens, met l’accent sur l’importance de la dissuasion, mais aussi sur la compétition entre grandes puissances en territoire arctique, particulièrement sur les nouvelles capacités russes. Elle reconnaît l’importance de moderniser les installations du NORAD avec des dispositions dans tous les domaines, mais aussi de coopérer avec le Canada pour assurer la défense du continent. Malgré cela, la stratégie met de l’avant la nécessité de bâtir une force de dissuasion en Arctique indépendante de ses alliés, marquant à nouveau la volonté offensive américaine dans la défense de l’Arctique.
Plusieurs initiatives américaines sont donc en cours pour moderniser la défense continentale et le NORAD, démontrant un virage plus offensif, qui représente peu la position stratégique canadienne.
Considérations pour le Canada
Plusieurs obstacles seront à surmonter pour moderniser le NORAD, les plus notables étant les coûts financiers élevés et le manque de temps. De même, l’Arctique pose aussi des contraintes, que ce soit afin de respecter les volontés des peuples autochtones qui y habitent, son environnement hostile ou la fonte des glaces et du pergélisol. La nécessité de remplacer les radars et d’agir dans tous les domaines pose le défi d’une série de plateformes différentes à gérer (on peut supposer aux niveaux maritime, aérien, terrestre, spatial et cyber) en plus d’un extraordinaire effort de mise à niveau des radars en peu de temps. Le Canada n’a pas le budget, à l’heure actuelle, pour y arriver.
La volonté politique canadienne et les préoccupations domestiques pourraient aussi être un obstacle à la modernisation du NORAD, d’autant plus si celle-ci s’avère plus offensive que défensive. Selon un sondage d’août dernier mené par Nanos Research et un groupe de l’Université de Calgary, les Canadiens reconnaissent la Chine comme étant la menace principale à la sécurité du Canada. De plus, 41% sont d’avis que le Canada devrait augmenter ses dépenses en matière de défense nationale et 39% sont d’avis que le budget devrait rester le même. Ce sondage démontre une évolution de l’opinion publique canadienne, qui semble plus encline qu’auparavant à voir leur gouvernement investir en défense. Le gouvernement canadien pourrait ainsi tâter le terrain auprès de ses électeurs afin d’établir un budget adéquat pour la modernisation du NORAD.
Recommandations pour le Canada
Au regard des constats établis, le Canada doit investir dans les capacités défensives du NORAD. L’absence de budget alloué à sa modernisation, malgré l’allusion de ce besoin à maintes reprises dans la politique de défense du Canada de 2017, Protection, Sécurité, Engagement, devra être révisé, car le Canada ne peut plus échapper à cette modernisation aux vues des menaces chinoises et russes.
Le résultat des élections américaines du 3 novembre a certainement un impact en ce qui concerne la marche à suivre pour cette modernisation. En effet, le Canada a opté pour une approche plus furtive lors du mandat du président Trump, notamment car le Canada ne contribue qu’à 40% des dépenses liées au NORAD. Suite à l’élection de Joe Biden à la présidence des États-Unis, le Canada pourrait opter pour une stratégie plus ouverte. Avant même l’entrée en poste du nouveau président en janvier, le Canada devrait prendre position et s’engager auprès de son électorat à investir massivement dans les capacités défensives du NORAD. Biden est connu pour son respect de la démocratie et de la non-ingérence dans les affaires internes des États. Le Canada, en s’engageant auprès de ses électeurs, sera tenu par cette promesse et les États-Unis pourront difficilement ne pas la respecter.
Cependant, les coûts du maintien de la politique de défense actuelle sont trop exigeants pour une puissance moyenne comme le Canada. Les capacités restreintes du budget canadien en matière de défense, lié à un contexte économique difficile causé par la pandémie de la COVID-19, vont forcer le Canada à revoir ses priorités. En ce sens, et en prenant en considération la désuétude des arsenaux de défense canadiens et les menaces chinoises et russes, le Canada devrait privilégier sa propre protection pour les années à venir. Bien que le Canada prévoit que ses dépenses totales de défense, en pourcentage du PIB, augmenteront à 1,48 % d’ici 2024-2025, ces objectifs ne tiennent pas encore compte des dépenses à venir pour la modernisation du NORAD. Ainsi, afin de véritablement mettre en œuvre cette modernisation, le Canada devra envisager de couper dans d’autres portions de son budget de la défense.
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