La question de savoir si le Canada devrait se doter d’un service de renseignement humain étranger, selon le modèle de la Central Intelligence Agency (CIA) américaine ou le Secret Intelligence Service (MI6) britannique, remonte au moins aux années 1990, voir à la fin de la Seconde Guerre mondiale avec la décision du Canada de ne pas poursuivre ses activités d’espionnage à l’étranger. Pourtant, régulièrement, la question refait surface, tant dans le milieu académique que politique et médiatique. Ce texte, qui n’a pas pour ambition de trancher définitivement le débat, propose au contraire de revenir sur les points saillants de ce débat entre les défenseurs de la création d’un service de renseignement humain étranger (SRHE) au Canada et les réticents au projet, à la lumière du contexte international d’aujourd’hui et des développements récents du renseignement canadien. Tout en faisant état des transformations actuelles du renseignement canadien, ce texte argue que, quels que soient les besoins en renseignement du Canada, il est peu probable que le pays se dirige vers la création d’un service de renseignement humain étranger dans le court voir le moyen terme, et que les besoins en renseignement du Canada peuvent être atteints sans la création d’un SRHE.
Le Canada et le renseignement étranger
Les activités de renseignement sont relativement peu publicisées au Canada et font rarement partie du débat politique, contrairement à ce qui se passe chez nos voisins américains et britanniques. Un rapport de 2021 du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) relatif à l’attitude du public à son égard montre que les Canadiens connaissent relativement peu les fonctions du SCRS en tant que service de renseignement. Lorsque l’on mentionne le Centre de la sécurité des télécommunications (CST) aux Canadiens, seulement 26% disent en avoir entendu parler et 11% peut-être en avoir entendu parler. Cela démontre que les Canadiens sont largement peu informés sur leurs agences de renseignement et leurs fonctions.
Le SCRS a été créé en 1984 pour remplacer le Service de sécurité de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), accusée à l’époque d’avoir, entre autres choses, une approche agressive du renseignement en ayant recours à des opérations illégales d’espionnage politique. L’objectif était alors que le renseignement de sécurité dépende d’une agence civile et non policière. La GRC conserve toutefois son mandat d’application de la loi dans les questions concernant la sécurité nationale. Le SCRS, quant à lui, n’a aucune prérogative policière. Son mandat est d’enquêter sur les activités susceptibles de constituer des menaces pour la sécurité du Canada et d’en faire rapport au gouvernement, de prendre des mesures pour réduire la menace, de fournir des évaluations de sécurité sur les personnes qui doivent avoir accès à des informations classifiées, à des sites sensibles ou sur les candidats à la citoyenneté, la résidence permanente, la protection des réfugiés ou tout autre visiteur temporaire. Il a également pour mandat de recueillir des renseignements étrangers, sur le territoire du Canada, à la demande du ministre des Affaires étrangères ou du ministre de la Défense nationale.
La notion de renseignement étranger au Canada n’est pas comprise en des termes géographiques, mais plutôt en termes de nature du renseignement. Ainsi, même si le SCRS a des capacités limitées de recueil de renseignements étrangers, il est toutefois présent à l’étranger dans le cadre de son mandat de renseignement de sécurité. Le renseignement de sécurité concerne les menaces à la sécurité du Canada qui sont mentionnées à l’article 2 de la loi du SCRS : l’espionnage ou le sabotage visant le Canada ou préjudiciables à ses intérêts; les activités clandestines influencées par l’étranger menaçant le Canada; le terrorisme au Canada ou à partir du Canada; et les actions cachées et illicites visant à renverser le gouvernement violemment ou à saper le régime de gouvernement établi. Le renseignement étranger est plus large et se comprend comme tout renseignement sur une entité étrangère, c’est-à-dire non canadienne. Si dans les textes, la distinction peut paraître claire, la réalité est plus ambiguë. Premièrement, selon l’article 16, le SCRS peut recueillir du renseignement étranger à l’intérieur du Canada, à condition que cela ne vise pas des citoyens canadiens ou des résidents permanents et seulement à la demande des ministères des Affaires étrangères ou de la Défense. Deuxièmement, on peut se demander dans quelle mesure le SCRS peut recueillir du renseignement étranger dans son mandat d’enquête sur des menaces à la sécurité du Canada prévu par l’article 2. Toutefois, s’il y a une chose qui est claire, c’est que le SCRS a des capacités limitées en termes de collecte de renseignements étrangers et d’opérations à l’étranger.
La deuxième agence principale de renseignement est le CST, héritier des efforts d’interception de renseignement électromagnétique et de cryptanalyse de la Seconde Guerre mondiale. Le CST a pour mandat principal de protéger les informations et les systèmes informatiques du gouvernement du Canada, de recueillir des renseignements étrangers électromagnétiques et de mener des cyberopérations défensives et actives. Ainsi, le CST est le service de renseignement étranger du Canada, même si son mandat est limité au renseignement d’origine électromagnétique. Le CST ne peut toutefois pas intercepter de renseignements électromagnétiques sur le territoire canadien ou de citoyens canadiens, sauf lorsqu’il prête assistance à d’autres organismes comme le SCRS, la GRC ou encore les Forces armées canadiennes.
Le Canada possède donc bien un service de renseignement spécifiquement étranger, mais il est limité au renseignement électromagnétique. Cette spécificité canadienne en amène certains à proposer la création d’un service de renseignement humain spécifiquement étranger au Canada, venant alors combler la faiblesse perçue du SCRS.
Pour la création d’un service de renseignement humain étranger
Quels sont les principaux arguments en faveur d’un tel service de renseignement ? Tout d’abord, un service de renseignement humain étranger permettrait au Canada d’être alimenté par des informations lui permettant de prendre des décisions pertinentes à partir d’informations que le Canada aura décidé de collecter en fonction de ses priorités, surtout dans un monde changeant où la dépendance aux renseignements étrangers de nos alliés ne sert plus forcément les intérêts canadiens. En effet, comme l’affirment Stephanie Carvin et Thomas Juneau, les informations que reçoit le Canada de ses alliés reflètent souvent les priorités et les intérêts de ces alliés et pas forcément ceux du Canada. Certains affirment que le Canada a potentiellement manqué des renseignements importants pour sa prise de décision, et que la possibilité de collecter des renseignements étrangers permettrait de faire progresser les objectifs géostratégiques, économiques, militaires, environnementaux et scientifiques du Canada.
Sans se prononcer en faveur ou contre la création d’un SRHE, Farson et Teeple ont examiné quatre options pour que le Canada se dote de capacités en matière de renseignement étranger humain, mais aucune ne semble être une solution. Premièrement, le Canada pourrait créer une nouvelle institution, mais les coûts engendrés (estimés à environ 200 millions de dollars canadiens en 2006, contre 500 millions actuellement pour le service de renseignement étranger australien) risqueraient de dépasser les besoins en renseignement du pays – non identifiés clairement par les auteurs – d’autant plus qu’il n’est pas certain que la création d’un tel service soit bien accueillie par le public. Deuxièmement, le Canada pourrait étendre de manière importante le rôle du SCRS, lui permettant de recueillir du renseignement humain étranger et de mener des opérations clandestines, mais cela soulèverait de nombreuses questions légales, qui pourraient toutefois être surmontées. Troisièmement, il serait possible d’ajouter une composante de renseignement humain étranger à une agence qui ferait déjà du renseignement étranger, comme le CST. Toutefois, un tel ajout se buterait à une culture organisationnelle particulière du CST, exclusivement tournée vers le renseignement électromagnétique. Enfin, la dernière proposition serait d’étendre de façon limitée les pouvoirs et le mandat du SCRS en matière de renseignement étranger.
Récemment, de nombreux articles publiés remettent sur l’avant-scène le débat sur la création d’un service de renseignement humain étranger au Canada. Si on pensait que ce débat, au moins sur la scène académique, était terminé, Hensler est revenu à l’attaque en publiant, 25 ans après sa prise de position en faveur de la création d’un tel service, un article sur les bienfaits pour le Canada de posséder un service de renseignement humain étranger. L’auteur commence par revenir sur les longues hésitations et esquives des différents gouvernements, aussi bien conservateurs que libéraux, à se pencher sur la question, arguant tantôt qu’il faut plus d’études (alors qu’il y en a déjà assez), tantôt affirmant qu’un tel service nuirait à la réputation internationale du Canada. Pour l’auteur, non seulement il n’en est rien, mais cela relève d’une incompréhension des gouvernements sur ce qu’est et sur ce que fait un service de renseignement humain étranger. Finalement, le principal point de son argumentaire, mise à part la mention que le Canada gagnerait en indépendance par rapport aux renseignements étrangers qu’il reçoit et qu’il pourrait gagner en influence, est que le Canada tire de l’arrière par rapport à la plupart de ses alliés, et que la création d’un tel service montrerait aux alliés du Canada, notamment au Groupe des cinq, son engagement à être sur un même pied d’égalité et ainsi augmenter son prestige.
D’un autre côté, au cours des derniers mois, plusieurs tribunes journalistiques, académiques ou de praticiens du renseignement ravivent elles aussi le débat. Certains, sans se prononcer, rappellent qu’il est temps de se poser sérieusement la question, là où le Canada est de plus en plus dépendant des renseignements alliés. D’autres rappellent les coûts inhérents à la création d’un tel service et à la pratique de l’espionnage clandestin à l’étranger, que ces coûts soient financiers ou politiques. Toutefois, quitte à se lancer dans l’arène de l’espionnage international, un service de renseignement humain étranger doit être un minimum agressif, pour pouvoir aller chercher l’information d’intérêt. Or, le gouvernement doit être prêt à soutenir cette agressivité et surtout prendre ses responsabilités en cas d’échec ou de fuites dans les médias.
Les arguments en faveur de la création d’un tel service mettent tous l’accent sur la défense des intérêts nationaux canadiens à travers la collecte et l’analyse de renseignements étrangers et la trop grande dépendance aux renseignements des alliés. Les alliés pourraient en effet décider de ne plus partager les renseignements avec le Canada, même si cela parait peu probable pour le moment. Le Canada aurait besoin d’un tel service pour avoir un avantage décisionnel, tout en faisant avancer ses intérêts sur la scène internationale. Par exemple, une très bonne estimation et évaluation de la menace et des renseignements sur la possible possession d’arme de destruction massive (ADM) par l’Irak en 2002-2003 a permis au renseignement canadien d’estimer qu’il n’y avait pas assez d’éléments probants en faveur de cette possibilité. Toutefois, cette évaluation correcte des renseignements a été faite en l’absence d’un SRHE et sur la base des renseignements transmis par les alliés.
Contre la création d’un service de renseignement humain étranger
D’un autre côté, plusieurs se positionnent en défaveur de la création d’un tel service de renseignement. Pour Robinson, cela serait un très mauvais choix politique pour le gouvernement canadien, car il soulève de nombreuses questions quant à la responsabilité publique d’un tel service tout en mettant en doute l’utilité de ce type de renseignement pour la prise de décision. En effet, il n’y aurait pas pour le moment de proposition solide pour rendre responsables devant le public les opérations clandestines et il n’y a pas d’éléments qui nous permettent d’affirmer avec certitude que le renseignement étranger a un impact direct sur le choix d’une politique étrangère. Pour d’autres, la vocation du renseignement canadien ne serait pas d’espionner de façon importante les pays étrangers pour obtenir un avantage en politique étrangère, mais plutôt de protéger le territoire et la population du Canada.
C’est d’ailleurs dans le même sens que la contribution de Stuart Farson en 1999 s’inscrit. Selon l’auteur, le Canada n’aurait pas besoin d’un service de renseignement humain spécifiquement étranger, car tous les besoins en renseignement du Canada sont comblés. Il identifie quatre domaines d’utilité du renseignement au Canada : les affaires et le commerce, la sécurité nationale, les relations étrangères et les obligations internationales. Dans les deux premiers domaines, les affaires et la sécurité nationale, le renseignement est tourné vers l’intérieur du territoire. Le renseignement politique pour les relations étrangères serait quant à lui déjà bien fourni par le réseau d’ambassades canadiennes qui rapportent de nombreuses informations qui mériteraient seulement l’amélioration de leur analyse et de leur dissémination. Enfin, quant aux obligations internationales du Canada, celui-ci peut s’appuyer sur ses principaux alliés pour obtenir les renseignements nécessaires. De plus, l’une des préoccupations du Canada serait de ne pas être une menace pour les États-Unis, ce qui l’amène à privilégier un renseignement tourné vers l’intérieur.
On pourrait toutefois objecter que depuis 1999, les besoins en renseignement du Canada ont peut-être changé, ce qui sera le sujet de la prochaine section.
Est-il temps pour le Canada de se doter d’un tel service de renseignement ?
Alors que nous avons vu les pour et les contre d’un tel service de renseignement, la question principale reste la même : est-ce que le Canada en a besoin ? Ainsi, s’il est clair que le Canada dépend majoritairement de ses alliés pour le renseignement humain étranger, et qu’il serait avantageux pour la prise de décision de s’appuyer sur son propre renseignement, il n’est pas certain que le Canada ait besoin d’un nouveau service pour cela. Stephanie Carvin et Thomas Juneau, qui sont d’accord sur l’importance de diminuer la dépendance aux renseignements étrangers de nos alliés, d’accroitre la capacité du Canada à aller chercher son propre renseignement et de produire ses propres analyses, proposent de « canadianiser » le renseignement canadien. Par ceci, les auteurs entendent surtout améliorer les capacités d’analyse au sein de la communauté du renseignement canadien, tout en s’appuyant davantage sur les renseignements collectés par le Canada. Ainsi, nul besoin de créer un nouveau service de renseignement, il s’agit plutôt d’augmenter l’efficience des services existants. C’est d’ailleurs une proposition qui est cohérente avec les évolutions récentes dans le domaine du renseignement canadien. Ainsi, on assiste depuis une vingtaine d’années à une évolution incrémentale des mandats et des pouvoirs du SCRS et du CST. Le CST a maintenant le pouvoir de recourir à des opérations actives dans le cyberespace, notamment pour neutraliser des appareils ou des réseaux informatiques présentant non seulement une menace pour la sécurité du Canada, mais aussi une menace pour les affaires internationales du Canada.
De son côté, le SCRS a maintenant un mandat de perturbation et de réduction de la menace. Toutefois, cela s’applique toujours pour du renseignement de sécurité et il est interdit au SCRS d’intenter à la vie ou à l’intégrité physique d’une personne. De plus, un juge fédéral a récemment autorisé le SCRS à procéder à des investigations à l’étranger, même si les investigations violaient les lois du pays en question, lorsqu’il s’agit de menaces à la sécurité du Canada. Si on remarque que le renseignement canadien est toujours bien limité en ce qui concerne le renseignement étranger, il y a des évolutions incrémentales qui tiennent compte du contexte dans lequel le renseignement opère et qui ont pour objectif de rendre le renseignement canadien plus efficient dans ses tâches.
D’autre part, et sans prendre le risque de formuler une prédiction hasardeuse sur l’avenir du renseignement canadien, on peut affirmer qu’il est peu probable, dans un avenir proche, que le Canada s’engage dans une création institutionnelle de ce genre. Même Hensler, pourtant un défenseur de la création d’un tel service de renseignement, remarque qu’il existe au Canada une aversion inhérente envers le renseignement humain étranger. Par ailleurs, la culture canadienne de sécurité nationale est plutôt averse au risque. D’autres recherches récentes sur l’appareil de renseignement canadien en arrivent aussi à des conclusions similaires, que ce n’est pas la façon canadienne de faire du renseignement que de s’adonner à la collecte clandestine de renseignements à l’étranger. En effet, le Canada aurait plutôt une culture défensive et minimaliste en matière de renseignement, privilégiant la protection du territoire et de la population du Canada, tout en recueillant du renseignement étranger électromagnétique et en contribuant à un partenariat multilatéral de partage de renseignements.
Conclusion
Le Canada a donc une approche originale parmi ses alliés du renseignement étranger, compris en non pas en termes géographiques, mais selon la nature du renseignement recueilli. Le Canada a décidé d’avoir une capacité de renseignement humain étranger très limitée, tout en se dotant d’une importante capacité de recueillement de renseignements étrangers électromagnétiques. Cette carence en matière de renseignement humain étranger en a poussé plusieurs à se positionner en faveur d’un SRHE au Canada, que cela passe par la création d’une nouvelle agence de renseignement ou par l’extension des mandats du SCRS.
Pour les défenseurs de la création d’un SRHE, l’avantage serait que le Canada déciderait quel renseignement recueillir en fonction de ses priorités et de ses intérêts plutôt que de dépendre des renseignements, voir des analyses, de ses alliés, qui reflètent souvent les priorités de ces derniers et non pas celles du Canada. D’un autre côté, certains sont sceptiques quant aux bienfaits et à la faisabilité d’un tel service, arguant que le Canada n’a pas de besoin supplémentaire concernant le renseignement étranger, que les coûts seraient prohibitifs, ou que les priorités du Canada ne sont pas dans l’espionnage de pays étrangers, mais dans la protection de son territoire et de sa population contre des menaces bien précises.
Ce texte a notamment avancé l’idée que le Canada n’avait pas besoin de créer un SRHE pour le moment et qu’il lui suffisait de rendre l’appareil de renseignement canadien plus efficient à travers une canadianisation de celui-ci, comme le proposent Carvin et Juneau, c’est-à-dire en améliorant les capacités d’analyses et en s’appuyant davantage sur les renseignements canadiens. D’autre part, il est peu probable que le pays se lance dans une telle création institutionnelle compte tenu de sa culture plutôt minimaliste et défensive, averse au risque.
Ainsi, si cela rend peu probable la création d’un service de renseignement humain étranger dans un court terme, cela n’empêche pas une évolution incrémentale du cadre juridique entourant la pratique du renseignement au Canada. Une évolution du cadre juridique est nécessaire, comme le fait remarquer le directeur du SCRS David Vigneault, pour que le renseignement canadien s’adapte à l’environnement international est aux nouveaux défis sécuritaires. C’est d’ailleurs cette option que les différents gouvernements ont choisie ces 20 dernières années.
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