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Le comportement belliciste et révisionniste russe en Ukraine interroge sur ses positions en Arctique, compte tenu de l’importance stratégique de la région pour la Russie. Moscou y détient la frontière maritime la plus longue du monde et y a déployé ses capacités nucléaires dans la péninsule de Kola, conférant à la région un rôle primordial dans les capacités de dissuasion russes. D’un point de vue tactique, les exercices « Kavkaz-2012 », « Zapad-2013 » et « Kavkaz-2016 » ont révélé que malgré la faible probabilité d’un conflit en Arctique, la Russie pourrait y ouvrir un front dans l’éventualité d’un conflit régional ailleurs dans le monde. Les objectifs stratégiques de la Russie demeurent toutefois essentiellement défensifs : maintenir son statut de principale puissance arctique, préserver une capacité de dissuasion forte et crédible, ainsi que protéger ses intérêts économiques dans la région.
Pourtant, l’une des conséquences les plus délétères pour la Russie de son invasion de l’Ukraine réside dans l’intensification d’un sentiment d’encerclement avec l’éventuelle adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN. La présence de l’OTAN sera certainement renforcée en Arctique et viendra affaiblir la domination de Moscou dans cette région. Cette nouvelle donne stratégique pourrait pousser la Russie à agir de manière imprévisible et belliciste. Pour éviter ce scénario, il est dans l’intérêt des alliés de renforcer leur capacité de dissuasion et de réassurance dans la région afin d’éviter le pire.
Dans ce contexte, il est nécessaire de réfléchir aux besoins d’adaptation de la posture canadienne en Arctique – qui présente d’importantes vulnérabilités – et d’interroger la stratégie multilatérale du Canada dans la région. C’est dans cette perspective que le Réseau d’analyse stratégique a mené une série d’entretiens et organisé une table-ronde avec des experts et praticiens afin d’analyser les vulnérabilités du Canada en Arctique, ainsi que les perspectives de coopération sécuritaire dans la région dans un environnement stratégique incertain et instable. Ce rapport présente la synthèse de ces démarches.[1]
Quelles menaces dans l’Arctique canadien ?
Le Canada fait face à quatre types de menaces dans son espace arctique : la crise climatique qui entraine de graves conséquences pour la sécurité humaine des populations locales ; la posture juridique canadienne sur le passage du Nord-Ouest non reconnue internationalement ; les opérations de déstabilisation dites hybrides de pays tiers dans la région ; le manque de capacités canadiennes permettant d’assurer la surveillance et le contrôle de son espace aérien et maritime.
La région de l’Arctique subit un réchauffement climatique trois fois plus rapide que la moyenne mondiale. Le manque d’infrastructure canadienne dans la région et l’effort mitigé de la communauté internationale pour contrôler le réchauffement climatique menacent actuellement les populations nordiques du Canada en dégradant progressivement leurs conditions de vie. Le rapport de l’Observatoire de la politique et la sécurité de l’Arctique (OPSA) démontrait que la crise climatique et le manque d’infrastructures en 2022 ont occasionné une aggravation de la sécurité alimentaire, économique, environnementale, sanitaire, personnelle et politique en Arctique canadien. La modification des écosystèmes liés notamment au dégel du pergélisol impacte fortement l’indépendance alimentaire dans la région, mais provoque également la dégradation des infrastructures déjà peu développées, l’érosion côtière et la raréfaction de l’eau potable. L’acuité de la menace environnementale fait consensus parmi les experts et le manque de projets fédéraux permettant une prise en charge et une gestion efficace de ces défis accroît la vulnérabilité du Canada dans son espace arctique. De plus, le réchauffement climatique permet une augmentation des activités touristiques, commerciales et plus largement la présence d’acteurs privés qui ne détiennent pas une bonne connaissance de la région et peuvent contribuer à la fragilisation des écosystèmes.
Si le réchauffement climatique ne peut être géré qu’à l’échelle du globe, le Canada doit rapidement remédier à ses failles structurelles, car elles pourraient renforcer des clivages sociaux et exacerber une frustration sociale. En effet, ce genre de contexte social facilite l’ingérence de divers acteurs étatiques, comme la Russie ou la Chine, qui recourent à des opérations hybrides (notamment à caractère informationnel). Si les pays arctiques n’ont jusqu’à présent notifié aucune opération de désinformation relative à l’Arctique, l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN aura un potentiel impact sur le cadrage russe de la région, ce qui pourrait provoquer une augmentation des campagnes de désinformation.
Parallèlement, la projection d’une activité commerciale plus forte en Arctique en raison de la fonte accélérée des glaces renforce la nécessité pour le gouvernement canadien de maintenir sa posture juridique sur le passage nord-ouest (PNO). Bien que ni la Russie ni la Chine n’aient encore remis en question les revendications canadiennes sur le PNO, le bouleversement géostratégique qu’a provoqué l’invasion de l’Ukraine en 2022 confirme l’intérêt canadien de préserver sa posture sur le détroit. Revendiquer la souveraineté du Canada sur le PNO vise à contrôler de manière non discriminatoire la navigation dans un environnement fragile. Si des alliés comme le Japon ou la Corée du Sud reconnaissent les aspirations canadiennes sur le PNO, Ottawa est encore confronté au refus de son proche allié américain et, dans une moindre mesure, de ses alliés européens. Washington refuse de créer un précédent sur les passages maritimes, mais il reste primordial pour le Canada d’obtenir le soutien des États-Unis sur ce dossier afin d’écarter définitivement le risque que le PNO devienne juridiquement un détroit maritime international.
Si la menace climatique et les risques qui en découlent font consensus parmi les experts, l’acuité des menaces conventionnelles dans l’espace arctique canadien fait débat. Pour certains, la menace conventionnelle est à écarter en raison de la géographie de l’Arctique canadien (les grandes distances et le climat difficile réduisant les probabilités d’une offensive réussie d’un pays tiers), mais aussi car la Russie et la Chine n’ont jusqu’à ce jour formulé aucun intérêt stratégique pour l’Arctique canadien. Dans cette perspective, un conflit au nord du pays est peu probable.
Pour d’autres, le manque d’investissements canadiens en Arctique crée des risques importants pour la sécurité nationale. Le Canada demeure aux prises avec des lacunes importantes en termes de surveillance et de détection des menaces conventionnelles et hybrides dans la région. Si les discours politiques ont contribué à la sécuritisation de la région, les vulnérabilités stratégiques persistantes pourraient à terme miner la crédibilité du Canada auprès de ses alliés et rendre sa dissuasion inefficace face à ses rivaux. D’autre part, ce manque de résilience et de capacités favorise le développement de menaces hybrides en raison du traditionnel problème d’attribution propre à la nature de ces menaces. En effet, même s’il est difficile de communiquer au public l’acuité des opérations de déstabilisation en raison de leur caractère sensible, celles-ci sont remarquées dans la région et le Canada doit élaborer des mécanismes efficaces permettant de les contrer par souci de sécurité et de souveraineté.
Les alliés européens en Arctique
La dégradation sécuritaire en Arctique depuis l’annexion de la Crimée par la Russie et a entrainé un renforcement des postures norvégienne, suédoise, danoise et finlandaise dans la région. La guerre d’Ukraine n’entraîne donc pas une rupture fondamentale dans leurs positions en Arctique, à l’exception des demandes d’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN. Cependant, la mise en veilleuse de la coopération circumpolaire, en raison de la suspension des travaux réguliers du Conseil de l’Arctique, crée de l’incertitude en matière de gouvernance, de sécurité et de coopération.
Depuis 2014, la Russie est explicitement identifiée comme une menace dans les stratégies arctiques des pays nordiques. Cela dit, si en termes de dissuasion, les dynamiques d’acquisition et de modernisation militaires poursuivent les stratégies élaborées avant février 2022, mais subissent depuis le déclenchement de la « deuxième guerre » russo-ukrainienne une relative accélération. La tendance à la hausse des budgets militaires et des investissements dans les capacités arctiques apparaît dès 2014 et s’intensifie. Depuis février 2022, la Norvège a augmenté de 7,3 % son budget de défense pour 2023 et a annoncé un investissement matériel d’environ 500 millions de dollars. Les effectifs des forces armées au Finmark et sur la base navale de Ramsund seront renforcés et des fonds seront mis en place pour renforcer les forces armées dans le Nord afin d’entreprendre une modernisation d’envergure. En effet, Oslo veut que ce nouveau budget de défense donne la priorité au Nord afin de préparer le pays à l’éventualité d’un conflit direct avec la Russie.
Le Danemark a quant à lui mis fin à sa clause de dérogation au sein de l’UE relative à la PSDC (Politique de Sécurité et de Défense Commune) afin de renforcer sa coopération sécuritaire avec ses alliés européens. Il a par ailleurs rappelé encore récemment que l’Arctique reste la plus importante priorité sécuritaire du pays. En mai 2022, le Royaume du Danemark et le Groenland ont mis en place un accord permettant de développer les programmes d’éducation militaire, d’augmenter les effectifs des forces armées et d’établir un poste de surveillance muni de radars aériens sur les îles Faroe. Le projet est estimé à 13 millions de dollars.
La Finlande annonce dès 2014 sa volonté de se remilitariser face au comportement belliciste russe. En 2020, une augmentation de 54% de son budget de défense est effectuée et le pays démontre depuis une volonté continue de renforcer ses capacités de dissuasion en Arctique. Cependant, la guerre en Ukraine bouleverse fortement sa perception de la menace dans le Grand Nord. Effectivement, son rapport d’octobre 2022 sur l’Arctique annule sa stratégie de 2021 et signale un changement géopolitique dramatique dans la région. La Finlande accélère son processus de remilitarisation et renforce ses alliances militaires. En novembre 2022, la Finlande se munit de 80 missiles de précision américain pour une valeur d’environ 323 millions de dollars américains et fait une déclaration d’intention avec la Norvège et la Suède pour renforcer leur coopération dans le Grand Nord. Après l’exercice Cold Response de mars 2022, le pays annonce pour 2023 89 exercices militaires internationaux pour développer la coordination sécuritaire avec ses alliés dans le Grand Nord. Fin 2022, Helsinki annonce une hausse de son budget de défense pour 2023 de 20%, ce qui représenterait 2,25% du PIB de la Finlande.
La Suède suit la même dynamique de remilitarisation depuis 2014. Le pays poursuit son programme Total Defence 2021-2025 établi en 2017 visant à préparer la Suède à l’éventualité d’une guerre. Sa demande d’adhésion à l’OTAN l’amène de fait à accélérer le processus de remilitarisation et de modernisation de ses forces armées. Si la Suède détient un intérêt sécuritaire traditionnel dans l’Arctique, son nouveau gouvernement déclare en décembre 2022 qu’il misera sur le développement de drones et de satellites afin d’obtenir des capacités de surveillance plus développées (en Arctique et ailleurs). En effet, le Premier ministre Kristersson a déclaré que la guerre en Ukraine avait confirmé la nécessité de développer des capacités permettant d’avoir une meilleure connaissance des intentions russes (en Arctique et ailleurs). Son budget de défense suit les mêmes tendances que ses voisins européens, alors qu’il était d’environ 5 milliards USD en 2021, celui de 2023 est annoncé à environ 9 milliards USD.
Le renforcement de la posture de défense arctique de ces quatre pays mise sur l’augmentation des capacités d’ISR (Intelligence, Surveillance and Reconnaissance), l’interopérabilité interalliée et la modernisation des équipements afin de protéger leurs infrastructures critiques en mer Baltique et de Barents, et plus largement de renforcer leur souveraineté dans la région. Ceci soulève des pistes de réflexion qu’Ottawa pourrait emprunter afin d’accélérer ses investissements militaires et réfléchir aux opportunités de développements conjoints de capacités, de manière à réduire ses vulnérabilités dans son espace arctique.
Comme ses alliés européens, le Canada prévoit pour 2023 une hausse de ses dépenses militaires d’environ 5 milliards de dollars US. En effet, la guerre en Ukraine a renforcé la cohésion de l’Alliance Nord Atlantique et a consolidé un consensus quant à l’identification de la menace imminente – une Fédération de Russie révisionniste et belliciste – pour le Canada et ses alliés. En revanche, le gouvernement canadien ne prévoit pas respecter son engagement auprès de l’OTAN de hausser ses dépenses militaires à 2% du PIB. Tout au plus prévoit-il atteindre 1,59% en 2026. Ceci contraste avec les projections d’atteindre la cible des 2% en 2026 pour la Suède, en 2028 pour la Norvège et en 2033 pour le Danemark. Ainsi, le Canada est le seul État arctique qui ne prévoit pas dépenser 2% de son PIB en défense au cours de la prochaine décennie.
Recommandations pour le Canada
Face aux importantes vulnérabilités dans sa zone arctique, le Canada doit impérativement repenser son engagement au sein de ses alliances (NORAD et OTAN) pour maximiser sa sécurité nationale. En effet, malgré une volonté politique de développer le multilatéralisme dans l’espace arctique nord-américain, les efforts en la matière demeurent insuffisants pour pallier les vulnérabilités stratégiques qui risquent d’être renforcées par l’incertitude et l’instabilité provoquées par l’agression russe en Ukraine. Dans ce contexte, le Canada doit prioriser et accélérer la modernisation du NORAD. Si en juin 2022, le gouvernement canadien annonçait un investissement de 4,9 milliards de dollars pour moderniser le NORAD au cours des six prochaines années, la récente opération de surveillance chinoise dans l’espace aérien rappelle la nécessité et le retard de la modernisation du NORAD. Par exemple, si l’acquisition récente de drones de surveillance maritime en Arctique représente un pas dans la bonne direction, celle de drones armés n’est prévue que pour la fin de la décennie, après plus de 20 ans de discussions. De plus, malgré le désir de remplacer la flotte de sous-marins au cours des années 2030, aucun budget n’a encore été affecté à ce projet hautement dispendieux. Enfin, contrairement aux Européens et aux Américains, le Canada n’a pas développé de plans d’investissements accrus dans son industrie de la défense afin d’accroître la production de munitions nécessaires à mener la guerre de haute intensité. Au-delà des déclarations publiques, un fossé se creuse donc en matière de posture de défense vis-à-vis de ses alliés dans le contexte du retour de la concurrence entre grandes puissances.
Le nouveau contexte géostratégique qu’impose la Russie pourrait être l’occasion pour Ottawa de mettre fin à cet écart de capacités. En effet, si en 2020, le refus affiché de doter le NORAD de capacités offensives a marqué un désaccord stratégique avec les États-Unis, le besoin du Canada de renforcer sa crédibilité et sa capacité de dissuasion en Arctique, mais aussi d’obtenir le soutien de Washington sur le dossier du PNO, devrait l’encourager soit à reconsidérer le développement de capacités offensives pour le NORAD et à intensifier ses investissements de niche dans les capacités défensives que représentent l’ISR.
L’approfondissement de l’alliance avec les États-Unis est nécessaire et pourrait s’institutionnaliser par l’entremise de la Commission permanente canado-américaine de défense, de sorte à faire valoir plus activement ses besoins et intérêts au sein de l’OTAN. En effet, l’intégration future de la Suède et de la Finlande viendra donner une plus grande visibilité à la coopération de défense nordique (NORDEFCO) au sein de l’Alliance atlantique. Washington et Ottawa ont intérêt de coaliser leurs stratégies sur l’espace arctique afin de contrebalancer une approche sécuritaire strictement nord-européenne.
Le renforcement du positionnement nord-américain permettrait à Ottawa d’œuvrer à une division plus claire du fardeau maritime et aérien avec ses alliés européens en contrepartie de son investissement dans la sécurisation de l’Atlantique Nord et de l’Arctique canadien. Pour ce faire, le Canada et les États-Unis doivent identifier clairement le rôle du NORAD comme flanc nord-ouest de l’OTAN et œuvrer en ce sens. L’approfondissement de la coopération sécuritaire entre les États arctiques de l’OTAN serait également l’opportunité pour Ottawa d’obtenir un soutien de ses alliés européens sur le dossier du PNO, ainsi que d’envisager une meilleure coordination pour la détection des menaces hybrides, le partage du renseignement et les acquisitions communes.
Pour certains, il reste difficile d’appréhender immédiatement l’option d’une coordination circumpolaire en matière d’ISR, en raison de divergences géographiques et géostratégiques des espaces arctiques européens et nord-américains. Cependant, si l’Arctique canadien diffère en plusieurs points avec celui de l’Europe, le Canada, les États-Unis, le Danemark, la Norvège, la Finlande et la Suède partagent un même besoin impératif d’identification des menaces, de surveillance et de reconnaissance. Les différences relatives aux cultures stratégiques, aux contextes politiques et aux dynamiques socio-économiques ne devraient pas décourager ces États à concevoir un développement conjoint de capacités, une meilleure coordination de leurs activités et à faciliter une plus grande intégration de leurs initiatives de défense.
[1] La table-ronde a eu lieu le 19 janvier 2023 et la série d’entretiens a été menée du 1er au 3 février 2023.
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