Chypre, une île divisée
« La paix n’est pas l’absence de guerre, c’est une vertu, un état d’esprit, une volonté de bienveillance, de confiance, de justice. » Cette citation de Spinoza permet de mettre en évidence la situation chypriote, bloquée entre guerre et paix. État insulaire de Méditerranée orientale et ancienne colonie britannique, Chypre est indépendante depuis la signature du traité de Garantie de la Constitution du 16 août 1960, qui confie la stabilité politique de l’île à trois parties : le Royaume-Uni, la Grèce et la Turquie. Cependant, la sortie du joug britannique n’annonce pas l’avènement de la paix sur l’île ; certains milieux nationalistes grecs portent l’Énosis – « union » en grec – et souhaitent le rattachement de l’île à la Grèce. En 1964, de violents affrontements ethniques entre chypriotes-grecs et chypriotes-turcs aboutissent à la mise en place de la Force des Nations unies chargée du maintien de la paix à Chypre (FNUCHYP). Les deux communautés sont alors physiquement séparées par une zone tampon démilitarisée et administrée par la FNUCHYP. À l’été 1974, le Président Makarios III, dont le mandat s’appliquait de jure à la totalité de l’île, exprime le souhait de voir les officiers grecs quitter la Garde nationale chypriote. En réaction, une partie de ces derniers, aidée par l’EOKA B, un groupe paramilitaire chypriote-grec, et par la dictature des colonels d’Athènes, entame une tentative de coup d’État à Chypre. Le 20 juillet, la Turquie lance une intervention militaire dans le Nord de l’île, justifiant son action sur la base de l’article IV du traité de Garantie, qui dispose que « Dans la mesure où une action commune ou concertée ne s’avérerait pas possible, chacune des trois Puissances garantes se réserve le droit d’agir dans le but exclusif du rétablissement de l’ordre créé par le présent Traité. » La chute du pouvoir athénien, déjà affaibli quand émerge la crise chypriote, condamne le coup d’État à l’échec. La Turquie réagit en manifestant son refus de quitter le territoire pourtant désormais libéré. L’intervention s’est alors muée en occupation : 37% du territoire de jure administré par Nicosie s’est retrouvé de facto sous autorité turque, avant la proclamation de la « République Turque de Chypre du Nord » (« RTCN ») en novembre 1983. À ce morcellement du territoire chypriote s’ajoutent les bases militaires souveraines britanniques de Dhekelia et d’Akrotiri, installées depuis 1959 et considérées, par Nicosie, comme une autre forme d’occupation. Il reste que cette division territoriale n’a pas empêché l’accès de Chypre à l’Union européenne (UE), dont le pays est devenu un État-membre en 2004.
Depuis, quarante années ont passé. Si l’île n’est plus en guerre, la paix n’y est pourtant pas assurée : premièrement, celle-ci n’existe concomitamment à aucune échelle (locale, régionale, nationale, internationale) ; deuxièmement, la prévention des conflits n’est que partiellement réalisée (les récents heurts autour du projet illégal de construction routière à Pyla en sont un exemple) ; troisièmement, la paix acquise ne convient à aucune des parties en présence, chypriotes-grecs et chypriotes-turcs estimant être lésés par la situation. L’île est donc gelée dans un espace interstitiel entre guerre et paix. Dans ce cadre, les récents contacts diplomatiques de la « RTCN » remettent en cause cet immobilisme, notamment en mettant en exergue un possible rapprochement entre les autorités d’occupation et le Kremlin, le tout sous contrôle turc.
L’isolement de plus en plus relatif de la « RTCN »
Si Ankara avait immédiatement reconnu la « RTCN » comme souveraine, une telle proclamation d’indépendance n’avait pas fait l’unanimité dans le monde turcique. Par exemple, le Parlement de la République autonome du Nakhitchevan, enclave azerbaïdjanaise entre l’Arménie, la Turquie et l’Iran, avait immédiatement reconnu la souveraineté de la « RTCN » mais Bakou ne s’était pas aligné sur cette position. Ainsi, la « RTCN » n’avait pas été incluse dans l’Organisation des États turciques (OET), fondée en 2009 par l’Azerbaïdjan à Nakhitchevan. Malgré l’apparition de voix divergentes issues du monde musulman (Bangladesh, Malaisie, Pakistan et Somalie) lors de l’adoption de la résolution 541 du 18 novembre 1983 demandant « à tous les États de ne pas reconnaitre d’autre État chypriote que la République de Chypre », le seul lien diplomatique durable de la « RTCN » était, jusqu’à présent, établi avec Ankara.
Cependant, l’actuel réchauffement des relations entre la « RTCN » et l’Azerbaïdjan d’Aliyev – allié circonstanciel de la Turquie d’Erdoğan – renforce les discours opposés à un règlement durable de la question chypriote sur la base d’un État fédéral, qui est la position adoptée par l’Organisation des Nations Unies (ONU). L’actuel « dirigeant » chypriote-turc, Ersin Tatar, nationaliste et conservateur, est fermement attaché à une solution à deux États pour Chypre. Ce dernier est plus largement vassalisé et aligné sur toutes les positions internationales de Recep Tayyip Erdoğan. Il est donc une tête de pont pour l’exploitation gazière turque en Méditerranée orientale. Suivant Ankara, Tatar est ainsi pleinement impliqué dans le processus de consolidation des liens diplomatiques avec Bakou. Celui-ci s’illustre par la volonté turque et azerbaïdjanaise de renforcer la présence chypriote-turque au sein d’organismes de coopération, qu’ils soient régionaux (OET) ou internationaux (Organisation de la coopération islamique). À cet égard, les déclarations du Président azerbaïdjanais Ilham Aliyev lors des « consultations politiques multilatérales » menées à Istanbul début octobre en vue du 10e sommet de l’OET, affirmant que le drapeau de la « RTCN » flotterait lors des événements qui se tiendront en Azerbaïdjan, sont un indicateur puissant du renforcement de cette relation.
Ce développement diplomatique accompagne la fin d’un certain équilibre des forces dans la région. Celui-ci s’était installé entre l’Arménie, Chypre et la Grèce d’une part et la Turquie, l’Azerbaïdjan et la « RTCN » de l’autre ; un jeu de menaces mutuelles régnait entre les parties entre présence, dont une des clés de voûte était la menace de reconnaissance de la République d’Artsakh face à celle de la « RTCN ». Or, cette logique a été rompue par Bakou avec son offensive contre les positions séparatistes arméniennes dans le Haut-Karabagh le 19 septembre 2023. Bien que le Parlement chypriote ait, à l’unanimité, condamné cette opération militaire, celle-ci a démontré que la menace de reconnaître les territoires sécessionnistes arméniens n’intimidait plus Aliyev-fils, décidé à venger son père, forcé d’accepter le cessez-le-feu du 16 mai 1994 entérinant la victoire arménienne dans la première guerre du Haut-Karabagh.
Tout semble désormais indiquer une reconnaissance prochaine de la « RTCN » par Bakou. Le pouvoir chypriote-turc s’en félicite (son « ministre » des Affaires étrangères soulignant que le « processus de reconnaissance » du régime a débuté). Moscou pourrait alors voir dans cette séquence de reconfiguration géopolitique une opportunité d’intensifier sa présence méditerranéenne, tout en déstabilisant le camp occidental.
Le jeu russe en Méditerranée orientale
Au cœur de la Méditerranée orientale, Chypre constitue autant un point d’observation qu’une porte d’entrée sur le Proche et le Moyen-Orient, dont le Kremlin a depuis longtemps reconnu l’importance stratégique.
La base logistique de la Marine russe à Tartous, en Syrie (à moins de 110 miles nautiques de côtes chypriotes) constitue l’héritage matériel contemporain de la volonté russe d’assurer un contrôle de ses intérêts économiques en Méditerranée orientale. En la matière, le développement d’une politique d’influence majeure dans la région est un enjeu central. Si la base doctrinale de cette dernière n’est pas nouvelle, ses moyens de déploiement le sont : l’implication russe en Syrie a montré la volonté du Kremlin d’interagir et de s’impliquer dans un conflit non-frontalier. Cette politique a également été déployée en Libye et amenait Moscou à interagir avec Ankara. Alliant affrontement et coopération, cette relation s’établissait dans les espaces laissés vides par le camp occidental et est également à étudier à l’aune de l’entente ad hoc entre les pouvoirs russes et iraniens.
Parallèlement à ces deux théâtres d’opération, la Russie a continué de développer son influence à Chypre, principalement par les champs militaires et économiques. La Garde nationale chypriote est ainsi historiquement dotée de matériels russes (T-80, BMP-3, S-300…). Parallèlement, la signature d’un accord de coopération en matière de défense en 2015 a accru la coopération entre les forces armées des deux pays. Le texte ouvrait notamment les ports chypriotes aux navires russes, alors aux portes du théâtre syrien.
Sur le plan économique, la mise en place d’un programme de « citoyenneté par l’investissement » a grandement participé à l’attraction d’investisseurs russes sur l’île. Celui-ci permettait à tout individu investissant un minimum de deux millions d’euros dans le secteur immobilier d’obtenir la citoyenneté chypriote. Si une telle démarche a été dénoncée et attaquée par la Commission européenne, elle a permis à de nombreux hommes d’affaires russes (près de 3 000) d’obtenir un « passeport doré », rapportant environ sept milliards d’euros d’investissements au secteur bancaire chypriote. À l’échelle macroéconomique, en 2018, 33% du total des stocks d’investissements directs à l’étranger (IDE) entrants en Russie venaient de Chypre ; en miroir, la même année, 40% du total des stocks d’IDE russes à l’étranger étaient basés à Chypre, représentant une somme de 189 milliards de dollars.
Cependant, le 24 février 2022 a marqué un tournant dans la relation entre les deux pays. Nicosie s’est détourné de son partenaire historique, au profit de Bruxelles et de Washington. À cet égard, l’ambiguïté de certains États d’Europe orientale et du Moyen-Orient – condamnant l’invasion russe de l’Ukraine sans toutefois imposer de sanctions économiques au Kremlin – ne prévaut pas à Chypre. Le gouvernement est résolument engagé à assainir son image financière et à se tenir « du bon côté de l’Histoire ». Le Président chypriote Nikos Christodoulides, fervent europhile, affirmait encore récemment que « Les relations avec la Fédération de Russie sont déterminées dans le cadre de notre statut d’État membre de l’UE. Il y a une invasion russe illégale de l’Ukraine, comme ce fut le cas à Chypre en 1974. » Le délitement de cette relation russo-chypriote, couplé à la gestation diplomatique de la « RTCN », pourrait pousser Moscou à envisager de plus en plus sérieusement de revenir sur sa position vis-à-vis de la question chypriote.
Enjeux d’une reconnaissance russe de la « RTCN »
Sur le plan politique, le pouvoir russe pourrait profiter de cet espace juridique européen gelé pour déstabiliser une région qui est une « composante de l’architecture de sécurité européenne ». Les conséquences s’inscriraient notamment dans la perturbation de la légitimité européenne et atlantiste acquise auprès de Nicosie. Sur le plan opérationnel, une telle reconnaissance n’entraînerait toutefois pas de conséquences majeures : avec la base navale de Tartous, les navires russes sont déjà de proches voisins des opérations occidentales Noble Shield (Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN)) et EUNAVFOR MED (UE) et de la VIème flotte américaine. Il reste que le bastion russe s’étendrait alors du canal de Syrie vers le Nord et le Nord-Ouest de Chypre.
Sur le plan stratégique, un grave coup serait porté à l’indécision européenne vis-à-vis de Chypre, Bruxelles n’apportant qu’un soutien timide à la résolution de l’occupation de plus d’un tiers du territoire souverain d’un de ses États-membres par une puissance étrangère. Si l’exercice diplomatique du Président Christodoulides à New-York à l’occasion de la 78ème Assemblée générale des Nations Unies lui a permis d’échanger avec le Président du Conseil européen et la Présidente de la Commission européenne, la question chypriote n’est toujours pas mise à l’agenda politique européen : dans son discours de rentrée du 13 septembre sur « l’état de l’Union », Ursula Von der Leyen ne fait aucune mention de l’île, ni de la nécessité de résoudre le problème chypriote. À l’égard de Chypre, l’apathie géopolitique européenne est donc ancrée. Mais à ne pas s’impliquer dans la résolution du problème chypriote, l’UE prend le risque de se trouver placée devant un fait accompli, piégée moralement et politiquement.
Des signaux faibles, diffusés par le « pouvoir » chypriote-turc sur commande d’Ankara, indiquent les débuts d’un rapprochement diplomatique entre la Russie et la « RTCN », avec notamment un projet de mise en place d’un bureau consulaire en territoire occupé et de vols à destination de la Russie. Alors que le Président turc se trouvait début septembre à Sotchi, cette question diplomatique a été abordée. Erdoğan a ainsi annoncé que le pouvoir turc « se réjouissait que la Russie ouvre un bureau en « RTCN » ». Si cette dernière a tout de suite souligné que l’ouverture d’une telle représentation consulaire n’entraînerait pas de reconnaissance immédiate du gouvernement chypriote-turc par Moscou, le projet est révélateur du tournant progressif qu’opère la Russie sur l’île.
Limites de l’action de Moscou en « RTCN » face à une Europe perdante dans tous les cas
Bien que la reconnaissance de gouvernements sécessionnistes soit habituelle pour Moscou, une telle initiative comporte un risque majeur pour le Kremlin : conduire les États-Unis à accroître leur présence militaire sur l’île, déjà importante. Car bien décidé à combler l’espace laissé vide par la détérioration de la relation russo-chypriote, Washington est devenu un partenaire majeur de Nicosie. Sous l’impulsion des sénateurs américains Bob Menendez, alors Président de la Commission des affaires étrangères du Sénat, et Marco Rubio, le Congrès a adopté en 2019 le Eastern Mediterranean Security and Energy Partnership Act, qui levait, pour un an, l’embargo sur les armes à Chypre en vigueur depuis 35 ans. Le Sénat étudie même la possibilité de mettre fin au principe d’annualité, à la faveur d’un renouvellement tous les trois ans, afin de renforcer de manière durable le partenariat stratégique américain et d’écarter définitivement l’acteur russe de la scène chypriote.
Par ailleurs, tous les États turciques ne partagent pas la vision de Bakou ou d’Ankara. Le Kazakhstan soutient en effet le gouvernement chypriote et est favorable à la recherche d’une solution à la question chypriote « conformément à la Charte de l’ONU et aux résolutions pertinentes du Conseil de sécurité » Mais cette position n’est pas majoritaire. Le site de l’OET, où la « RTCN » est un membre observateur depuis 2022, présente cette dernière de manière caricaturale, dans un mélange approximatif entre les données géographiques relatives à la République de Chypre et à celles de la « RTCN » et va même jusqu’à affirmer que l’un des « pays voisins de Chypre » est… « l’administration chypriote grecque ».
Conclusion : le potentiel jeu turc
Indéniablement, la « République Turque de Chypre du Nord » cherche à sortir de son isolement afin d’accéder au statut d’État souverain à part entière. Parallèlement, l’offensive éclair de Bakou dans le Haut-Karabagh a renversé l’équilibre des forces qui s’était établi vis-à-vis de Chypre, en démontrant que les menaces helléniques de reconnaissance de la République d’Artsakh n’effrayaient plus Aliyev. Parallèlement, l’effort azerbaïdjanais d’inclure la « RTCN » dans des organismes de coopération régionale et internationale (OET, OCI) semble indiquer une reconnaissance prochaine du régime d’occupation chypriote-turc. Cette séquence pourrait servir les intérêts russes, au détriment de l’ONU, de l’UE et de l’OTAN. Le Kremlin pourrait donc s’impliquer dans ce tournant stratégique : ses bâtiments de combat feraient alors escale dans des ports de jure dans le territoire de l’Union, mettant en exergue le camouflet politique et moral de l’Europe sur la question chypriote.
Il reste qu’à Chypre, rien ne se fera sans l’accord d’Ankara, en position de force dans ce contexte. Si une forme de panturquisme peut évidemment être observée, cette « unité dans la langue » est pour le moment ralentie par la position du pouvoir turc, qui préfère entretenir le brouillard qui règne autour de Chypre, afin de garantir la pérennité de ses intérêts dans cet espace juridique flou. De plus, militairement, la Turquie n’a aucun intérêt à voir des soldats russes dans les territoires occupés. Enfin, le facteur religieux, qui explique en partie le rapprochement russo-chypriote via l’église orthodoxe, pourrait freiner l’intégration russe en « RTCN » si Moscou venait à reconnaître cette dernière. Toujours est-il que, dans le cas en présence, la réelle menace pour le camp européen ne vient pas de Moscou mais bien d’Ankara. L’intérêt d’Erdoğan est en effet de continuer à faire peser une menace : celle de la reconnaissance internationale de la « RTCN ».
En s’appuyant sur son statut de puissance garante et membre de l’OTAN, la Turquie place ses pions sur l’île, petit à petit. Tout l’enjeu réside donc dans la potentialité de cette reconnaissance de la « RTCN », ce dont Erdoğan a bien conscience. Instrumentalisée, cette menace sert la rhétorique turque : en soulignant l’expansion territoriale de l’OTAN par l’intégration pure et simple de la « RTCN » dans les frontières turques afin de contrer une hypothétique menace russe, Ankara pourrait trouver des relais au sein de l’Alliance. Ce scénario mettrait fin à l’entre-deux chypriote actuel et assurerait, à la partie turque, d’obtenir ce qu’elle cherche à Chypre : son expansion territoriale et un accès pérenne aux ressources gazières en Méditerranée orientale. Il apparaît donc nécessaire de dénoncer cette manœuvre, afin qu’européens et atlantistes ne se retrouvent pas piégés à Chypre.
Les commentaires sont fermés.