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La guerre qui fait présentement rage en Ukraine entraine une crainte qu’un conflit similaire éclate dans le détroit de Taïwan. Les tensions entre Taipei et Beijing n’ont effectivement pas été aussi grandes depuis la crise de 1995-96. La question du statut de Taïwan cristallise, à bien des égards, la compétition qui oppose les États-Unis à la Chine, tant au niveau sécuritaire, idéologique, que technologique. La comparaison avec l’Ukraine élude cependant le fait que le Parti communiste chinois cherche avant tout à réunifier Taïwan sans avoir recours à ses forces armées. Pour ce faire, l’un des objectifs du Parti communiste est entre autres d’isoler Taïwan sur le plan diplomatique. L’île ne possède en effet aujourd’hui que des relations diplomatiques formelles avec 14 États. Alors que le Canada travaille à sa stratégie Indopacifique, il doit savoir incorporer la question du statut de Taïwan dans sa réflexion sur l’avenir de l’ordre international. Travailler à ce que Taïwan intègre des organisations internationales comme l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI), ou qu’il accède à l’Accord de partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP), permettrait non seulement de renforcer le statut international de l’île, mais irait aussi dans le sens des intérêts canadiens. Par ailleurs, le Canada pourrait chercher à rehausser son aide au développement afin d’offrir une alternative aux alliés de Taïwan courtisés par Beijing.
Une île au statut particulier
Pour comprendre le statut de Taïwan, il faut remonter à la fin de la guerre civile chinoise. En 1949, alors que la victoire du Parti communiste chinois (PCC) de Mao semblait inévitable, Le Kuomintang (KMT), parti politique dirigé par Tchang Kai-chek, refusa cependant de reconnaitre la victoire du Parti communiste et trouva refuge sur l’île de Taïwan. Les partis de part et d’autre du détroit de Taïwan prétendaient être les véritables représentants de la « Chine ». Plusieurs États commencèrent dès lors à reconnaitre le PCC comme représentant légitime de la Chine. Le Royaume-Uni choisit de le faire dès 1950. Le Canada attendit 1970. La République de Chine, située sur l’île de Taïwan, continua de siéger aux Nations Unies comme représentante de la « Chine » jusqu’en 1971, quand l’Assemblée générale vota à majorité la Résolution 2758 qui reconnaissait la Chine communiste comme détentrice du siège de la « Chine » aux Nations Unies. Exempt de la légitimité conférée par un siège aux Nations Unies, Taïwan perdit rapidement la reconnaissance de nombreux États, soit 75 entre 1971 et 2020.
C’est que Beijing et Taipei reconnaissaient pendant longtemps le « principe d’une seule Chine », soit l’idée que le continent et l’île font partie d’un même ensemble. S’il n’existe qu’une seule Chine, il n’y a pas d’entente sur qui représente cette dernière. C’est pourquoi entretenir des relations diplomatiques formelles avec l’une implique de ne pas en avoir avec l’autre. Suite à la démocratisation de Taïwan dans les années 1990, la position sur le principe d’une seule Chine évolua. Si le KMT continue de mettre ce principe de l’avant, son principal opposant politique, le Parti démocrate progressiste (DPP), penche plutôt pour l’idée d’indépendance taïwanaise et met de l’avant l’utilisation du terme « Taïwan » plutôt que « République de Chine » pour décrire l’État insulaire. C’est sous ce nom que le président Chen Shui-bian déposa sans succès une candidature pour réintégrer l’ONU en 2007. L’ONU s’y opposa, citant son adhésion à la politique d’une seule Chine convenue dans le cadre de la résolution de 1971. L’actuelle présidente, Tsai Ing-wen, considère pour sa part Taïwan comme un État déjà indépendant de facto, mais ne possédant pas la reconnaissance légale pour être pleinement membre de la communauté internationale.
Une Chine plus agressive que par le passé
En réponse à l’élection du DPP de Tsai Ing-wen en 2016, qui tout en prônant le statu quo vis-à-vis la Chine cherche à obtenir une plus grande reconnaissance internationale, Beijing adopta une stratégie plus agressive pour isoler l’île. Le PCC annonça clairement que « tant que le DPP sera au pouvoir, tôt ou tard, Taïwan n’aura plus aucun allié diplomatique. » Ce sont ainsi huit États qui ont changé de camp depuis 2016, le dernier en date étant le Nicaragua en décembre dernier. Ce qui distingue la présente attitude chinoise de celle des périodes antérieures est l’intensité de l’activisme du PCC pour dérober les alliés diplomatiques à Taïwan. Cela est aussi vrai de la réaction de Beijing au développement des relations — même informelles — entre Taïwan et certains États d’Europe.
La stratégie du Parti communiste chinois semble se résumer à utiliser ses capacités financières comme levier. Afin de convaincre les gouvernements étrangers à changer d’allégeance, Beijing garantit en contrepartie d’investir des sommes importantes en aide au développement. En 2016, Sao Tomé-et-Principe fut le premier État à mettre fin à ses relations avec Taïwan, dans ce que la présidente Tsai caractérise de « diplomatie du chéquier », qu’elle refuse de poursuivre. On a par la suite appris que Sao Tomé-et-Principe avait demandé environ 200 millions de dollars en aide financière afin de maintenir ses relations diplomatiques officielles avec Taïwan. Plus récemment, les îles Solomon ont mis fin à leurs relations avec Taipei pour la somme de 500 millions de dollars et Kiribati a fait de même en échange d’investissements en infrastructure et l’acquisition d’avions et de navires-cargos. La pression de Beijing explique que Taïwan ne conserve aujourd’hui des relations diplomatiques qu’avec 14 États, principalement du Pacifique et d’Amérique latine.
En 2021, c’est la relation entre la Lituanie et Taïwan qui a ulcéré le Parti communiste chinois. L’utilisation du terme « Taïwan » pour nommer le bâtiment qui fait office d’ambassade non officielle, plutôt que le terme « Taipei » jugé plus neutre, a engendré une vive réaction de Beijing. Cette dernière coupa en effet ses relations diplomatiques et commerciales avec la Lituanie. La même année, le renforcement des liens économiques et politiques entre Taïwan et d’autres États d’Europe de l’Est comme la Slovénie et la République tchèque entrainèrent également leurs lots de menaces du PCC. La réaction de ce dernier est aux antipodes de celle qu’il avait eue en 2013 quand la Nouvelle-Zélande est devenue le premier État à signer un accord de libre-échange avec Taïwan. Depuis 2016, la Chine bloque également l’accès de Taïwan au statut d’observateur lors des assemblées générales d’agences spécialisées de l’ONU comme l’OMS et l’OACI, chose qu’elle avait tolérée entre 2009 et 2016. Pas de doute, l’exacerbation des tensions dans le détroit de Taïwan pousse le PCC à adopter une stratégie plus agressive pour isoler l’État insulaire.
Les conséquences géopolitiques de cette rivalité diplomatique
La Chine communiste ne cherche pas uniquement à isoler Taïwan en convainquant ses alliés diplomatiques de changer d’allégeance. Ses manœuvres font également partie d’une stratégie géopolitique plus large. En réussissant à convaincre le Panama de changer sa position en 2017, le Parti communiste ne gagnait pas seulement une bataille diplomatique, mais s’assurait aussi une relation privilégiée avec le gouvernement d’un État contrôlant l’un des plus importants passages du commerce maritime mondial. Une situation similaire est présentement à l’œuvre aux îles Salomon. Après avoir reconnu la Chine communiste en 2019, les deux gouvernements signèrent une entente de sécurité. Une version de cette dernière, coulée dans les médias, indique que les navires de guerre chinois seraient autorisés à accoster sur les îles et que Beijing pourrait envoyer des forces de sécurité « pour aider à maintenir l’ordre social ». L’attrait des îles Salomon s’explique entre autres par la présence d’un port en eau profonde, chose rare dans la région, qui peut accueillir des navires au tonnage important. La présence de militaires chinois représenterait une menace non seulement pour la stratégie américaine dans la région, mais aussi pour l’Australie, qui se situe au sud-ouest des îles.
La stratégie diplomatique de Beijing et Taipei a également des répercussions au sein même des États courtisés où la joute géopolitique exacerbe les rivalités locales. Les dernières élections au Honduras et au Nicaragua ont ainsi pris une tournure internationale alors que les principaux candidats à la présidence faisaient entre autres campagne sur le maintien ou non de la relation diplomatique avec Taïwan. Les îles Salomon demeurent le cas récent le plus flagrant. La capitale du pays a connu plusieurs jours d’émeutes à la fin 2021, résultat des tensions entre les principaux leaders politiques et les deux principales îles du pays sur plusieurs enjeux, en grande partie les relations avec la Chine et Taïwan. Ce jeu d’échecs diplomatique peut donc entrainer une réelle déstabilisation dans des États du sud global.
La reconnaissance internationale pour quoi ?
Comme Taïwan a perdu un certain nombre d’alliés récemment, la question de la valeur de ces pays vient à l’esprit. Que gagne Taïwan à avoir si peu d’alliés parmi ces pays qui ont peu de valeur économique ou stratégique ? En termes de commerce, Taïwan ne reçoit effectivement pas beaucoup d’avantages économiques en entretenant des relations diplomatiques avec ces États. Selon le Bureau du commerce extérieur de Taïwan, celle-ci commerce davantage avec des États qui ne sont pas des partenaires diplomatiques, mais plutôt avec de grandes économies développées comme les États-Unis, le Japon et la Chine bien sûr.
Ce qui manque à ces alliés en termes économiques, ils le compensent en offrant à Taïwan une forme de légitimité internationale. Il y a en effet un avantage certain à détenir des alliés diplomatiques officiels. La capacité d’entretenir des relations avec d’autres États demeure l’un des critères de la qualité d’État en vertu du droit international, comme en témoigne la Convention de Montevideo de 1933 sur les droits et les devoirs des États, qui énonce ces critères : posséder 1) une population permanente; 2) un territoire délimité; 3) un gouvernement; et 4) la capacité d’entrer en relation avec les autres États. Taïwan satisfait aux trois premiers critères, mais avec seulement 14 alliés diplomatiques et des relations non officielles avec plusieurs autres États, sa prétention à satisfaire au quatrième critère est vulnérable. Ainsi, les partenaires diplomatiques officiels aident la cause de Taïwan en donnant une légitimité aux affirmations selon lesquelles Taïwan possède bien les attributs d’un État indépendant.
Puisque Taïwan n’est pas membre des Nations Unies — un autre marqueur quasi officiel du statut d’État — et ne possède pas de possibilités connexes de participer à ses agences spécialisées, ses alliés diplomatiques jouent un rôle clé en défendant sa cause aux Nations Unies et lorsque Taïwan est exclue de la participation à des organisations et agences spécialisées clés. Sainte-Lucie a par exemple pris la parole au nom de Taïwan lors de la dernière assemblée de l’OACI.
Le portrait n’est cependant pas tout noir. Rappelons que Taïwan siège tout de même dans des organisations internationales comme le Comité olympique international, l’Organisation mondiale du commerce, la Banque asiatique de développement ou le forum de la Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (APEC). Selon le Lowy Institute Global Diplomacy Index, Taïwan possède par ailleurs 111 représentations à l’étranger, ce qui la place devant des États comme la Malaisie, Israël ou la Norvège.
Reconnaissant l’accentuation de l’offensive diplomatique du PCC depuis 2016, les États-Unis ont renforcé leurs liens avec Taïwan. Les deux gouvernements ont lancé en ce sens le Global Cooperation and Training Framework, une plateforme qui mobilise l’expertise taïwanaise pour répondre à des problèmes globaux. D’autres démocraties libérales ont emboité le pas à Washington en raffermissant leurs relations avec Taipei. On assiste ainsi à une augmentation des visites de parlementaires européens sur l’île, comme à celles du ministre des Affaires étrangères de Taïwan dans les capitales européennes. La réponse de ces États face à la stratégie d’isolement du Parti communiste chinois explique que l’économie de Taïwan continue de croître et que le désengagement de ses alliés diplomatiques ne provoque pour l’instant pas de sentiment de panique sur l’île.
Considérations et recommandations pour le Canada
La question du statut diplomatique de Taïwan n’est pas confinée aux tensions entre les gouvernements de part et d’autre du Détroit. La stratégie de Beijing pour isoler Taipei s’inscrit dans une confrontation sécuritaire, idéologique et technologique plus large qui oppose les démocraties libérales et des États autoritaires révisionnistes. À l’aune de la publication de la stratégie Indopacifique du Canada, il importe que le Canada prenne en compte la question du statut de Taïwan et l’intègre à sa réflexion.
Tout en maintenant claire sa reconnaissance de la politique d’une seule Chine, le gouvernement canadien dispose d’une marge de manœuvre appréciable pour renforcer ses liens avec Taïwan. En ce sens, les efforts visant à inclure Taïwan dans les processus multilatéraux au sein ou en dehors des Nations Unies, les stratégies visant à renforcer l’économie de Taïwan et le rehaussement de la coopération technique devraient tous faire partie de la stratégie canadienne à l’égard de Taïwan. Il faut être clair : ces mesures ne doivent pas être prises uniquement pour contrer les actions de Beijing, mais bien parce qu’elles représentent de réelles opportunités qui vont dans le sens des intérêts canadiens. Les options avancées ne sauraient mettre complètement un terme à la quête de Beijing visant à isoler Taïwan. Néanmoins, s’efforcer de favoriser des relations plus étroites entre Taïwan, le Canada et d’autres États, et de maintenir les relations diplomatiques existantes de Taïwan peut lui donner une certaine marge de manœuvre en plus de servir les intérêts canadiens. À tout le moins, plus les relations qu’entretient Taïwan avec d’autres États seront denses, plus les risques et les coûts auxquels Beijing fera face s’il décide d’utiliser des moyens non pacifiques pour réunifier l’île seront élevés.
Le Canada devrait être plus énergique dans son soutien à l’adhésion de Taïwan aux organisations internationales dont les statuts acceptent les entités non étatiques. La manière dont Taïwan gère la pandémie de la COVID-19 illustre aisément la pertinence d’avoir son expertise au sein de l’OMS. Plus largement, le défi que posent les régimes autoritaires à l’ordre international fondé sur les règles doit pousser les démocraties comme le Canada à redoubler d’efforts pour définir les normes mondiales de demain. Dans ce contexte, obtenir qu’une autre démocratie, championne du féminisme qui plus est, siège aux côtés du Canada au sein d’organisations internationales renforcerait la promotion de normes fondées sur des valeurs et des intérêts communs.
Sur le plan économique, Taïwan et le Canada apparaissent comme des partenaires idéaux, principalement étant donné la structure de leur base industrielle. L’île représente le 15e partenaire commercial du Canada. Dans un contexte où la diversification des partenaires commerciaux est un objectif d’Ottawa, accroitre les liens qu’il entretient avec Taïwan doit être en haut de l’agenda. Les deux gouvernements ont annoncé les débuts des négociations d’un accord bilatéral d’investissement plus tôt cette année. Le Canada devrait néanmoins surtout travailler à faire entrer Taïwan au sein du PTPGP, même si cela ne sera pas chose facile puisque l’entrée d’un nouvel État nécessite un consensus des parties prenantes. Une étude récente suggère que l’entrée de Taïwan dans le Partenariat aurait des retombés de 1,5 milliard de dollars pour l’économie canadienne. Cela permettrait également à Taïwan de resserrer ses liens avec plusieurs États de l’Indopacifique.
Ottawa doit également saisir l’opportunité de coopérer en matière technique avec Taïwan. Mentionné plus haut, le Global Cooperation and Training Framework, établit conjointement par Taipei et Washington, serait une plateforme par où commencer. Bien que le Canada soit déjà partenaire, il pourrait emboiter le pas au Japon et à l’Australie en devenant un membre à part entière. Un tel geste enverrait un signal clair du soutien canadien envers Taïwan.
L’ingérence électorale et la guerre de l’information sont d’autres domaines où la coopération doit impérativement être établie. Taïwan y possède une énorme expérience et l’île est depuis des décennies un lieu où l’armée populaire de libération chinoise teste ses tactiques dans ces domaines. Le Canada, pour sa part, prend tout juste conscience de sa vulnérabilité. Il est aujourd’hui clair que le gouvernement chinois a tenté d’influer sur les dernières élections canadiennes, les preuves allant en ce sens. Nul doute que coopérer dans la lutte aux ingérences chinoises serait grandement profitable au Canada.
Finalement, le Canada devrait utiliser son aide au développement dans la région afin d’offrir une alternative à la Chine et ainsi tenter de ralentir la vitesse à laquelle Taïwan perd des alliés diplomatiques. La présente situation aux îles Salomon illustre le fait que le Canada ne peut plus continuer de négliger l’aide au développement. Ottawa n’y alloue ainsi que 0,3% de son PIB selon l’organisme Donor Tracker. Même l’augmentation annoncée dans le dernier budget fédéral le gardera loin de la cible de 0,7% fixée par l’ONU et que plusieurs des partenaires du Canada, comme l’Allemagne et le Royaume-Uni, ont atteinte. Il y a place pour un plan d’aide au développement bien plus ambitieux. L’incapacité de l’Occident à aider certaines régions du monde à prospérer ouvre nécessairement la porte à la Chine. Aide au développement et intérêt national ne sont pas antinomiques et Ottawa devrait reconnaitre qu’il s’agit d’un outil essentiel dans l’atteinte de ses objectifs internationaux.
Face à l’accroissement des tensions entre Beijing et Taipei, le Canada doit être plus qu’un simple témoin passif. Les recommandations proposées auront nécessairement des coûts politiques dans les relations avec Beijing et Ottawa devra être capable d’encaisser des contrecoups à court terme pour atteindre des objectifs à long terme. Pour ce faire, il devra faire preuve de volonté politique et de résilience. C’est pourquoi il est impératif que le Canada coopère avec des États aux vues similaires. Sa stratégie devra reposer sur une vision du monde qui intègre la nouvelle agressivité du Parti communiste chinois vis-à-vis Taïwan dans le contexte du défi plus large qu’il pose à l’ordre mondial.
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