Tout indique que le gouvernement Trudeau publiera prochainement sa stratégie pour l’Indopacifique. Très peu de choses ont filtré du document sur lequel Affaires mondiales Canada travaille depuis quelques années, si ce n’est une volonté d’assurer une présence navale dans la région, un rôle encore à préciser dans la cybersécurité et la diversification des investissements et du commerce en Asie. Au moment où la rivalité sino-américaine exacerbe et militarise de plus en plus les tensions en Indopacifique, au point où certains envisagent un conflit armé d’ici six ans, il est impératif que le Canada élabore sa propre stratégie pour la région. En attendant, examiner ce que les États-Unis et certains alliés européens – le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, les Pays-Bas et l’Union européenne (UE) – ont eux-mêmes développé comme stratégie permet de nourrir la réflexion sur ce que devrait privilégier le Canada.
À la lumière des diverses approches face à l’Indopacifique, il en ressort qu’Ottawa devra définir clairement comment il entend mobiliser le concept, autant en terme géographique que sectoriel. Il est aussi primordial d’articuler une stratégie inclusive et multidimensionnelle qui s’inscrit dans des initiatives régionales existantes, qui rassemble ses divers partenaires, et qui mise sur la valeur ajoutée concrète que peut apporter le Canada. Surtout, le Canada doit déployer des efforts pour éviter une escalade des tensions entre les États-Unis et la Chine, tout en prenant en considération que la région indopacifique est l’une, mais pas la première, des régions à prioriser.
Les États-Unis et l’endiguement de la Chine
L’approche de l’administration Biden face à la Chine et à la région indopacifique s’inscrit en grande partie dans la continuité de l’approche de celle de l’administration Trump. Toutefois, si Trump avait comme priorité la compétition économique, Biden semble mettre l’accent sur la sécurité régionale, sans négliger le domaine économique et commercial, et plus largement les droits humains. La toute nouvelle stratégie indopacifique des États-Unis met l’accent sur une « dissuasion intégrée », c’est-à-dire s’appuyant sur une multitude de domaines (technologie, économie, espace, cyberespace, etc.) que les États-Unis souhaitent maîtriser afin d’assurer leur primauté dans la région.
Le département de la Défense considérait déjà au début de 2021 la Chine comme son principal défi face auquel il souhaite développer les concepts, les capacités et les plans opérationnels appropriés pour renforcer la dissuasion et maintenir l’avantage concurrentiel des États-Unis. Le renseignement américain estimait dans son évaluation de la menace de 2021 que la Chine constitue une menace importante, insistant sur les ambitions globales de la Chine. D’ailleurs, le renseignement américain a amorcé un virage vers la Chine, avec la constitution au sein de la CIA d’un bureau de mission sur la Chine.
Toutefois, c’est dans les dernières semaines que les États-Unis ont commencé à définir les contours de leur stratégie pour l’Indopacifique. Si le nouveau partenariat américain, britannique et australien AUKUS annonçait la volonté américaine d’investir militairement la région, la tournée des pays asiatiques du secrétaire d’État Anthony Blinken et ses rencontres avec le Japon et la Corée du Sud vient ancrer le désir d’endiguement de la Chine et la volonté de préservation du statu quo dans la région indopacifique. Les États-Unis défendent donc une région indopacifique « libre et ouverte » : liberté de navigation d’un côté, mais aussi liberté face à toute politique coercitive de la Chine. « Notre objectif n’est pas de changer la [Chine], mais de façonner l’environnement stratégique dans lequel elle opère, en établissant un équilibre d’influence dans le monde qui soit le plus favorable possible aux États-Unis, à nos alliés et partenaires, ainsi qu’aux intérêts et valeurs que nous partageons. »
Le plan d’action de cette nouvelle stratégie repose sur une dizaine d’objectifs clés. Le déploiement de nouvelles ressources dans la région est le premier objectif et se concrétisera par une assistance sécuritaire accrue pour renforcer les capacités maritimes et la connaissance du domaine maritime des alliés. Deuxièmement, les États-Unis prévoient lancer début 2022 un nouveau partenariat qui aura pour but, notamment, d’encourager et de faciliter le commerce à haut niveau, réguler l’économie numérique, renforcer la résilience et la sécurité de la chaîne d’approvisionnement, concentrer les investissements dans des infrastructures transparentes et à haut niveau, ainsi que de renforcer la connectivité numérique. Le rehaussement des mesures de dissuasion, le troisième objectif, entend décourager toute agression militaire contre les États-Unis et ses alliés et partenaires, incluant le détroit de Taïwan. Ensuite, les États-Unis souhaitent étendre leur coopération avec le Japon et la Corée du Sud au-delà de la sécurité, pour y inclure notamment le développement d’infrastructures, le renforcement des chaînes d’approvisionnement critiques ou encore la coordination trilatérale des stratégies régionales. Enfin, les derniers objectifs du plan d’action de la stratégie américaine pour l’Indopacifique ciblent l’investissement, tant économique que politique, pour le renforcement de certaines institutions régionales, dont l’ASEAN et le Quad, le soutien à l’ascension de l’Inde, la construction d’une résilience dans les îles du Pacifique, la promotion de la bonne gouvernance et enfin le renforcement et la promotion de technologies ouvertes, sécurisées, résilientes et fiables. Finalement, les États-Unis souhaitent s’appuyer sur une coalition la plus large et efficace que possible afin de « relever tous les défis, de saisir toutes les opportunités, de travailler à la réalisation de tous les objectifs ».
Au niveau militaire, en décembre 2021, les États-Unis et le Japon ont mené deux exercices conjoints d’envergure, le Yama Sakura 81 et le Resolute Dragon, permettant de renforcer la coordination et l’interopérabilité des forces terrestres des États-Unis et du Japon. En janvier 2022, les États-Unis ont également mené une opération de liberté de navigation dans la mer de Chine du Sud, notamment pour dissuader les assertions agressives chinoises près de Taïwan ou du Vietnam. Enfin, en début d’année 2022, lors du Comité consultatif sur la sécurité États-Unis-Japon, les deux pays ont rappelé l’importance de dissuader, mais aussi de répondre, à toute déstabilisation de la région par la Chine. Si l’objectif premier des États-Unis dans la région est la prévention de tout conflit, cela ne veut pas dire qu’ils « ne sont pas préparés au conflit, » comme le mentionne le brigadier-général Ellison, commandant la 3e Brigade marine expéditionnaire.
La question du statut de Taïwan cristallise, à bien des égards, la compétition qui oppose les États-Unis à la Chine, tant au niveau sécuritaire, idéologique que technologique. Les tensions entourant Taïwan avaient déjà été rehaussées d’un cran durant la présidence de Trump, quand ce dernier avait échangé au téléphone avec la présidente de l’île, allant à l’encontre du protocole suivi par les États-Unis depuis 1979. Il avait également accordé à Taïwan des ventes records d’armes et augmenté le nombre de transits que les vaisseaux effectuaient dans le Détroit de Taïwan et les exercices militaires réalisés en mer de Chine du Sud. Ces mesures ont toutes continué sous Biden. On a également appris que des soldats américains étaient présents sur l’île quand le cadre d’un programme de formation et que les États-Unis aidaient Taïwan, avec d’autres États occidentaux, à développer ses propres sous-marins. Biden a également convié Taïwan au Sommet des démocraties en décembre dernier. Depuis des mois, la Chine signale son mécontentement du rapprochement entre Washington et Taipei en s’introduisant dans la zone d’identification de défense aérienne.
L’enjeu a lancé un débat sur les risques que la Chine lance une action contre Taïwan dans le but de « réunifier » l’île qu’elle considère comme une partie intégrante de son territoire. On se questionne autant sur la nature d’une potentielle attaque que sur la solution que les États-Unis devraient privilégier pour protéger l’île. Depuis 1979, les États-Unis maintiennent une politique d’ambiguïté stratégique vis-à-vis Taïwan, ce qui signifie qu’ils laissent planer le doute sur leur réaction exacte en cas d’attaque de l’île, tout en promettant à la Chine qu’ils ne soutiendraient pas une déclaration d’indépendance taïwanaise. Les propos tenus en 2021 par Biden en direct à la télévision semblaient pourtant clairement énoncer que les États-Unis allaient défendre Taïwan, provoquant l’ire de la Chine. Bien qu’un communiqué fut publié pour rectifier la position de la Maison Blanche, plusieurs se demandent si l’ambiguïté stratégique n’a pas, officieusement du moins, été délaissée. Le bienfondé de ce changement reste par ailleurs fortement contesté.
Après un an à la Maison-Blanche, force est d’admettre que Joe Biden n’a pas beaucoup dérogé de la politique de son prédécesseur quant à la région indopacifique. Sur la relation avec la Chine et la question de Taïwan, l’administration est d’ailleurs pressée par un Congrès où ces sujets sont peut-être les derniers à faire consensus dans une Amérique plus polarisée que jamais. En matière de stratégie, les États-Unis cherchent à mettre de l’avant une dissuasion intégrée face à la Chine. Il faut cependant se questionner sur la capacité américaine à se concentrer sur l’Indopacifique dans un contexte où les enjeux sont nombreux en Europe.
Le pivot britannique
Le retour du Royaume-Uni à « l’Est de Suez » se concrétise depuis la publication de l’Integrated Review en mars 2021. L’objectif de Londres est de devenir « le partenaire européen avec la présence la plus importante et la mieux intégrée dans l’Indopacifique ». Ce projet était caressé depuis déjà un moment par Boris Johnson qui, en 2016, déclarait que la politique britannique de désengagement de la région dans les années 1960-70 avait été une erreur. La stratégie britannique s’exprime dans plusieurs volets : diplomatique, économique et sécuritaire. L’ensemble s’inscrit dans le concept de Global Britain, dont l’ambition est de permettre au Royaume-Uni de conserver son influence et continuer de jouer un rôle de premier plan dans les affaires internationales.
Sur le plan diplomatique, le Royaume-Uni signala le début de son pivot vers l’Indopacifique en obtenant le statut de partenaire de dialogue auprès de l’ASEAN. Le pays profita également de sa présidence du G7 pour inviter l’Australie, l’Inde et la Corée du Sud à participer au sommet de juin dernier, un signe que Londres souhaite resserrer ses liens avec les États de la région. Le virage diplomatique s’exprime concrètement sur le terrain par l’augmentation du nombre d’attachés militaires et de diplomates en poste. Sur le plan économique, l’activisme dont fait preuve Londres s’explique par la nécessité de contrebalancer les effets du Brexit. C’est effectivement de 40 traités couvrant 70 États dont le Royaume-Uni sortait en quittant l’UE. Depuis, des traités ont été resignés avec 63 d’entre eux, dont le Japon, la Corée du Sud, Singapour et le Vietnam. S’y ajoutent de nouveaux accords conclus avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Des négociations ont aussi été entamées avec l’Inde et les membres du Partenariat Transpacifique en vue d’y adhérer.
En plus d’avoir signé des accords de défense avec l’Inde le Japon – l’on qualifie même la relation entre Londres et Tokyo de « quasi-alliance » –, la Grande-Bretagne a réinvesti et développé son réseau de bases militaires à travers la région. Elle augmentera aussi sa coopération avec le Five Power Defence Arrangements. Le déploiement du porte-avion HMS Queen Elizabeth et de son groupe aéronaval, accompagné de vaisseaux américains et néerlandais, se veut un signal important de la capacité britannique de projeter sa puissance dans la région. Au-delà de ce déploiement ponctuel, des navires de patrouilles extracôtiers seront stationnés de façon permanente dans la région pendant cinq ans. À partir de 2023, il est prévu d’y ajouter deux Groupes d’intervention côtière, comprenant une frégate, un navire d’assaut amphibie et un navire de soutien.
Un autre élément important est la signature d’un nouveau partenariat trilatéral de défense entre les États-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni (AUKUS). Ce partenariat semble à première vue réaliser les ambitions derrière le concept Global Britain et confirmer que cette stratégie aura une dimension maritime encore plus importante que prévu. Qualifié par le premier ministre Johnson de « vital pour défendre les intérêts britanniques à travers le monde », AUKUS est plutôt perçu par la Chine comme « compromettant gravement la paix et la stabilité régionales ». S’il vise donc à faire contrepoids à la Chine, le premier objectif reste de fournir une flotte de sous-marins nucléaires à l’Australie. Il est fort probable que Londres fournisse la technologie nucléaire, et les futurs vaisseaux pourraient être conçus à partir du modèle Astute de la marine royale. AUKUS s’ajoute donc à un ensemble d’initiatives visant à positionner le Royaume-Uni comme un interlocuteur important en Indopacifique.
L’absence de Taïwan dans le dernier document stratégique britannique fut notée par plusieurs observateurs, surpris de voir la Grande-Bretagne rester muette sur l’enjeu sécuritaire le plus saillant de la région. Londres maintient des liens informels avec Taipei, plusieurs visites de ministres anglais ayant eu lieu dans les dernières années. C’était récemment le ministre du Commerce international qui y faisait une visite pour avancer les travaux en vue d’un accord commercial avec l’île. L’économie est un secteur prometteur de coopération puisque les deux pays sont de potentiels membres du Partenariat transpacifique et pourraient donc travailler ensemble. La ministre des Affaires étrangères britannique a par ailleurs promis de soutenir la Lituanie dans le conflit commercial qui l’oppose à la Chine et tournant autour des relations croissantes entre l’État balte et Taïwan.
Questionné en chambre sur les répercussions du pacte AUKUS sur la réponse de Londres à une possible invasion de Taïwan, Boris Johnson mentionna qu’AUKUS n’était pas pensé en ce sens. Puis, le premier ministre spécifia que, dans le dossier des tensions entre la Chine et Taïwan, « soutenir les États-Unis est la seule option possible ». Néanmoins, Washington est de plus en plus clair sur son intention de défendre l’île en cas d’attaque chinoise, et tout suggère que l’Australie aurait décidé de faire de même. La question se pose, donc : que ferait Londres si ses deux plus proches alliés lui demandait de se joindre à eux ? Si le concept Global Britain et AUKUS ont effectivement comme objectif, entre autres, d’assurer le maintien d’un Indopacifique « ouvert » et « libre », il n’est pas incongru de penser que cela inclut la sécurité de Taïwan.
Somme toute, la nouvelle stratégie britannique pour l’Indopacifique s’accompagne donc de nombreux engagements. Bien que Johnson veuille établir la Royal Navy comme la première marine d’Europe et renouer avec une capacité de projection globale de sa puissance, on peut douter de la faisabilité de ce pivot vers l’Indopacifique. Il sera effectivement difficile pour Londres de jouer parallèlement un rôle significatif dans les régions indopacifique et euroatlantique.
La puissance indopacifique de la France
« La France est une nation de l’Indo-Pacifique », affirme le ministère français des Armées. Lors d’un discours à Sydney en 2018, le président français Emmanuel Macron affirmait, lui, que la France était désormais pleinement engagée dans la région indopacifique. Environ 1,6 million de Français vivent dans cette région, et 7 000 soldats français y sont constamment présents. Macron part du constat que la Chine est désormais un acteur global qui veut redéfinir son environnement stratégique. Selon lui, la France ne souhaite pas s’opposer à la Chine, mais travailler avec ses partenaires pour définir les règles du jeu dans la région et se positionner comme une force stabilisatrice. La Chine, menant une politique de puissance en Asie, et surtout en mer de Chine méridionale, accroît les tensions et fragilise les équilibres régionaux. Dans la loi de programmation militaire 2019-2025, la France soutient que les nouvelles formes de conflictualité et modes opératoires fondés sur l’ambiguïté des intentions et la combinaison de moyens d’action militaires et non militaires favorisent des risques élevés d’escalade en contribuant à maintenir un état de tension endémique qui affecte les relations entre les puissances.
Dans ce contexte, la France a publié en 2019 sa stratégie de défense en Indopacifique. Les principaux objectifs de la France en matière de sécurité et de défense dans la région sont, selon cet énoncé, d’assurer la protection du territoire français dans la région, qui représente plus des deux tiers de sa zone économique exclusive, de contribuer à la sécurité des espaces régionaux, notamment à travers des coopérations de défense (ASEAN, Australie, Japon, Inde, États-Unis), de préserver l’accès aux espaces communs dans un contexte de compétition stratégique entre les États-Unis et la Chine, et surtout s’assurer du maintien de la stabilité stratégique et des équilibres militaires. C’est notamment au regard de ces objectifs que la France poursuit l’approfondissement de l’interopérabilité avec les forces armées des principaux partenaires que sont les États-Unis, l’Australie, le Japon et l’Inde, renforce sa présence dans les enceintes de sécurité de l’ASEAN et participe régulièrement à des exercices militaires avec les pays du Quad, les États-Unis et le Japon.
La posture de défense française en Indopacifique est appuyée par cinq commandements supérieurs couvrant toute la zone : le commandement des forces armées dans la zone sud de l’océan indien (FAZSOI) permet la projection des forces militaires françaises dans une région où les alliés et partenaires disposent de peu de capacités d’action; le commandement des forces armées de la Nouvelle-Calédonie (FANC) et le commandement des forces armées en Polynésie française (FAPF) permettent à la France de sécuriser ses territoires et sa zone économique exclusive, en plus d’étendre ses dispositifs pour la réalisation de missions régionales au-delà des zones souveraines en coopération avec l’Australie, les États-Unis et la Nouvelle-Zélande. Ces trois commandements de souveraineté sont renforcés par deux commandements de présence : le commandement des forces françaises aux Émirats arabes unis (FFEAU) et le commandement des forces françaises à Djibouti (FFDJ). Au total, la France dispose de 12 bases disposant d’unités navales, de 12 avions de transport et de surveillance, 17 hélicoptères et 10 avions de combat pour couvrir toute la zone indopacifique. La France manque toutefois d’une présence permanente dans l’océan Pacifique Nord.
Si la France ne précise pas davantage ses intentions de déploiements de ses forces dans la région, si ce n’est sa volonté de transiter en mer de Chine méridionale deux fois par an depuis 2014, elle mène depuis quelques années de nombreux exercices militaires avec des partenaires de la région en plus de déployer ponctuellement des moyens supplémentaires depuis la métropole. Le pays a notamment déployé en 2018 des avions de combat et de ravitaillement faisant escales en Malaisie, au Vietnam, à Singapour et en Inde, son porte avion Clémenceau en 2019 dans l’océan Indien et, en 2021, un sous-marin nucléaire d’attaque ainsi qu’un navire de soutien en mer de Chine méridionale, de même que des avions de combat et des bombardiers dans l’océan Indien pour une simulation de frappes au sol. En octobre 2021, la France a dévoilé la présence d’un navire militaire spécialisé en renseignement électromagnétique dans le détroit de Taïwan. Ces déploiements ponctuels font partie de la stratégie de la France de renforcement de sa présence dans la région indopacifique. S’ajoute à cela des exercices multinationaux, comme Pitch Black en 2018 avec l’Australie, ou ARC21 en 2021 avec les États-Unis, le Japon et l’Australie. Ces exercices, selon l’état-major français des armées, permettent de renforcer les capacités des pays alliés à œuvrer ensemble pour une zone indopacifique libre et ouverte.
Tout comme son allié britannique, la question taïwanaise est absente de la stratégie française. Taïwan n’est mentionnée qu’à une seule reprise, en lien avec la coopération universitaire, absente donc des discussions sur la sécurité. C’est surtout par les actions de la France qu’émerge sa position sur cet enjeu. Mis à part les déploiements ponctuels pour assurer, selon la ministre des Armées, la défense de la liberté de navigation et le respect du droit international dans la région, ce sont davantage les parlementaires qui expriment, peut-être silencieusement, leurs positions sur la question. Notons ainsi la visite, en octobre 2021, de parlementaires français, dont un ancien ministre de la Défense, à Taïwan, ou encore la prise de position du vice-président de la commission sénatoriale des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées, favorable au statu quo dans le détroit de Taïwan, et qui a notamment rapporté que les parlementaires taïwanais souhaitaient un soutien officiel de la France pour la sécurité de l’île. Ainsi, si Taïwan est absente des documents stratégiques français sur l’Indopacifique, il est fort probable que la France ne restera pas neutre face à un potentiel conflit militaire entre Taïwan et la Chine, même si le degré d’engagement de la France pour la protection de Taïwan reste encore à déterminer.
Finalement, l’objectif premier de la France en Indopacifique est de soutenir l’émergence d’une architecture régionale de sûreté maritime en privilégiant la coopération bilatérale et multilatérale et le développement de capacités régionales de connaissance et de partage de l’information. C’est dans ce contexte que la France siège maintenant à la réunion des ministres de la Défense du Pacifique Sud et qu’elle s’est portée candidate au statut d’observateur des groupes de travail de l’ASEAN Defense Ministers’ Meeting Plus.
L’ambivalence allemande
En 2020, l’Allemagne publiait sa « directive pour l’Indopacifique ». L’utilisation du terme « directive » au profit de « stratégie » peut être comprise comme un choix de ne pas irriter Beijing. L’utilisation du concept d’Indopacifique avait elle-même été au centre d’un débat au sein du gouvernement allemand, qui était réticent à l’utiliser, car jugé trop hostile envers la Chine. Si le document finit par peser le pour et le contre concernant cette dernière, la publication de cette directive signale néanmoins un changement dans l’approche de l’Allemagne sur la région indopacifique.
Motivée par les développements importants dans la région – l’évolution rapide de la distribution de la puissance et les différends croissants qui menacent la stabilité –, l’Allemagne souhaite travailler à la protection de l’ordre international fondé sur les règles à travers le multilatéralisme. La source de cette déstabilisation est, entre autres, la Chine « qui, dans une certaine mesure, remet en question les règles de l’ordre international ». La position allemande est cependant centrée sur la diversification des partenaires et l’inclusivité des initiatives. Berlin rejette le recours à des stratégies d’endiguement et de découplage économique.
La directive allemande englobe de nombreux domaines. Le commerce et l’économie y occupent une place importante. Étant l’un des principaux exportateurs mondiaux, l’Allemagne comprend que sa prospérité future est étroitement liée à la stabilité et au développement de la région indopacifique. L’objectif de renforcer et diversifier les partenariats économiques vient répondre à cette nécessité et permettra à terme d’être moins dépendant de la Chine. La lutte contre les changements climatiques est également un pan important de la directive allemande. La diversification – autant politique qu’économique – passe pour l’Allemagne par un renforcement de sa relation avec l’ASEAN, qui est mentionnée 66 fois dans les pages du document. Nonobstant la sincérité de Berlin, la stratégie est habile, car l’ASEAN s’est toujours vue comme le forum central de la région, tout en rejetant fermement l’ingérence indue des grandes puissances. En se rapprochant d’elle, l’Allemagne pourra espérer influencer l’avenir de la région.
La relation avec la Chine et les enjeux de sécurité restent tout de même les objets principaux de la directive. Eu égard à la première, il faut noter l’évolution du discours allemand. Jusqu’ici, la politique chinoise de l’Allemagne était presque exclusivement économique. Le pays a été le principal acteur à faire pression en faveur de l’accord d’investissement UE-Chine, signé en décembre 2020, et qui avait été mal reçu par Washington. En matière de sécurité, si elle n’attribue pas à Beijing la responsabilité des tensions en mer de Chine, la directive allemande est claire sur la nécessité de s’investir dans le maintien de la liberté de navigation et la coopération avec des démocraties et partenaires aux mêmes vues sur les questions de sécurité. Elle met, entre autres, l’accent sur le rôle que l’OTAN et l’UE doivent jouer à cet égard. Le plus révélateur est que le document ne mentionne jamais Taïwan, alors que les États-Unis la placent au cœur de leur programme régional. Par ailleurs, aucune réflexion n’est faite sur les lacunes précédentes de la relation sino-allemande, au moment où l’ancienne chancelière Merkel avouait que le pays avait été « naïf » à propos de la Chine.
Les actions récentes de l’Allemagne dans la région indiquent néanmoins que le pays est prêt à agir concrètement. La signature d’un partenariat de collaboration avec le Japon en matière de renseignement en est le premier exemple. Par ailleurs, le pays a déployé la frégate Bayern au cours de l’année 2021, une première en 20 ans pour un vaisseau allemand. En faisant escale dans plusieurs États et en participant à des missions et des exercices dans la région, ce déploiement signale aux partenaires de l’Allemagne – surtout aux États-Unis – qu’elle est sérieuse dans sa volonté de s’investir dans la région. Le choix de déployer le navire seul, donc de ne pas l’inclure dans un groupe multinational au côté de la France ou de la Grande-Bretagne par exemple, indique que Berlin souhaitait minimiser le signal coercitif que cela envoyait à la Chine. Cette dernière refusa tout de même l’entrée du port de Shanghai au navire allemand pour protester contre son passage en mer de Chine du Sud. De passage au Japon avec la frégate, le chef de la marine allemande a annoncé que le pays planifiait d’être durablement présent dans la région, avec des avions déployés l’an prochain et une flotte dans les deux prochaines années.
La lecture du document nous fait questionner la volonté de Berlin de réellement modifier les bases de sa relation avec Beijing, même si ses récents projets de déploiements peuvent indiquer l’inverse. Quels genres de signaux cela envoie-t-il aux deux grandes puissances ? Le résultat est pour le moins ambivalent. Chose certaine, le pays pourra difficilement concilier son intention de rassurer Washington de son soutien sans pour autant contrarier Beijing.
L’internationalisme libéral des Pays-Bas
Défini, comme chez son voisin allemand, par le terme « directive » plutôt que « stratégie », le document énonce un idéal d’inclusion tout en mettant clairement de l’avant les valeurs en fonction desquelles le pays entend agir et coopérer dans la région indopacifique. La promotion et la défense de la démocratie et des droits humains, ainsi que de l’ordre libéral international s’y trouvent au premier chef. Les Pays-Bas reconnaissent la pression à laquelle ces valeurs font face de la part des États autoritaires. Le pays dit vouloir coopérer en ce sens davantage avec les États de la région aux vues similaires. Ce groupe comprend l’Australie, le Japon, la Nouvelle-Zélande, la Corée du Sud, l’Inde, ainsi que l’ASEAN. Si l’importance de resserrer les liens bilatéraux est mentionnée, il est mainte fois rappelé que le cadre multilatéral est celui que les Pays-Bas favoriseront.
La publication de la directive néerlandaise doit être comprise comme la volonté d’Amsterdam de contribuer au développement d’une stratégie officielle de l’UE. Les Pays-Bas conçoivent clairement leurs actions dans la région sous l’égide d’une stratégie européenne englobante. L’objectif est de voir cette dernière constituer une vision distincte de celle des États-Unis. Le document élabore tout de même les façons dont le pays tentera d’agir de son propre chef. Les secteurs dans lesquels ses actions se concentreront incluent la sécurité maritime et la connectivité. Cette dernière sera mise en œuvre en coopérant dans le développement des technologies numériques avec ses partenaires régionaux. L’objectif est de permettre de mieux intégrer l’économie néerlandaise à celles de la région et de faire face aux menaces de cybersécurité.
En ce qui a trait à la sécurité maritime, la militarisation de la mer de Chine du Sud occupe une place non négligeable de la directive, tout comme l’importance de faire respecter la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer. La fermeté employée dans la directive néerlandaise pour parler du rôle de la Chine dans la montée des tensions régionales détone des documents allemand et britannique, plus conciliants. Cela n’implique pas pour autant un alignement inébranlable sur les États-Unis. Les Pays-Bas cherchent en ce sens à « éviter que la région indopacifique ne devienne le pion d’une des grandes puissances ou le butin d’un conflit entre elles ». La participation d’une frégate néerlandaise au groupe aéronaval du porte-avion HMS Queen Elizabeth britannique, déployé cette année en Indopacifique, démontre que la position des Pays-Bas dépasse la simple rhétorique au sujet de sécurité maritime.
Taïwan n’apparait pas non plus dans la directive néerlandaise. Les deux pays entretiennent tout de même des relations officieuses. Le changement de nom du Bureau néerlandais à Taipei, décrit par le représentant officiel comme signifiant « beaucoup plus » a été vivement critiqué par Beijing. Par ailleurs, le parlement des Pays-Bas a récemment prononcé son soutien envers Taïwan et la Lituanie vis-à-vis la Chine dans leur litige. La question demeure néanmoins entière sur la réaction que pourrait avoir La Haye face à une action chinoise à l’encontre de Taïwan. Un rapport paru en 2021 expose bien le problème auquel les Pays-Bas font face, rejeter un appel américain pour soutenir leur défense de Taïwan pourrait mener à la remise en question de l’article 5 de l’OTAN alors que d’accepter une requête américaine pourrait être perçu par Beijing comme une déclaration de guerre. Pris dans un dilemme cornélien, difficile de prédire ce que feront les Pays-Bas.
Union européenne : une troisième voie est-elle possible ?
Compte tenu des diversités nationales et des intérêts nationaux propres au sein de l’Union européenne, développer une stratégie européenne globale pour l’Indopacifique n’est pas une mince tâche. La récente stratégie de l’UE pour l’Indopacifique reflète cette difficulté d’amener 27 pays à adopter une lecture commune des défis dans cette région. La stratégie englobe un grand nombre de domaines d’intérêt, tels que la prospérité durable et inclusive, une transition verte, la gouvernance de l’océan, la gouvernance et les partenariats numériques, la connectivité, la défense et la sécurité humaine. La publication de ce document signale que l’UE reconnaît l’importance de la région indopacifique et souhaite participer au virage déjà opéré par plusieurs de ses membres et de ses alliés.
Toutefois, en matière de sécurité et défense, la stratégie de l’UE demeure vague. Si elle insiste sur la préservation du statu quo stratégique dans la région, c’est-à-dire le maintien de la liberté de navigation et le respect du droit international assurés par la marine américaine, elle reste peu loquace sur la façon d’atteindre ses objectifs. Ainsi, l’UE souhaite accroître sa présence navale dans la région, notamment en participant à des exercices conjoints avec des partenaires régionaux sur la lutte contre la piraterie et la protection de la liberté de navigation et en développant sa « diplomatie navale ». L’UE souhaite également renforcer ses relations avec les partenaires régionaux par l’entremise de l’architecture de sécurité de l’ASEAN, ou encore de la coopération renforcée de l’UE en matière de sécurité en Asie, notamment pour couvrir les domaines du contre-terrorisme, de la cybersécurité, de la gestion de crise, de la sécurité maritime et de la manipulation des informations et des interférences étrangères. Si la sécurité du Détroit de Taïwan a un impact direct sur la sécurité et la prospérité de l’UE, selon la stratégie de l’UE pour l’Indopacifique, Taïwan est surtout considéré comme un partenaire économique.
L’UE énonce également une vision très prudente de la Chine, reflet de la diversité d’intérêts des pays membres. 41% des pays membres soutiennent l’inclusion de la Chine à tout arrangement économique de libre-échange régional ou à un accord global, contre 48% qui se montrent sceptiques envers un accord de libre-échange avec la Chine et favorable à étendre les liens économiques au-delà de la Chine. De plus, il faut se rappeler que 18 pays de l’UE sont membres de l’initiative des nouvelles routes de la soie de la Chine (Belt and Road Initiative) et qu’en 2016, la Grèce, la Hongrie et la Croatie se sont opposées à une déclaration de l’UE condamnant fermement les revendications maritimes de la Chine. Dans la stratégie européenne, la Chine est considérée à la fois comme un partenaire indispensable avec qui il faut coopérer sur les questions d’intérêt commun en l’encourageant à jouer un rôle pacifique dans le développement de la région, tout en affirmant les désaccords avec celle-ci, notamment sur la question des droits humains. Il s’agit d’une posture décrite comme « d’engagement multifacette ».
La stratégie de l’UE pour l’Indopacifique n’est pas assurée de tenir sur le long terme, notamment sur le volet sécurité et défense. D’abord parce que c’est en grande partie sur la France, l’Allemagne et les Pays-Bas que cette stratégie européenne repose. Or, si ce sont tous les trois des pays qui souhaitent renforcer la sécurité dans la région, ce n’est pas une position partagée par la majorité des pays de l’UE. En effet, de tous les pays de l’UE, seulement 12 sont en faveur d’une contribution pour les opérations assurant la liberté de navigation dans la région indopacifique. Bref, si l’UE exprime l’ambition d’offrir une troisième voie entre Beijing et Washington, sa difficulté à parler et agir de manière unie pose le risque réel qu’elle devienne stratégiquement insignifiante. Cela ne signifie pas pour autant que l’unité européenne doive se faire au prix de vider sa stratégie indopacifique de toute substance.
Considérations et recommandations pour le Canada
Les stratégies énoncées par les Européens et les Américains peuvent servir de références pour l’élaboration de la stratégie canadienne. Face à l’importance de la région pour les principaux alliés du Canada, dont les États-Unis, il parait peu concevable que le Canada ne contribue pas minimalement aux efforts de sécurité régionale. Tout d’abord, l’action du Canada dans la région indopacifique doit privilégier l’objectif souligné par les Pays-Bas, à savoir de prévenir un conflit tant redouté entre Washington et Beijing, dont l’éventualité ne doit pas être sous-estimée. À titre de puissance moyenne, le Canada bénéficie grandement de la stabilité mondiale et du respect du droit international. Or, le principal moteur de ce conflit est la diplomatie de Xi Jinping visant à affirmer sa domination sur Taïwan, la mer de Chine méridionale et d’autres zones contestées, dont les îles Senkaku-Diaoyu en mer de Chine orientale. Taïwan représente l’enjeu le plus litigieux entre les deux superpuissances. Beijing mène des attaques de zone grise contre Taïwan, dont le déploiement d’un nombre record d’avions militaires au-dessus de l’île, et la Chine s’est déclarée prête à envahir Taïwan par la force à plusieurs reprises. De plus, la Chine conteste la domination américaine des voies maritimes stratégiques de la région, ce qui la met en compétition directe avec Washington. Face à cette situation, le Canada a tout intérêt que ces tensions n’éclatent pas en conflit armé, ce qui déstabiliserait l’ensemble du système international. Plus encore, contrairement à ses alliés européens, le Canada ne dispose pas de la même marge de manœuvre pour se distancer de son voisin du Sud en cas de conflit armé avec la Chine.
Deux actions concrètes doivent alors être envisagées : d’une part, collaborer avec Taipei et les alliés de la région afin de dissuader une attaque chinoise contre Taïwan, incluant les îles Pratas; d’autre part, adopter une stratégie inclusive et multidimensionnelle pour la région afin de préserver un ordre fondé sur les règles.
L’un des obstacles que rencontre le Canada dans la définition d’une stratégie réside dans le fait que ses principaux alliés sont divisés dans leur approche. Tant les organisations établies, comme l’OTAN et l’UE, que les nouveaux partenariats, comme le QUAD et AUKUS, poursuivent leurs propres objectifs. La création de ce dernier illustre le fossé existant entre les alliés les plus proches du Canada : les États-Unis, le Royaume-Uni et la France. À cet égard, le Canada doit éviter la tentation de choisir un camp, puisque autant la dissuasion que le dialogue stratégique requièrent de parler d’une même voix. Ainsi, le Canada doit privilégier une stratégie inclusive qui rassemble ses alliés traditionnels et partenaires régionaux. C’est d’ailleurs de cette façon que le Canada a historiquement joué un rôle constructif sur la scène internationale : en travaillant avec des pays aux vues similaires pour résoudre les problèmes par le biais du multilatéralisme. Toutefois, les temps ont changé. Pour y parvenir aujourd’hui, le Canada devra prouver qu’il peut joindre le geste à la parole. Ce n’est que lorsqu’il aura regagné sa crédibilité sur la scène mondiale qu’il sera en mesure d’influer sur ceux-ci.
Pour ce faire, le Canada doit investir dans certains domaines névralgiques. Pour répondre efficacement à la montée en puissance de la Chine, il faut reconnaître que les moyens militaires ne sont pas une panacée. Le Canada ne peut espérer s’investir de manière significative sur l’ensemble des objectifs américains dans la région. Il doit prioriser ses ressources. Dans cette perspective, il est essentiel de découpler les secteurs stratégiques de l’économie de celle de la Chine (terres rares, haute technologie, etc.) et de réorienter les chaînes d’approvisionnement vers des pays plus sûrs comme le Vietnam, de nouveaux partenaires commerciaux comme Taïwan, mais également les États-Unis, de manière à surmonter leur repli protectionniste.
Le Canada doit aussi miser sur des investissements dans la cybersécurité et l’intelligence artificielle, des domaines où le Canada dispose déjà d’un potentiel important. Bien sûr, le Canada ne peut pas contrer seul les activités en zone grise de la Chine. C’est pourquoi il est également crucial d’intensifier le partage de renseignements et le renforcement des capacités avec des pays partageant les mêmes intérêts. Proposer un QUAD élargi, pour inclure la France et le Canada, permettrait par exemple de renforcer la dissuasion alliée contre la Chine et contribuerait à atténuer les désaccords au sein des alliés.
Par ailleurs, le Canada devra définir clairement ce qui constitue « l’Indopacifique ». Si le concept est maintenant un cadre de référence pour de nombreux partenaires du Canada en Europe et en Asie, chacun se distingue par les limites géographiques qu’ils lui confèrent, l’importance qu’ils accordent aux divers secteurs d’interventions et aux approches multilatérales, et surtout à la place qu’y occupe la Chine. Pour plusieurs États, le concept d’Indopacifique porte effectivement sur la gestion de la montée en puissance de la Chine, mais pour le Canada, cela ne peut en constituer l’Alpha et l’Omega. Pour élaborer une stratégie pertinente et intervenir de manière constructive, le Canada devrait bien délimiter – en termes géographique et sectoriel – ce qu’il entend par Indopacifique et ce qu’il y fera. Il pourrait aller encore plus loin et compartimenter l’espace indopacifique en sous-zones géographiques, pour lesquelles le Canada développerait des intérêts et des objectifs distincts. En cela, la stratégie canadienne gagnerait en substance et en crédibilité, en plus de permettre de mieux guider son action dans cette immense région.
Le Canada devra également bien définir les domaines dans lesquels il souhaitera intervenir. Le pays possède une expertise dans un ensemble de secteurs (gestion des pêches, construction d’infrastructures, développement et résilience des institutions, renforcement des capacités, cybersécurité) qui seront les bienvenues par les États de la région. Pour demeurer efficace, toutefois, la stratégie canadienne devrait cibler des domaines où le Canada peut apporter une valeur ajoutée par rapport à ses alliés, notamment au travers de partenariats régionaux déjà existants ou chercher à s’y greffer quand ceux-ci s’alignent avec ses intérêts. L’initiative pour la résilience des chaînes de production du Japon, de l’Australie et de l’Inde, ainsi que le Blue Dot Network pour le développement des infrastructures, représentent en ce sens des avenues intéressantes.
Enfin, le Canada doit se rappeler que la stratégie est le processus qui consiste à rattacher les moyens aux fins. En ce sens, il doit prendre garde à ne pas surévaluer ses moyens. De toute évidence, il y aura des choix à faire. Le Canada doit mettre en perspective ses engagements dans la région indopacifique avec ses ressources limitées et les deux régions qui restent prioritaires : l’Amérique du Nord, ce qui inclut l’Arctique, et la région euroatlantique, actuellement sous haute tension. Une répartition des responsabilités devrait donc être élaborée avec ses alliés afin d’optimiser le partage du fardeau et de clarifier les attentes à l’égard des engagements alliés en dehors de leurs principales régions d’intérêt. L’élaboration de la Boussole stratégique de l’Union européenne et le nouveau Concept stratégique de l’OTAN représentent en ce sens des opportunités pour le Canada. Toutes ressources investies en Indopacifique doivent l’être que si les besoins nécessaires à la protection des intérêts nationaux du Canada en Arctique et en Europe ont été comblés.
Les enjeux pour le Canada ne pourraient être plus importants, et le temps presse. Le Canada subit des coûts de plus en plus importants à naviguer à l’aveugle. S’il peut s’adapter au nouvel environnement stratégique et relever les défis qui se présentent à lui, le Canada pourra protéger ses intérêts nationaux et assurer sa part du fardeau pour préserver la paix et l’ordre international libéral. Autrement, il s’avérera une source de vulnérabilité sur l’un des enjeux les plus critiques de notre époque.
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