Dans son retrait précipité d’Afghanistan, à rebours des messages initiaux de l’administration Biden qui prétendaient mettre l’ère Trump au rang d’accident de l’histoire, Washington ne s’est guère signalé par ses échanges réguliers avec ses alliés et encore moins par la coordination de ses actions avec ceux-ci. La défaite des Occidentaux en Afghanistan remet en question l’implication de l’OTAN dans des interventions « hors zone » et la fiabilité américaine pour un certain nombre des partenaires de Washington. De ce fait, il n’est guère étonnant que lors de la réunion des ministres européens de la Défense début septembre, l’idée d’armée européenne a refait son apparition. Certes, le terme d’armée européenne ne fut pas directement énoncé, les échanges portant sur la création d’une force de réaction rapide européenne de la taille d’une brigade (5 000 hommes). Pourtant c’est bien de cela dont il s’agit, que l’on dénomme ceci « armée européenne », « force de réaction rapide européenne », « groupements tactiques de l’Union européenne » ou, si l’on remonte aux années 1990, « corps européen ».
Cette nouvelle proposition de force de réaction rapide européenne ne date toutefois pas de cette réunion. Elle remonte en fait à mai 2021, lors d’une précédente rencontre entre les ministres européens de la Défense, et fut discutée à partir d’une note diplomatique informelle suggérant cette idée, note signée par quatorze États membres, dont la France et l’Allemagne. Bien que Paris soit présenté comme un des initiateurs et soutiens, on ignore pour le moment si l’idée provient initialement de ses services, éventuellement en lien avec la prochaine présidence française de l’Union européenne (UE) prévue pour le premier semestre 2022. Peu médiatisée au cours de l’été, cette idée a naturellement regagné en publicité à la suite de ce qui est perçu en Europe comme le fiasco – voire la défaite – en Afghanistan. Configurée pour ressembler à une brigade et comprenant potentiellement des composants aériens et maritimes, cette force pourrait être déployée n’importe où, mais a priori seulement hors de l’Union européenne et de l’OTAN. Parmi les cas d’emploi évoqués, il y aurait, à titre d’exemple, un scénario d’appel à l’aide de la part d’un gouvernement en cas de menace pour sa stabilité et sa sécurité. Si les pays signataires de la note diplomatique, le SEAE (Service européen d’action extérieure) et le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell semblent plus ou moins favorables à l’idée, ceci est moins le cas des États membres d’Europe de l’Est et du Nord. De plus certains des États membres craignent que cette nouvelle unité n’entraîne la fin des groupements tactiques de l’Union européenne, troupes auxquelles quelques États se sont attachés au fil des ans.
Pour le moment il n’est pas encore certain que la proposition de constitution d’une force de réaction rapide soit un véritable projet en soi. En effet, il n’est pas impossible que l’idée soit avant tout mise de l’avant afin de favoriser une dynamique dans le cadre des projets actuels visant à renforcer les capacités de défense de l’Union européenne. Au vu des précédentes forces multinationales européennes préconstituées (brigade franco-allemande, groupements tactiques de l’Union européenne, corps européen, etc.) ainsi que des caractéristiques et fonctions de cette potentielle unité militaire, dans le cas où l’idée évoluerait vers un projet concret, il est probable que ce dernier connaisse les mêmes échecs que ses prédécesseurs.
Sans même faire l’historique complet des différents projets, déclarations et unités constituées par les États membres de l’Union européenne, le dernier exemple en date que constituent les groupements tactiques de l’Union européenne (GTUE) démontre assez clairement les faiblesses et lacunes de ce type de proposition et de troupes militaires. De la taille de bataillon, soit 1 500 militaires, les GTUE furent créés à la suite de décisions prises en 2004. Censés être des troupes « crédible[s] et cohérente[s], déployable[s] rapidement, [et] capable[s] de mener des opérations autonomes ou d’assurer la phase initiale d’opérations de plus grande envergure », ils sont d’astreinte pour une durée de six mois et composés de plusieurs pays. Deux GTUE sont censés être d’alerte par semestre, ce mécanisme étant considéré comme opérationnel et en vigueur depuis 2007. De ce fait, on peut légitimement considérer la proposition de force de réaction rapide de 5 000 hommes comme une version plus étoffée des GTUE. Or, en près de quinze ans d’existence, ils ne furent jamais utilisés, et ce malgré les occasions qui se présentèrent (RDC en 2006, Tchad en 2008, Mali en 2013, République centrafricaine en 2014, etc.). Le but ici n’est pas d’énumérer ou d’avancer une analyse de ces échecs, mais plutôt de mettre en exergue le paradoxe consistant à penser que ce qui n’a pas fonctionné depuis près de 15 ans avec seulement des unités de la taille d’un bataillon réussisse avec l’équivalent d’une brigade sans qu’il n’y ait de profonds changements dans les caractéristiques de ces unités, dans les processus décisionnels, et surtout sans la présence régulière d’une volonté d’utilisation lors des crises. En effet, trouver des volontés d’emploi lors des sommets ou des réunions de constitution de ces unités est aisé dans l’histoire récente de l’UE. Ceci est moins le cas lorsque l’UE est confrontée directement à une crise, en particulier chez les pays ayant au moment de la crise des troupes membres des unités européennes d’alerte.
Dans le cadre des discussions actuelles au sein de l’Union européenne, certains proposent justement des modifications quant au processus décisionnel lors des discussions portant sur un déploiement de troupes, l’idée étant de l’alléger voire de mettre fin au vote à l’unanimité. Les échecs semblables avec la brigade franco-allemande (BFA), qui elle n’implique que deux États, ne permettent pas d’être optimiste, quant bien même le processus décisionnel au sein de l’Union européenne serait allégé. En effet, la BFA n’a jamais été déployée avec ses régiments en trente ans d’existence. En outre, depuis plusieurs années, le calendrier semestriel des alertes des GTUE comporte de plus en plus de semestres vides ou à moitié pleins. Les États membres de l’UE se révèlent incapables désormais non pas de déployer au besoin des bataillons en urgence, mais simplement d’assurer deux bataillons par semestre, soit environ 3 000 hommes. Difficile dans ces conditions d’imaginer qu’il leur sera aisé d’assurer en permanence une force de réaction rapide de l’ordre de 5 000 hommes. Quand bien même ce premier obstacle serait surmonté, l’employer et éviter un destin semblable aux précédentes unités européennes jamais déployées ne serait pas une chose aisée.
Cette proposition de force de réaction rapide européenne a naturellement profité des débats ayant suivi la débâcle en Afghanistan pour être médiatisée. Pour certains de ses nouveaux partisans, si une telle troupe avait existé en juillet et août dernier, elle aurait permis aux Européens d’être indépendants des décisions américaines lors des évacuations. Ce raisonnement oublie cependant qu’au même moment en théorie deux GTUE étaient d’alerte, soit l’équivalent au minimum de 3 000 militaires. Or à aucun moment le déploiement d’un voire des deux GTUE en alerte ne fut évoqué. Concrètement, déployer deux GTUE aurait était impossible, seul un GTUE étant d’astreinte pour le second semestre 2021. De plus, même pour ces missions et opérations permanentes, qu’elles soient de police maritime (cf. Eunavfor Atalanta) ou visant à aider à la formation militaire (cf. les EUTM,), l’UE est régulièrement confrontée à des difficultés en termes d’effectifs, de longs mois de négociations étant souvent nécessaires pour réunir ne serait-ce que quelques dizaines d’individus, ceci concernant de plus des missions ou opérations n’impliquant pas de combats.
Même si le fiasco afghan est source d’amertume et de regrets, les Européens et surtout ceux de l’Ouest et du Sud ne devraient pas oublier que son importance n’est que relative pour les États d’Europe orientale confrontés à la menace russe. Étant donné que la perception de cette menace tend à s’accentuer, il est peu probable que ces États investissent beaucoup dans l’idée d’une force de réaction rapide de la taille d’une brigade qui interviendrait à plusieurs milliers de kilomètres de leurs frontières, frontières considérées comme directement menacées par Moscou. Si l’UE souhaite devenir un acteur de sécurité majeur dans le monde dans les prochaines années, résoudre en priorité le problème des effectifs des missions et opérations permanentes serait préférable au lancement d’une théorique et chimérique nouvelle force de réaction rapide. Il y a une dizaine d’années, un militaire néerlandais estimait que les « GTUE étaient une formidable Ferrari, mais une Ferrari qu’on laissait au garage ». Au vu de l’état des lieux des forces européennes multinationales préconstituées, il est à craindre non seulement que la force de réaction rapide de 5 000 hommes ne soit qu’une nouvelle Ferrari qui resterait au garage, mais même qu’elle en reste au stade des plans de constructions.
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