Les organisations internationales (OI) sont créées dans le but de résoudre les problèmes d’action collective lorsqu’une crise survient. Pourtant, les États membres ont à plusieurs reprises mis en place des réponses ad hoc aux crises dans des situations où l’on pourrait s’attendre à ce que les OI jouent un rôle central. ADHOCISM pose la question à savoir quel est l’impact des réponses ad hoc aux crises sur les organisations internationales. ADHOCISM veut ainsi contribuer à combler ce manque de connaissances par une étude systématique des réponses ad hoc aux crises dans deux domaines politiques: la sécurité et la santé. Avec cette comparaison, ADHOCISM veut faire appel à un phénomène de gouvernance empirique plus large. Par réponses ad hoc aux crises, on entend ici des groupes d’acteurs plus ou moins structurés qui conviennent de résoudre une crise particulière à un moment et en un lieu donné, en dehors d’une organisation internationale existante dans le même domaine politique. Les réponses ad hoc aux crises peuvent, à court terme, conduire à des réponses plus rapides et plus efficaces entre États partageant les mêmes idées, mais si les organisations internationales ne sont plus considérées comme les principaux instruments pour faire face aux défis mondiaux, le risque est également que la pertinence de ces organisations internationales va diminuer, et que des tendances similaires pourraient se développer dans d’autres domaines.
Le réseau complexe des organisations internationales et sous-régionales a été l’un des principaux sujets de recherche en relations internationales. Bien qu’au départ, les chercheurs se sont surtout dévoués à expliquer la prolifération des OI, ils se sont progressivement concentrés sur l’étude des effets de l’élargissement de cette palette d’options (Alter & Meunier, 2009; Hofmann, 2019; Jupille, Mattli, & Snidal, 2013). Une affirmation centrale a été que l’appartenance à des institutions ayant des mandats similaires augmente les chances de forum-shopping, reflétant une logique fonctionnaliste (Drezner, 2009; Hofmann, 2009). Les États membres peuvent aujourd’hui choisir parmi un menu de plus en plus large d’options dans la gouvernance mondiale, allant des stratégies multilatérales traditionnelles en travaillant par le biais d’OI formalisée, aux solutions minilatérales via les « clubs de gouvernance », en passant par la gouvernance informelle (Rogers, 2020), dont les réponses ad hoc aux crises font partie intégrante. Le résultat est une ère de « multilatéralisme contesté » (Morse & Keohane, 2014) ou de « gouvernance mondiale en morceaux » (Patrick, 2015). Les clubs de gouvernance et le multilatéralisme informel ou les coalitions ad hoc sont souvent considérés comme plus efficaces, flexibles et agiles que les OI. Dans le même temps, ils sont critiqués pour leur manque de légitimité.
Les spécialistes s’accordent généralement à dire que les OI aux niveaux mondial, régional et sous-régional se chevauchent en termes de mandat et d’adhésion, ce qui peut conduire à une coopération ou à une concurrence pour être les premiers intervenants (Brosig, 2010). Plus récemment, Hofmann (2019) a illustré comment l’interaction entre le chevauchement des adhésions et la diversité des préférences pourrait non seulement conduire au forum-shopping, mais aussi au « courtage » et même, de manière plus perturbatrice, à une « prise d’otages ». En général, le chevauchement des adhésions entre des institutions ayant un mandat géographique et fonctionnel similaire est considéré comme offrant aux États la possibilité de choisir le véhicule qui correspond le mieux à leurs intérêts (voir e.g. Haftel and Hofmann, 2019). Parmi les exemples les plus évidents, on peut citer l’architecture de sécurité de l’UE et de l’OTAN, mais les intérêts de réponses aux crises militaires de l’UA et de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), les coalitions ad hoc comme la Force conjointe du G5 Sahel (FC-G5S) au Mali, la Force multinationale mixte (FMM) qui lutte contre Boko Haram dans le nord du Nigeria et le Groupe de contact sur la piraterie au large de la côte de Somalie (CGPCS) sont aussi de bonnes illustrations. En tant que tels, les chercheurs du domaine dans relations interorganisationnelles ne se contentent pas uniquement de souligner ces opportunités de forum-shopping et de coopération, ils insistent également de plus en plus sur le risque de rivalité entre les institutions, comme la concurrence pour les ressources et la légitimité (Biermann & Koops, 2017; Brosig, 2017). Nous assistons donc à une augmentation de la littérature théorisant les effets du chevauchement des organisations, mais jusqu’à présent avec un œil aveugle sur l’impact des coalitions ad hoc sur le système multilatéral.
Pour de nombreuses bonnes raisons, les coalitions ad hoc sont le plus souvent perçues de manière positive. Elles sont considérées comme donnant aux États membres plus de choix et de flexibilité, créant notamment « un cadre permettant aux États de coopérer tout en poursuivant leurs intérêts nationaux » (Brubacher, Damman, & Day, 2017, 11). Les coalitions ad hoc évitent également les retards bureaucratiques et ne créent pas de précédents pour les réponses aux crises futures (Reykers & Karlsrud, 2017). Elles permettent aux États de poursuivre leurs intérêts nationaux (Brubacher et al., 2017) et d’éviter les délais bureaucratiques et les précédents futurs (Karlsrud and Reykers, 2019). Rynning (2013) a souligné la nécessité stratégique de mieux relier les coalitions de volontaires, les institutions et ce que l’on appelle les « tentes » ou les groupes de contact – où les coalitions ad hoc sont considérées comme « le fer de lance » et les OI et les groupements plus larges de nations partageant les mêmes idées peuvent offrir une orientation stratégique et une légitimité politique nécessaires. D’autres chercheurs se sont davantage concentrés sur les effets terrain de la prolifération institutionnelle et des coalitions ad hoc. Les coalitions ad hoc permettent aux États de garder davantage le contrôle – de leurs troupes ou de leur personnel militaire, par exemple – et elles offrent la possibilité aux « États pivots » d’« acheter des alliés » en récompensant financièrement ou politiquement des tiers « pour qu’ils servent dans des coalitions multilatérales », afin de poursuivre des objectifs nationaux (Henke, 2019; voir également Stone, 2013). Cependant, cette approche n’explique pas l’investissement continu dans des mécanismes de réponse rapide tels que la Force africaine en attente, les groupements tactiques de l’UE ou la Force de réaction de l’OTAN, qui n’ont tous pas été mis à contribution à ce jour.
Un problème majeur est que le terme « coalitions ad hoc » est généralement utilisé comme un concept fourre-tout, ce qui ne reflète pas sa complexité empirique. Les coalitions ad hoc peuvent différer, par exemple, en termes de durée, de ressources, d’adhésion, de portée géographique et de relation avec les OI officielles (Karlsrud and Reykers 2020: 1527-29). Parce que nous ne comprenons pas complètement ce que sont les réponses ad hoc aux crises, nous ne savons pas non plus comment les différentes coalitions ad hoc pourraient affecter les OI existantes et émergentes. Nous ne savons pas si, quand et comment ces coalitions ad hoc entrent en concurrence ou même si elles sapent les OI établies ou en développement. De cette manière, les effets à long terme des réponses ad hoc et la résilience des OI à ce phénomène restent une boîte noire.
Cas et méthodes : Pour faire progresser les connaissances sur les coalitions ad hoc, ADHOCISM établira un ensemble de données sur les réponses ad hoc aux crises dans le domaine de la santé et de la sécurité mondiales. Dans le domaine de la santé, l’étude de cas portera sur la relation entre l’Organisation mondiale de la santé (OMS – OI) et l’Alliance du Vaccin (Gavi), la Coalition pour les innovations en matière de préparation aux épidémies (CEPI) et le projet conjoint COVAX. Dans le domaine de la sécurité, nos études de cas porteront sur la Force africaine en attente, les groupements tactiques de l’UE et la Force multinationale mixte (FMM) qui lutte contre Boko Haram; la Force conjointe du G5 Sahel (FC-G5S) et Barkhane, principalement au Mali; et le Groupe de contact sur la piraterie au large de la côte de Somalie (CGPCS).
ADHOCISM permettra également de cartographier quantitativement et qualitativement les choix stratégiques de certains États membres afin d’explorer et d’expliquer les variations entre les coalitions ad hoc et leurs relations avec les OI dans le même domaine. Grâce à une série d’études de cas, cela apportera une contribution académique significative à notre compréhension des interrelations complexes entre les États membres, les coalitions ad hoc et les OI.
Outre Karlsrud et Reykers, l’équipe comprend Malte Brosig (Université de Witwatersrand), Stephanie C. Hofmann (EUI et collaboratrice au Réseau d’analyse stratégique) et Pernille Rieker (Institut norvégien des affaires internationales).
Les auteurs : John Karlsrud (Institut norvégien des affaires internationales) et Yf Reykers (Université de Maastricht et collaborateur au Réseau d’analyse stratégique)
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