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Le 23 février 2022 s’ouvrait la conférence de Kirkenes, une conférence organisée annuellement dans le nord de la Norvège, depuis 2002. Le forum a graduellement pris de l’importance dans le dialogue régional depuis, constituant une réunion d’importance, notamment à l’échelle de la région de Barents. Le ministre des Affaires étrangères russe, Sergey Lavrov, était présent et a prononcé un discours d’ouverture axé sur la coopération régionale, insistant notamment sur le fait que « au fil des ans, le forum s’est affirmé comme l’une des principales plates-formes pour la discussion constructive et dépolitisée des questions urgentes de la coopération internationale » et qu’il existait dans la région « des traditions bien établies d’assistance mutuelle et de relations de bon voisinage ». On pourrait y lire ce que certains nomment « l’exceptionnalisme arctique », en référence à un Arctique supposément isolé des tensions géopolitiques mondiales.
Mais dans la nuit de ce même 23 au 24 février, la Russie envahissait l’Ukraine, ne tardant pas à faire voler en éclat cette image — déjà discutable — d’un Arctique à l’écart des grands enjeux géopolitiques. Les réactions ont de fait été rapides : dès le 3 mars, le Conseil de l’Arctique mettait sur pause toutes ses activités. La majorité des organisations régionales et sous-régionales ont emboîté le pas, isolant la Russie sur la scène arctique — quand, justement, la présidence tournante du Conseil lui échoyait.
Le Conseil de l’Arctique « n’est pas saisi des questions intéressant la sécurité militaire », tel que précisé par la fameuse note de bas de page de la déclaration d’Ottawa — déclaration fondatrice du Conseil. Mais la coopération circumpolaire demeure appuyée sur « les principes fondamentaux de souveraineté et d’intégrité territoriale, fondés sur le droit international, [qui] sous-tendent depuis longtemps les travaux du Conseil de l’Arctique », dont l’invasion russe constitue une « violation flagrante », comme souligné dans la déclaration conjointe du 3 mars. Si cette mise sur pause de la coopération régionale — qui s’étend désormais bien au-delà du Conseil de l’Arctique — semblait donc incontournable, notre objectif ici est d’envisager le multilatéralisme arctique à l’aune de ce nouveau contexte. Le 8 juin 2022, un communiqué de sept membres du Conseil de l’Arctique — soit tous les États membres à l’exception de la Russie — annonçait une reprise limitée des travaux du Conseil, relançant les travaux qui n’impliquaient pas la participation de la Fédération de Russie. La question du multilatéralisme arctique demeure donc bien posée.
La force des liens faibles en Arctique : Une région placée sous le signe de la coopération
L’une des particularités majeures de la coopération Arctique réside dans la multitude de formats institutionnels permettant la coopération entre les acteurs régionaux — et les acteurs intéressés dans la région. En effet, si le Conseil de l’Arctique s’est progressivement affirmé comme un forum incontournable pour la gouvernance régionale, plusieurs formes « molles » de gouvernance existent à l’échelle de la région ainsi qu’à l’échelle sous-régionale, notamment dans le secteur de la mer de Barents. À ce Conseil s’ajoutent donc d’importantes conférences telles que l’assemblée annuelle de l’Arctic Circle ou la conférence norvégienne Arctic Frontiers. En attirant plusieurs milliers de parties prenantes arctiques tous les ans, ces deux évènements se sont imposés sur la scène politique régionale et jouent un rôle d’importance dans le dialogue arctique. Ces rencontres encouragent la coopération scientifique, autre force structurante régionale, ce que traduit notamment l’accord signé en 2017 visant justement à la favoriser. L’International Arctic Science Committee (IASC), fondé en 1990, est aussi un vecteur majeur de coopération scientifique. En Arctique particulièrement, la science s’est imposée comme un véritable outil diplomatique, permettant une continuité de la coopération même quand « d’autres canaux diplomatiques sont instables ». La coopération se construit aussi avec de nombreux acteurs dits non arctiques tels que les observateurs du Conseil, et elle se structure autour d’organisations sous-régionales comme le Conseil Euro-Arctique de la Mer de Barents, la politique Dimension Nordique de l’Union européenne, etc. Enfin, et surtout, cette coopération est portée par les organisations autochtones dont le territoire traditionnel ne correspond pas nécessairement aux frontières étatiques.
Ces « liens faibles » constituent la force du modèle arctique régional en permettant la coopération à toutes les échelles — impliquant des acteurs même au-delà de l’Arctique — ; à tous les niveaux — impliquant des acteurs non étatiques — ; et dans divers secteurs — scientifique, environnemental, citons aussi par exemple le forum des garde-côtes arctique. Et, point crucial : cette coopération se construit délibérément autour d’enjeux qui n’ont pas trait à la sécurité militaire — d’où l’idée que la région pourrait en être isolée. Il a existé pendant un temps des réunions entre les chefs des forces armées des États arctiques, mais l’annexion de la Crimée en 2014 y mit un point d’arrêt. En 2021, la Russie avait évoqué la possibilité de reprendre les discussions, mais les autres États n’avaient pas donné suite. Au total, la coopération régionale s’est solidifiée justement parce que les enjeux de sécurité étaient exclus : elle se structure plutôt autour d’enjeux qui nécessitent une coopération circumpolaire, dont la gestion en collaboration est mutuellement bénéfique. Il y a quelques jours encore, Nikolay Korchunov, qui assure la présidence actuelle du Conseil de l’Arctique réaffirmait d’ailleurs que la Russie demeurait convaincue « qu’il n’y a pas de problèmes dans le Grand Nord qui ne nécessite une solution militaire ». Il est vrai que l’on peut souligner un mouvement récent de remilitarisation de l’Arctique, notamment dans l’Arctique russe, qui pourrait contraster avec ces déclarations, alors que des exercices réguliers sont également conduits dans la région. Ces exercices doivent aussi servir de rappel régulier quant à l’importance d’avoir des canaux de communications fonctionnels pour limiter le risque de mauvaise compréhension ou interprétation de leurs objectifs, et ainsi limiter le risque d’escalade.
Une coopération désormais rattrapée par la géopolitique ?
Ce modèle de coopération se construit progressivement depuis la fin de la guerre froide et s’il a connu des hauts et des bas — notamment après l’annexion de la Crimée — c’est la première fois que la diplomatie est totalement à l’arrêt dans la région. Cette pause nécessaire est un signal fort d’un désaccord majeur vis-à-vis de la violation du droit international — alors que ce sont justement ces principes de droit international qui sous-tendent la coopération régionale.
On peut dans un premier temps soulever une nuance importante : les liens de coopération sont suspendus, et non rompus. Ce sont d’abord les échéances les plus proches qui ont été ajournées : une réunion du Conseil de l’Arctique et du Conseil économique de l’Arctique était prévue à Saint-Pétersbourg et en l’état actuel des choses, il n’était pas envisageable qu’elle se tienne. De son côté, l’IASC a également précisé que des décisions seraient éventuellement prises ultérieurement. L’immédiateté des enjeux de sécurité traditionnelle implique qu’ils prennent le pas sur les autres, mais la rupture n’est pas encore complète et il semble trop tôt pour affirmer le contraire. L’annonce du Conseil à propos de la reprise des activités n’impliquant pas la participation de la Russie semble abonder en ce sens : pour l’instant, il n’est pas question d’une exclusion formelle de la Fédération russe.
Sans surprise, du côté des réactions russes, Nikolay Korchunov qualifiait la décision de suspendre les travaux du Conseil de regrettable. Mais deux éléments peuvent être relevés dans ses déclarations. D’abord, l’ambassadeur souligne que la Russie n’a « pas d’alternative » au développement de son Arctique — et la région est en effet une priorité stratégique du développement économique national. À ce titre, on peut souligner que de maintenir l’Arctique comme une zone de paix semble demeurer une priorité pour la Russie, qui n’aurait aucun avantage à voir le développement économique de sa façade arctique obéré par un conflit armé. Le pays a ainsi annoncé qu’il poursuivrait son agenda de développement économique — une priorité déjà affichée dans sa feuille de route, publiée au moment de prendre la présidence du Conseil.
Korchunov met aussi en avant qu’« un gel temporaire de l’activité du Conseil “conduirait inévitablement à une accumulation de risques et défis pour la sécurité élargie dans la région” ». De fait, c’est là un nœud majeur du problème. La sécurité en Arctique est généralement entendue selon une acception très large, ne se limitant pas aux seuls enjeux de sécurité traditionnelle mais englobant des enjeux environnementaux, sociaux, économiques ou humains. Ainsi, de nombreux enjeux dont traite le Conseil de l’Arctique sont des enjeux transnationaux par nature, au premier rang desquels on retrouve les enjeux environnementaux. La coopération sur ces questions est essentielle dans la mesure où une approche limitée par des frontières artificielles n’est ni pertinente ni efficace. Or, ce sont au premier chef ces enjeux qui pâtiraient d’une rupture dans le modèle de coopération arctique. Si une suspension temporaire de la coopération apparaît comme essentielle dans une optique de signal fort, la question est donc désormais celle des modalités d’un éventuel retour du dialogue régional sur ces questions — retour dont la possibilité n’est pour le moment pas encore totalement écartée.
Quelle coopération arctique sans l’Arctique russe ?
À cette « force des liens faibles », ainsi qu’à l’importance de ces enjeux de sécurité élargis dans le dialogue régional s’ajoute une dimension incontournable : la géographie. Un rapide coup d’œil sur une carte de l’Arctique permet de se rendre compte que l’Arctique russe représente environ la moitié de la région circumpolaire et tout format de coopération qui l’exclut perd sa dimension arctique à proprement parler. C’est une question très largement soulevée dans les réactions publiées par les organisations autochtones notamment. Dans le communiqué publié par la section russe du Conseil Sami, on peut ainsi lire que les Sami « sont un seul peuple qui vit sans tenir compte des frontières des États » et qu’« aujourd’hui, plus que jamais, le peuple Sami de Russie a besoin d’un soutien international pour poursuivre la coopération entre les Sami des quatre pays ». Le communiqué publié par le Conseil Circumpolaire Inuit [ICC] insiste également sur l’importance de la dimension circumpolaire de la coopération qui ne peut se limiter aux frontières nationales : « L’ICC a émergé de la guerre froide en tant que voix unificatrice des Inuit à travers notre territoire : l’Inuit Nunaat. Nous avons travaillé dur pour que nos sœurs et frères de Chukotka puissent se joindre à nous en 1992 ». La coopération régionale ne peut se prétendre arctique si elle n’a pas une dimension circumpolaire; elle doit aussi veiller à toujours maintenir une possibilité de dialogue pour les populations autochtones.
Considérations politiques
- Dans le Cadre Stratégique pour l’Arctique et le Nord du Canada, les populations autochtones ont été directement intégrées dans le processus de rédaction de cette politique. Le procédé avait été mis en avant comme le nouveau « gold standard » de la politique arctique par la présidente de l’ICC, la Dre. Dalee Sambo Dorough. Fort de ce leadership, le Canada devrait continuer à œuvrer pour que les populations autochtones continuent d’avoir une voix sur la scène arctique pendant cette pause de la coopération régionale. Le Conseil de l’Arctique est la seule institution régionale où les populations autochtones ont une voix à part entière par l’entremise du statut de participant permanent. Malgré la pause du Conseil de l’Arctique, il est crucial que leur voix continue d’être à la fois entendue et prise en compte, en leur laissant la possibilité d’être inclus dans d’éventuelles futures déclarations communes. La mise sur pause du Conseil de l’Arctique ne saurait leur ôter leur position de participant permanent dont la voix doit être prise en compte pour toute décision prise sur la base du consensus.
- L’immédiateté des enjeux de sécurité traditionnelle ne doit pas totalement occulter l’ampleur des enjeux climatiques auxquels nous faisons face. La recherche scientifique est au cœur de la compréhension et de la lutte contre les changements climatiques. Or la recherche arctique est cruciale à cet égard, alors que la région est aux avant-postes des changements en cours et à venir. Il est primordial de trouver un moyen de continuer à faire de la recherche dans l’Arctique russe. Certaines voix s’élèvent pour souligner que poursuivre la coopération scientifique avec la Russie équivaudrait à leur concéder une victoire diplomatique. Certains recteurs d’universités russes auraient également signé une déclaration proguerre sans équivoque, rendant la coopération d’autant plus difficile à envisager. Malgré tout, l’ampleur des enjeux climatiques fait que la question ne peut pas être mise sous le tapis. Il apparaît donc essentiel de trouver le moyen de ne pas perdre de vue cet enjeu déterminant tout en maintenant une posture ferme vis-à-vis de la Russie. La coopération scientifique ne saurait être tout simplement mise à l’arrêt. La reprise de projets, notamment ceux déjà financés et entamés, n’impliquant pas de données sensibles, devrait faire l’objet d’une priorité. Cela présenterait l’avantage par ailleurs de garder un canal de discussion ouvert. Les coopérations scientifiques via relations personnelles sans passer par des institutions russes pourraient être priorisées de manière à conserver des liens existants, qui pourront servir de base à une reprise ultérieure de la coopération, quand les conditions d’un retour à des liens diplomatiques traditionnels auront pu être réunies.
- Ultimement, le retour à un fonctionnement régulier du Conseil de l’Arctique devrait être priorisé dès que possible — même autour d’enjeux circonscrits. Le succès de son modèle repose entre autres sur sa capacité à avoir établi un dialogue véritablement régional : c’est ce qui lui a permis de s’imposer comme le forum de discussion incontournable. Une pause trop longue voire une exclusion formelle de la Russie fermerait la porte à ce dialogue régional tout en l’ouvrant potentiellement à d’autres partenariats pour la Russie — qui pourraient finir par poser des problèmes stratégiques. L’importance de garder un canal de discussion avec ce partenaire arctique ne doit pas être sous-estimée.
- La mise sur pause de la coopération régionale pourrait aussi servir de rappel au Canada qui devrait viser à résoudre par la voie diplomatique ses différents frontaliers. La récente résolution de la frontière avec le Danemark et le Groenland concernant l’île de Tartupaluk (île de Hans) est un signal fort pour la stabilité de la région alors qu’une situation pacifiée cimente la stabilité régionale. Dans la continuité de la déclaration d’Ilulissat et l’engagement pris en faveur du respect du droit international et notamment de la Convention des Nations Unies pour le Droit de la Mer, il apparaît déterminant de veiller à garder une approche pacifiée et diplomatique apaisée dans la gestion d’éventuelles dissensions concernant les demandes de plateaux continentaux étendus qui sont présentement à l’étude. Trois demandes se chevauchent en Arctique, déposées par le Canada, la Russie et le Danemark pour le Groenland et les conclusions de la Commission pour les Limites des Plateaux Continentaux de l’ONU sont en attente. Puisque le rôle de cette commission est consultatif et qu’il appartient par la suite aux États de négocier sur la base de ses conclusions, il est de la responsabilité des États de garder une approche diplomatique et pacifiée pour les discussions à venir, afin de contribuer à la stabilité régionale. Les considérations techniques et scientifiques, à la source des conclusions à rendre par la commission, devront bien être considérées comme la base nécessaire des négociations à venir, au-delà d’enjeux politiques ou symboliques — alors que les trois demandes se chevauchent notamment au niveau si emblématique du pôle Nord géographique.
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