Cet article est la version écrite d’une contribution faite le 2 juin 2022 lors d’une conférence « Is War over Taiwan Coming? » tenue à l’Université du Québec à Montréal. La version en anglais de cet article est disponible également sur le site du Council on Geostrategy.
En mai 2022, l’ancien secrétaire d’État des Affaires étrangères et du Commonwealth, Lord Hague, a consacré sa chronique hebdomadaire à la nécessité de recourir à la dissuasion militaire pour décourager le Parti communiste chinois (PCC) de lancer une invasion contre Taïwan. Hague n’est pas le premier – ni le dernier – à s’inquiéter d’une possible agression imminente de la part de la Chine. En mars 2021, lors de son témoignage devant le Comité des forces armées du Sénat des États-Unis, l’amiral Philip Davidson a affirmé que cette menace d’une invasion pourrait se « manifester » d’ici 2027.
Pour autant, selon nous, malgré sa rhétorique de plus en plus belliqueuse et sa réaction à la visite à Taïwan de la présidente de la Chambre des représentants des États-Unis, Nancy Pelosi, le PCC n’envahira pas Taïwan au cours de la prochaine décennie. Il n’imposera pas non plus de blocus prolongé. Les conséquences économiques qui découleraient d’une potentielle action constituent en effet une contrainte essentielle pour le PCC. Le proverbe chinois « soulever une pierre et se la laisser tomber sur le pied » équivalent de l’expression « se tirer une balle dans le pied » constituerait un euphémisme des plus légers de la situation qui en découlerait, tant le désastre qui en en résulterait pour les économies mondiale et chinoise serait conséquent. Un krach économique s’ensuivrait, provoquant un chômage massif en République populaire de Chine (RPC). Sans un filet de sécurité sociale adéquat, le chômage entraînerait un mécontentement de la population qui serait dirigé contre le parti. Jusqu’à présent, le PCC a toujours réussi à limiter les protestations aux questions locales . Toutefois il est probable qu’une dépression économique découlant d’une invasion conduise à des manifestations d’une ampleur qui dépasserait les limites de certaines villes et districts (xian) pour prendre une ampleur nationale. Elles pourraient bien devenir une menace existentielle pour le parti. Or c’est un risque que le PCC – pour qui le maintien au pouvoir est primordial – ne prendra pas.
Même si des blocus et l’invasion ne se produisent pas – sous réserve d’absence de déclaration d’indépendance taïwanaise, le PCC ayant promis que celle-ci entraînerait automatiquement une invasion – le détroit de Taïwan sera le théâtre de violentes tempêtes géopolitiques – voire de typhons – au cours de la prochaine décennie. De plus, les gouvernements étrangers seraient bien avisés de se préparer au pire, même si les chances que le pire se produise sont faibles. Ainsi, une stratégie de dissuasion militaire reste nécessaire.
Mais même nécessaire, celle-ci est insuffisante. La dissuasion politique et économique est plus importante encore. Pourtant, il s’agit d’un domaine largement négligé par les décideurs.
Tout en rappelant les raisons pour lesquelles l’invasion ne se produira pas, cet article examine les mesures qui seront probablement prises par le PCC dans les années à venir contre Taïwan et contre les pays qu’il perçoit comme des partisans de Taïwan et formule des suggestions sur la façon dont les gouvernements des pays démocratiques devraient réagir. La dissuasion économique est à cet égard plus importante que la dissuasion militaire, bien que les deux demeurent nécessaires.
Deux points préliminaires
Trop de commentateurs reprennent sans réfléchir les déclarations du PCC sur Taïwan. Deux revendications en particulier doivent être contestées : « Le principe d’une seule Chine représente un consensus universel dans la communauté internationale » ; et « Taïwan appartient à la Chine depuis l’Antiquité. Cette déclaration est fondée sur une base historique et sur une jurisprudence solide. » Ni l’une ni l’autre de ces déclarations n’est vraie.
De nombreuses démocraties (entre autres, les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie, le Canada et les Pays-Bas) n’ont pas adhéré au « principe d’une seule Chine » du PCC : elles maintiennent uniquement une « politique d’une seule Chine ». Le PCC ignore délibérément cette distinction importante[1]. Dans le communiqué de 1972 publié lorsque le Royaume-Uni et la RPC ont établi des relations diplomatiques, le Royaume-Uni « a reconnu la position du gouvernement chinois selon laquelle Taïwan est une province de la République populaire de Chine ». La position des États-Unis était encore plus explicite : « [ils] reconnaissent le fait que tous les Chinois des deux côtés du détroit de Taïwan maintiennent qu’il n’y a qu’une seule Chine et que Taïwan fait partie de la Chine » et « ne contestent pas cette position »[2]. Le Royaume-Uni et d’autres pays faisaient valoir qu’ils n’acceptaient ni ne rejetaient le point de vue chinois ; ils l’ont noté et n’ont pris aucune position à ce sujet. Cinquante ans plus tard, ces pays ne devraient pas permettre au PCC de les mettre dans une mauvaise posture, en déformant leur position et en les accusant de revenir sur des accords signés.
Deuxièmement, il est moins important de s’opposer au PCC sur son interprétation de l’histoire de Taïwan que de continuer à souligner que les vingt-quatre millions de Taïwanais ont le droit de jouir des bienfaits d’une démocratie et de choisir leur propre voie sans coercition. Xi Jinping, le Secrétaire général du PCC, a déclaré : « le Parti dirige tout ». L’histoire ne fait pas exception : elle sert le PCC, et non pas la vérité. Toutefois, bien qu’il ne soit pas difficile de démontrer que l’histoire de Taïwan telle qu’elle est présentée par le PCC est une ineptie[3], les valeurs comptent plus que les débats sur la fabrication et la manipulation de l’histoire – et il n’est pas déraisonnable de soupçonner que le PCC utilise cela à seule fin de distraire avec un débat sur l’histoire, et ce, afin d’éviter un débat sur la capacité du peuple taïwanais à choisir son propre destin.
Carte 1: L’Indo-Pacifique dans une perspective chinoise
Les raisons militaires pour lesquelles l’invasion reste improbable
Il existe de bonnes raisons militaires pour lesquelles une invasion est peu probable. Les invasions maritimes sont des entreprises difficiles pour une armée expérimentée, ce que l’Armée populaire de libération (APL) n’est pas. Le détroit de Taïwan est large de 100 milles nautiques, et ses eaux et les conditions météorologiques y sont imprévisibles. La topographie de Taïwan ne faciliterait pas de plus l’invasion : il n’y a pas plus de quatorze plages sur lesquelles des quantités importantes d’hommes et de matériel pourraient être débarquées ; une fois à terre, les envahisseurs seraient confrontés à un terrain montagneux et étroit, plus favorable à la défense qu’à l’attaque. Les États-Unis seraient prévenus d’une attaque à l’avance et pourraient alors intervenir. Taïwan ne peut pas rivaliser avec le PCC en matière d’armement conventionnel, mais il s’est doté de capacités asymétriques, à savoir sa défense dite « porc-épic » (comprenant des mines marines, des drones, des systèmes de défense aérienne et anti-blindés portables, des engins d’attaque rapide armés de missiles). Il sera ainsi difficile d’éliminer les petits détachements mobiles avant qu’ils n’infligent de lourdes pertes.
Même si l’APL parvient à débarquer en nombre suffisant, la topographie de l’île se prête à la résistance de la guérilla. Du point de vue de Pékin ou d’ailleurs, il est impossible de savoir, avant que l’invasion se produise, si le peuple taïwanais défendra ou non sa patrie avec la ténacité dont ont fait preuve les Ukrainiens. Toutefois s’ils faisaient preuve de détermination, ils pourraient infliger de lourdes pertes.
Une deuxième inconnue demeure : les États-Unis viendraient-ils à la défense de Taïwan ? Le Taiwan Relations Act oblige les États-Unis à fournir des armes à caractère défensif et à maintenir la capacité de l’île à résister à tout recours à la force ou à d’autres formes de coercition qui mettraient en péril la sécurité ou le système social et économique du peuple taïwanais. Si les États-Unis ne venaient pas en aide à Taïwan, ils perdraient leur emprise sur le Pacifique occidental. Taïwan fait partie intégrante de la « première chaîne d’îles » (voir : carte 1). Posséder cette chaîne permettrait à l’APL de dominer la « deuxième chaîne d’îles » et de menacer les bases américaines à Guam et Okinawa. De plus, échouer à aider Taïwan serait susceptible de faire douter les alliés américains dans la région et de les convaincre qu’eux non plus ne pourraient pas compter sur un soutien américain en cas de crise. Le Japon serait alors particulièrement préoccupé.
Les raisons économiques qui feraient d’un blocus complet ou d’une invasion un désastre pour le PCC
Actuellement, l’économie de la RPC ne se porte pas bien. Les raisons sont autant systémiques que conjoncturelles. Le PCC souhaite s’appuyer sur l’augmentation de la consommation et sur le marché domestique pour renforcer sa croissance économique. Toutefois, la consommation est restée obstinément basse, et continuera de l’être en l’absence de réformes politiques qui sont nécessaires pour donner du pouvoir et de l’argent aux consommateurs. L’ancien modèle qui reposait sur l’investissement ne permet pas de résoudre le problème de la baisse des rendements et de la productivité. Le troisième pilier de l’économie reste celui des exportations et une invasion de Taïwan détruirait ce pilier.
On estime que 30% du commerce mondial passe par la mer de Chine méridionale. À l’exception des marchandises à destination de la Corée du Sud et du Japon, la quasi-totalité du commerce maritime de la RPC passe à proximité de Taïwan ou des bases américaines à Okinawa. Un blocus ou une invasion entraînerait une hausse des frais d’assurance de transport et des taux d’embauche. Au moins pendant un certain temps, les armateurs seraient réticents à faire passer leurs cargaisons près de la zone.
En 2021, Taïwan a exporté 188,9 milliards de dollars (160,5 milliards de livres sterling) de marchandises vers la RPC et Hong Kong. Une grande partie de ce chiffre englobe l’exportation de marchandises électroniques et autres composants. Ceux-ci sont à leur tour intégrés dans les produits chinois, qui sont exportés dans le monde entier. Il est difficile de savoir quelle proportion des 3 500 milliards de dollars (2 900 milliards de livres sterling) des exportations annuelles de la RPC serait touchée si la guerre perturbait le commerce entre la RPC et Taïwan, mais ce chiffre serait bien supérieur aux 188,9 milliards de dollars (160,5 milliards de livres sterling) d’exportations taïwanaises.
De plus, les exportations ne seraient pas les seules à souffrir. Les semi-conducteurs sont des composants essentiels pour les produits vendus sur les marchés intérieurs et d’exportation de la RPC. La Taiwan Semiconductor Manufacturing Corporation (TSMC) fournit plus de 60 % des semi-conducteurs avancés dans le monde. Elle a des activités importantes en RPC. En cas de blocus ou d’invasion, il est très peu probable que Taïwan ou les États-Unis laissent leurs compétences tomber entre les mains du PCC. À tout le moins, les installations de fabrication de TSMC basées à Taïwan seraient fermées, voire délibérément détruites ; les États-Unis et les Pays-Bas interdiraient l’utilisation future de leur propriété intellectuelle, de leur équipement et de leur soutien. Les conséquences sur l’économie chinoise (et mondiale) seraient immenses.
Au cœur de l’enjeu de la dissuasion se trouve la question de l’ampleur des sanctions que les pays démocratiques accepteraient d’appliquer à la RPC dans le cas d’une invasion. Même si aucune sanction ou embargo n’était imposé, les consommateurs des pays démocratiques réduiraient leur consommation ou boycotteraient les produits chinois ; les investissements étrangers se tariraient ; le transport maritime serait perturbé et ses coûts augmenteraient considérablement. En réponse à l’indignation de l’opinion publique, il serait très difficile politiquement pour les gouvernements de pays démocratiques de ne pas imposer de sanctions, y compris financières. Compte tenu de l’état d’esprit qui règne à Washington, le niveau des sanctions pourrait être important et il y aurait des pressions sur les pays européens afin qu’ils suivent l’exemple des États-Unis.
Enfin, le PCC se préoccupe à juste titre de la sécurité alimentaire et énergétique. Environ 80% de ses importations de pétrole proviennent de pays dont la géographie nécessite d’utiliser la route de transport passant par le détroit de Malacca ou par celui de la Sonde. Les États-Unis, le Canada et l’Australie sont en outre d’importants fournisseurs de denrées alimentaires. Si la RPC envahissait Taïwan, les États-Unis pourraient bloquer les détroits, tout en restreignant les approvisionnements alimentaires (notamment en soja). Il n’est pas étonnant par conséquent que la RPC estime nécessaire la construction d’une flotte de haute-mer et de bases navales pour soutenir sa présence dans l’océan Indien. Elle n’est toutefois actuellement pas en mesure de défier les États-Unis dans ces domaines.
Le PCC peut évaluer les conséquences du blocus ou de l’invasion pour sa propre survie
Les conséquences économiques d’un blocus ou d’une invasion de Taïwan seraient catastrophiques pour le PCC. Les effets directs sur sa propre économie seraient amplifiés par une récession mondiale brutale, restreignant encore davantage ses exportations. Le découplage économique – financier, technique, commercial, géopolitique – serait désastreux. Le chômage, qui atteint déjà presque 20 % chez les jeunes, augmenterait considérablement. En l’absence d’un filet de sécurité sociale, les masses protesteraient et manifesteraient. Jusqu’à présent, le PCC a maintenu les troubles au niveau local. Cependant, si le chômage et la pauvreté devenaient omniprésents, les chances de voir éclater des émeutes qui dépasseraient les limites des villes et des districts seraient élevées. Cela pourrait constituer une menace existentielle pour le PCC.
Pourquoi le PCC devrait-il prendre ce risque, s’il estime que « l’Est est en pleine ascension alors que l’Occident décline » ? Une politique judicieuse serait d’attendre que la situation géopolitique ainsi que ses capacités militaires favorisent davantage ses intentions qu’elles ne le font aujourd’hui. Une invasion ratée ou bâclée détruirait le « rêve chinois » et les chances d’atteindre le « deuxième objectif du centenaire » du rajeunissement de la nation chinoise. Même une conquête réussie de Taïwan pourrait faire dérailler ce que Xi considère comme « historiquement inévitable ». Jouer la montre peut parfois être une politique judicieuse.
Le PCC pourrait-il néanmoins lancer une invasion ?
L’oracle de Delphes avait prédit que « si Crésus fai[sai]t la guerre, il détruira[it] un grand empire ». C’est ce qui arriva : il détruisit en effet son propre empire lydien. Les dirigeants n’agissent pas toujours avec sagesse et l’orgueil ou le désespoir ne sont pas spécifiques au monde antique.
Dans l’article 8 de la loi anti-sécession de 2005 et ailleurs, le PCC a promis que si Taïwan déclarait son indépendance, il envahirait l’île[4]. Il est juste de supposer qu’il tiendrait sa parole, même si cela détruisait le mythe du PCC selon lequel les Chinois n’ont pas la guerre dans les gènes et brisait l’image de l’unité des « fils et filles de la Chine » (中华子女). Le PCC ayant attisé la ferveur nationaliste, ne pas mettre sa menace à exécution détruirait sa crédibilité auprès de son propre peuple et serait plus dangereux pour le PCC qu’une invasion. Il convient de noter que le gouvernement taïwanais et son peuple en sont conscients et de ce fait, le soutien à une potentielle déclaration d’indépendance est très faible à Taïwan.
D’autres arguments sont moins solides. Le PCC est certainement lucide sur le fait que le Département du Travail du Front uni (DTFU) et d’autres formes d’ingérence et d’influence n’ont pas réussi à attirer Taïwan ni à l’affaiblir. Beaucoup voient les niveaux croissants d’activité aérienne, balistique et navale comme un prélude au combat. Certes, l’APL a l’intention d’obtenir une capacité militaire qui lui permettrait d’envahir Taïwan avec succès. Partout, l’armée s’entraîne pour atteindre les capacités souhaitées, et se préparer à la possibilité que Taïwan déclare son indépendance. Toutefois, cela reste une option extrême. L’activité actuelle vise à épuiser la volonté taïwanaise de résister et à dégrader sa défense, notamment psychologiquement. Cela fait partie de la bataille pour convaincre le peuple taïwanais que la « réunification » est « inévitable et irrésistible ».
De plus, même si, dans les années à venir, l’APL devient extrêmement forte, capable et confiante (pas seulement pour mener une invasion, mais pour dissuader ou repousser l’aide américaine à Taïwan), les arguments économiques en faveur de la retenue demeureront.
Enfin, certains estiment que les dirigeants n’agissent pas toujours de manière logique. à l’image de Vladimir Poutine, le président russe. Toutefois, il y a des différences cruciales. La Russie est en déclin à l’inverse de la RPC. Poutine est plus un autocrate que Xi, qui, malgré tout son pouvoir, doit encore tenir compte des avis des autres dirigeants du PCC. Que la prise de décision de Xi ait toujours été bonne ou non, elle a au moins une logique, une rationalité. En fin de compte, cette logique est basée sur le besoin intransigeant de rester au pouvoir. Dans cette logique, envahir Taïwan est un risque inutile.
Alors, que va faire le PCC à propos de Taïwan ? Stratégie globale
Si un blocus ou une invasion totale ne sont pas au menu du jour, le PCC n’a pas d’autre choix que de poursuivre sa stratégie actuelle : essayer de briser la volonté du peuple taïwanais et le convaincre que la « réunification » est « irrésistible et inévitable » en utilisant les mesures énoncées dans la section ci-dessous. L’idée « un pays, deux systèmes » était depuis longtemps maintenue en vie artificiellement et les événements de Hong Kong y ont définitivement mis fin. Selon les derniers sondages, le soutien à l’unification à Taïwan est de 6,5%.
Les mesures que le PCC peut prendre (voir ci-dessous) viseraient à montrer au peuple taïwanais que c’est le gouvernement taïwanais et ses politiques infructueuses qui sont à l’origine de leurs souffrances. Le Parti démocrate progressiste (PDP) est le principal coupable aux yeux du PCC. Si le PDP est réélu en janvier 2024, nous assisterons probablement à une réaction plus féroce du PCC. En effet, si vers la fin de 2023 une victoire électorale du PDP semble probable, on pourrait assister à une adoption plus rapide de certaines des mesures ci-dessous. Pourtant, une victoire du Kuomintang (KMT) pourrait ne pas apporter de réconfort au PCC. En effet, pour être éligible, le KMT devra tenir compte du très faible nombre de Taïwanais favorables à l’unification.
Le PCC tentera également de convaincre l’opinion mondiale de la justesse de sa position. Il cherchera à davantage mobiliser les pays en développement, ce qui, pour beaucoup de ces pays, signifie être intéressé par la valeur de l’argent de la RPC plutôt que par les valeurs démocratiques.
Des actions spécifiques possibles au cours des prochaines années
Si le PCC ne peut pas se permettre de lancer une invasion, il augmentera néanmoins la pression sur Taïwan et sur les pays qu’il perçoit comme ses partisans, à la fois pour faire avancer sa stratégie globale et pour convaincre ses 1,4 milliard de citoyens qu’il réalise des avancées.
Mesures qui pourraient être prises à l’encontre de Taïwan au cours de la prochaine décennie :
- Xi Jinping est attaché à l’idée que la jeunesse peut être modelée. Les tentatives d’ « éduquer » ou de convaincre les jeunes se poursuivront. Il est peu probable toutefois qu’elles réussissent.
- Le PCC continuera à financer l’opposition au PDP, en particulier via les temples et les fondations religieuses où la surveillance est moins stricte.
- Le DTFU tentera de jouer un rôle encore plus important, par exemple en contrôlant des médias et en influençant Internet. Jusqu’à présent, les sondages ont montré néanmoins que cette stratégie échouait.
- Augmenter l’isolement de Taïwan. Taïwan entretient actuellement des relations diplomatiques avec quatorze pays étrangers, dont le Vatican. Les efforts visant à réduire ce nombre se poursuivront. Le PCC peut chercher à empêcher les citoyens taïwanais de voyager à l’étranger en déclarant que les passeports taïwanais sont des documents invalides et en faisant pression sur d’autres pays pour qu’ils ne les reconnaissent pas.
- Davantage de poursuites pour sécession contre des Taïwanais vivant en RPC. Ceci vient encore de se produire le 3 août 2022.
- Refonte de la loi de sécession de 2005. Les termes de la loi actuelle sont généraux et cette loi n’a que peu importuné Taïwan. L’expérience acquise grâce à la loi sur la sécurité nationale (LSN) imposée à Hong Kong pourrait faciliter la création d’une LSN à appliquer à Taïwan. Une clause similaire à l’article 38 de la loi de Hong Kong, qui prévoit l’effet extraterritorial de la LSN, menacerait les Taïwanais qui défient Pékin où qu’ils se trouvent (les estimations du nombre de résidents taïwanais sur le continent varient de 404 000 à 1,2 million). Cette refonte de la loi a déjà été évoquée à plusieurs reprises par des juristes chinois[5].
- Faire pression sur les entreprises taïwanaises, ce qui est déjà le cas. « Les entreprises et les sponsors financiers associés à des partisans de l’indépendance de Taïwan seront pénalisés conformément à la loi », a déclaré un porte-parole du Bureau des affaires taïwanaises en novembre 2021 lorsque le Far Eastern Group à Taïwan a été condamné à une amende pour avoir fait un don au PDP. Il est devenu courant pour le PCC d’imposer des restrictions sur les secteurs des exportations taïwanaises (les pommes en septembre 2021, les ananas en février 2022, le sable et les autres produits agricoles à la suite de la visite de Nancy Pelosi à Taïwan en août), bien que celles-ci soient plus symboliques que nuisibles et qu’elles encouragent Taïwan à diversifier davantage ses marchés[6].
- Le cyberharcèlement est une réalité de la coexistence entre Taïwan et la RPC[7]. L’interférence dans les réseaux électriques et de communication à Taïwan serait un moyen d’accroître la pression.
- Des pressions pourraient être exercées sur les pays du Moyen-Orient pour qu’ils suspendent l’approvisionnement énergétique de Taïwan. Toutefois, compte tenu des interdépendances économiques entre la RPC et Taïwan, Pékin devrait faire attention à ne pas aller trop loin.
- Une activité militaire plus fréquente et plus menaçante. Jusqu’à présent, l’APL n’a pas traversé la mer territoriale de Taïwan (à 12 milles marins de la côte) ni survolé l’île. Des exercices de tir réel dans des zones proches de Taïwan ont les effets d’un blocus temporaire. Cependant, étant donné que les blocus infligent des pertes économiques à la RPC ainsi qu’à Taïwan, leur intensité sera limitée.
- « Réunifier » Jinmen et Mazu, les îles qui appartiennent à Taïwan, mais qui sont situées à proximité du continent. Le PCC n’utiliserait pas la force, mais plutôt la « persuasion » renforcée par une menace de couper l’approvisionnement en eau ou en électricité. Les États-Unis réagiraient-ils ? Considéreraient-ils qu’il s’agît d’une attaque contre le territoire taïwanais ?
- Occuper les îles Pratas, situées à environ 200 miles au sud-est de Hong Kong et à 270 miles au sud-ouest de Taïwan. Elles sont occupées par un petit détachement de troupes taïwanaises. Le PCC pourrait considérer que l’invasion de cette « tranche de salami » ne provoquerait pas une forte réaction internationale.
- Une tentative de capturer les îles Penghu, qui sont proches de la côte ouest de Taïwan. Cela nécessiterait une supériorité aérienne et navale. Une telle attaque ne différerait guère d’une invasion de l’île principale de Taïwan. Il s’agit donc d’une escalade improbable.
Mesures qui pourraient être destinées au reste du monde au cours de la prochaine décennie :
- Il y aura une pression politique accrue sur les pays afin qu’ils adoptent la position du PCC sur Taïwan. Pour la plupart des petits pays, soutenir le « principe d’une seule Chine » ne représente pas une concession importante par rapport aux avantages économiques qu’ils peuvent recevoir de la RPC. C’est ce qui ressort de la récente déclaration conjointe publiée par la RPC et les pays africains à l’issue de la récente réunion du « Forum sur la coopération sino-africaine ».
- La pression augmentera sur d’autres pays qui tentent de poursuivre leurs relations avec Taïwan de la manière dont ils l’ont fait dans le passé. Cela est antérieur à la visite de Nancy Pelosi à Taïwan en août. Bien que la Lituanie en soit l’exemple expérimental, ce resserrement de la position du PCC a été annoncé dans son livre blanc de décembre 2018 sur les relations avec l’Union européenne (UE), dont le langage était nettement plus dur et comprenait des phrases telles que « aucun contact ou échange officiel sous quelque forme que ce soit » et « aucune institution de nature officielle ne devrait être établie ». Les visites de parlementaires à Taïwan continueront de faire l’objet d’une attention particulière.
- Le PCC est susceptible de recourir de plus en plus aux sanctions imposées à l’encontre de politiciens étrangers, d’universitaires et d’autres personnes qui franchissent ses « lignes rouges ». Les sanctions interdisent aux cibles et à leurs familles de se rendre en RPC et de faire des affaires avec des entreprises chinoises.
- Obliger les entreprises à choisir entre les marchés du continent et ceux de Taïwan. Depuis quelques années, les entreprises sont amenées à décrire Taïwan avec des termes désignés par le PCC. Cette pression peut être augmentée et devenir plus intrusive.
- Le PCC s’oppose aux survols et à la navigation dans les eaux autour de Taïwan par les forces aériennes et les marines des pays démocratiques. Alors que les États-Unis, en raison de leur plus grande puissance militaire, sont traités moins durement, il est probable que d’autres nations rencontrent une réponse plus intrusive et dangereuse. Au cours des derniers mois, des avions militaires chinois ont délibérément volé juste devant des avions canadiens et australiens. Le risque d’accident s’est donc accru.
- Bien qu’ils ne s’adressent pas aux étrangers, il est probable qu’il y ait un nombre croissant d’exercices de tir réel, ce qui causerait des problèmes temporaires pour la navigation (même si cela ne se transformera pas en un blocus prolongé et complet pour les raisons invoquées précédemment).
Conclusion
Comment les pays démocratiques peuvent-ils réagir ?
Le premier pas vers une politique judicieuse est la compréhension : la compréhension de notre propre politique, de la politique du PCC et de ses fausses déclarations délibérées, ainsi que la compréhension de ce que le peuple taïwanais lui-même veut (cette dernière est trop souvent négligée). Nous devons être conscients de la différence entre notre « politique d’une seule Chine » et le « principe d’une seule Chine » du PCC, auquel nous n’avons jamais souscrit. C’est à nos gouvernements de décider de la nature de nos relations avec Taïwan et non au PCC. Nous devrions être conscients des distorsions de l’histoire du PCC et ne pas être séduits par elles. Et surtout, nous devrions valoriser les valeurs démocratiques. Près de 24 millions de Taïwanais ont le droit de décider de leur propre avenir. Or actuellement seuls 6,5% sont favorables à l’unification.
Deuxièmement, nous devrions mieux comprendre la nature intimidante des relations du PCC avec le reste du monde. Capituler devant le PCC ne conduira qu’à de nouvelles agressions. Nous devons défendre fermement la Lituanie et d’autres pays qui s’attirent les foudres du PCC au sujet de Taïwan. Il est nécessaire d’assurer une plus grande unité politique entre le Royaume-Uni et l’UE, ainsi qu’entre l’Europe et nos alliés dans la région, les États-Unis, le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et d’autres. Nous devrions également étudier attentivement les tactiques et les mesures utilisées par le DTFU pour interférer à Taïwan, car elles diffèrent peu de celles utilisées contre d’autres pays démocratiques. Les gouvernements devraient discuter avec Taïwan de l’utilisation par le PCC de tactiques de « zone grise ».
Troisièmement, nous devons poursuivre nos efforts diplomatiques pour persuader d’autres pays de voter en faveur de l’adhésion de Taïwan à des organismes internationaux tels que l’Organisation mondiale de la santé et l’Organisation de l’aviation civile internationale.
Quatrièmement, nous devrions progressivement établir des relations avec Taïwan. Ce processus devrait dépasser les seules relations culturelles et interpersonnelles. Les relations commerciales requièrent un cadre adéquat, y compris des accords d’investissement et de libre-échange. Nous ne devrions pas éviter d’établir des relations ou de réaliser des visites parlementaires : il est important que nos parlementaires acquièrent une connaissance et une expérience de première main de la région. Bien que les visites ministérielles aux plus hauts niveaux puissent être trop provocatrices, les ministres dont les portefeuilles couvrent l’environnement, le commerce, la santé et d’autres questions d’intérêt mondial devraient s’y rendre.
Dissuasion de l’invasion : deux précautions valent mieux qu’une
Cependant, la partie la plus importante de la réaction des pays démocratiques devrait être la dissuasion. Même si les blocus et l’invasion sont très improbables pour les raisons invoquées, les gouvernements des pays démocratiques devraient faire tout leur possible pour dissuader l’action future, et peut-être, désespérée d’un PCC qui veut arriver à ses fins. Jusqu’à présent, l’accent a été mis sur la dissuasion militaire. Cette dissuasion est pertinente. Dans l’ensemble, la dissuasion militaire est de la responsabilité des États-Unis : il est peu probable que les forces européennes soient disponibles en temps ou en nombre suffisant. Néanmoins, d’autres pays démocratiques devraient être disposés à aider Taïwan à améliorer sa défense de « porc-épic », s’ils en ont la capacité et si les Taïwanais demandent une aide spécifique. Cela inclut la formation.
Toutefois, l’approche économique est encore plus importante. Le PCC doit savoir dès maintenant, bien à l’avance, que les tentatives d’imposer une unification par la force sous quelque forme que ce soit conduiront à des sanctions et à des embargos. L’avertissement doit être donné discrètement, mais avec conviction, et très prochainement. Comme dans le cas de la dissuasion nucléaire, il s’agirait d’une destruction mutuelle assurée. Et de la même façon, il faudrait que ce soit crédible.
Les gouvernements, encouragés par les entreprises, sont susceptibles de tergiverser. S’ils le font, ils seront en désaccord avec leur propre public, les parlementaires et la presse. En cas d’invasion ou d’unification forcée, le soutien en faveur des sanctions s’avérera irrésistible. Les gouvernements doivent le reconnaître maintenant et persuader le PCC de l’inévitabilité de ces sanctions[8].
Face à un Taïwan nettement mieux préparé militairement à résister à l’invasion et sachant qu’une invasion ou une unification contre la volonté du peuple taïwanais sera sanctionnée, le PCC s’abstiendra. Sa propre survie au pouvoir est son objectif primordial. Il comprend la logique inévitable et irrésistible selon laquelle les sanctions conduiront à un désastre économique, qui à son tour conduira à des troubles et à des manifestations à grande échelle dirigées contre le PCC, pouvant aboutir à la chute de ce dernier. Cela a failli se produire en1989. Le souvenir de cet épisode où il fut si près du précipice est marqué au fer rouge dans sa mémoire. Il ne voudra pas s’en rapprocher à nouveau.
***
[1] Le « principe d’une seule Chine » du PCC établit qu’il n’existe qu’un seul État souverain sous le nom de Chine, la RPC servant de seul gouvernement légitime de cette Chine, et que Taïwan fait partie de la Chine. Selon la « politique d’une seule Chine », les pays acceptent qu’il n’existe qu’une seule Chine ; toutefois ils « reconnaissent » (c’est-à-dire prennent note) la position du PCC sur Taïwan, sans prendre position sur la question elle-même.
[2] Le langage utilisé par les États-Unis était fondé sur des discussions avec le Royaume-Uni et ses négociations avec la RPC., au cas où les Chinois accepteraient le langage plus explicite dans leur communiqué avec les États-Unis, mais l’aurait refusé pour le Royaume-Uni. [Conversation avec un fonctionnaire du Bureau des Affaires étrangères et du Commonwealth à la retraite qui a participé aux négociations].
[3] Pour d’excellentes synthèses des arguments, voir les travaux de Bill Hayton et de Gerrit van der Wees.
[4] « Au cas où les forces séparatistes de « l’indépendance de Taïwan » agiraient, sous quelque prétexte et manière que ce soit, dans le but de séparer Taïwan de la Chine, ou que des incidents majeurs provoquant la sécession de Taïwan de la Chine se produisaient, ou encore que les possibilités de la réunification pacifique soient complètement anéanties, l’État aura alors recours aux moyens non pacifiques et autres moyens nécessaires pour protéger la souveraineté nationale et l’intégrité territoriale de la Chine », cf. « Loi anti-sécession ».
[5] Lors des « Two Sessions » en mars 2022, un membre de la Conférence consultative politique du peuple chinois a demandé instamment à ce qu’une nouvelle loi sur la sécession soit rédigée.
[6] Les marchandises touchées ne représentent qu’une infime partie du commerce de Taïwan avec le continent.
[7] Le nombre d’attaques a augmenté pendant la visite de Pelosi.
[8] Même le gouvernement suisse a déclaré qu’il imposerait les mêmes sanctions à la RPC que l’UE.
Charles Parton est un ancien diplomate britannique, ayant passé 22 de ses 37 années de carrière à travailler en Chine, à Taiwan et à Hong Kong. Dans sa dernière affectation, il a été détaché à la délégation de l’Union européenne à Pékin en tant que premier conseiller jusqu’à la fin 2016. En 2017, il a été choisi comme conseiller spécial pour la Chine de la commission des affaires étrangères de la Chambre des communes. Il est actuellement membre du Royal United Services Institute (RUSI) et du Mercator Institute for China Studies (MERICS).
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