Alors que la ruée vers l’« Indo-Pacifique » bat son plein, le Canada doit faire preuve d’un optimisme prudent afin de tirer son épingle d’un jeu géopolitique délicat. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il a tout intérêt à miser sur l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (ANASE).
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Dans un contexte international marqué par un regain de rivalité entre la Chine et les États-Unis, une pression croissante sur le multilatéralisme, et des défis complexes qui requièrent une coopération accrue entre les États, le Canada amorce actuellement un ajustement nécessaire de sa position en Asie-Pacifique. Cet ajustement pourrait même mener à l’adoption d’une « vision » Indo-Pacifique, comme l’ont déjà fait plusieurs autres États afin d’affermir leur ancrage diplomatique et stratégique dans cette région.
Afin de réussir cette entreprise délicate, à la mesure de ses ressources et capacités, et dans l’intérêt de la population canadienne, Ottawa doit faire preuve de prudence et renforcer ses acquis. Le Canada a, en particulier, tout avantage à accroître son soutien et sa participation aux institutions régionales dont l’ANASE forme le cœur. Pour ce faire, le Canada doit d’abord mieux comprendre et reconnaître la valeur ajoutée de ces institutions pour ce qu’elles sont, plutôt que ce qu’il aimerait qu’elles soient. Il doit également trouver un moyen de convaincre ses partenaires qu’il est, lui aussi, en mesure et prêt à contribuer à la paix et la stabilité de la région par le biais du multilatéralisme, y compris en soutenant l’ANASE dans l’atteinte des objectifs qu’elle se fixe pour elle-même.
L’ANASE, mal comprise
L’ANASE demeure méconnue et fort mal comprise au Canada. Si elle nous rejoint, c’est généralement par le biais de séances photo marquées par des poignées de mains étranges et d’autres rituels « exotiques » d’une diplomatie atypique menée à l’autre bout du monde. Y figurent, parfois, notre Premier Ministre ainsi que, plus souvent, les membres de son Cabinet, qui se prêtent au jeu sans nécessairement convaincre le public de la valeur de l’exercice. En effet, les résultats concrets et à court terme de toutes ces rencontres et sommets ne sont pas toujours apparents. Cela est particulièrement le cas en Asie Pacifique, où le dialogue multilatéral est souvent présenté – et perçu – comme une fin en soi. Cette caractéristique du multilatéralisme contribue à une désillusion généralisée envers les institutions internationales lorsque les États tardent à apporter des solutions aux problèmes auxquels ils font face collectivement, comme la COVID-19 et les changements climatiques. L’ANASE et les institutions au sein desquelles elle joue un rôle central, tels le Forum régional de l’ANASE (dont le Canada est membre), le Sommet de l’Asie orientale et la rencontre des ministres de la Défense de l’ANASE-Plus (auxquels Ottawa tente d’accéder jusqu’ici sans succès), n’échappent pas à cette désillusion.
En fait, l’ANASE est même particulièrement vulnérable à ces critiques, étant donné son caractère « étrange » pour un public canadien et plus largement occidental, davantage familier avec l’Union européenne et l’OTAN. À tort ou à raison, ces institutions forment encore l’étalon par lequel on évalue la performance de toutes les autres. L’ANASE, avec son petit secrétariat peuplé par quelque 300 âmes, son budget limité, et sa tendance à balayer les enjeux sensibles sous le tapis, ne fait pas le poids à première vue. Cela veut-il dire que le Canada doit la délaisser, diriger ses énergies ailleurs et trouver d’autres options pour promouvoir ses intérêts stratégiques et économiques dans la région? Il serait normal de le penser, mais en réalité, c’est tout le contraire.
Pour renforcer ses assises dans une région dont l’importance est aujourd’hui indéniable, le Canada a besoin de l’ANASE. Pour les résultats qu’elle produit, même s’ils ne sont pas toujours flamboyants, mais aussi, surtout, pour sa capacité unique à concilier une diversité de perspectives, d’intérêts et de préférences.
Des résultats indéniables
Sur le plan des résultats, l’ANASE peut se targuer d’un certain nombre de succès relatifs en matière de coopération en cas de pandémie ou de désastre humanitaire. Aujourd’hui, « grâce » à la COVID-19, personne ne doit se faire convaincre des répercussions transnationales majeures que peut avoir ce genre d’événement. Au cœur de la pandémie, l’ANASE a mis en place une réserve régionale d’équipements médicaux ainsi qu’un fonds régional de lutte contre la COVID-19 afin d’atténuer les disparités de ressources entre ses États membres. L’ANASE joue également un rôle ingrat, mais crucial, depuis plusieurs années, dans la gestion des conflits en mer de Chine méridionale. C’est elle qui mène les négociations diplomatiques vers l’adoption d’un code de conduite entre les parties à ces conflits, qui opposent au moins quatre de ses membres : Brunei, la Malaisie, les Philippines et le Vietnam, ainsi que la Chine et Taïwan. L’adoption d’un code de conduite contraignant et efficace demeure pour l’instant improbable. Par contre, au cours des dernières années, les États parties ont réussi à s’entendre sur des lignes de conduite lors de rencontres accidentelles en mer, sur la tenue d’exercices militaires conjoints, et sur l’établissement de lignes directes de communication en cas d’incident qui pourrait déstabiliser le transport maritime mondial, dont le tiers transite par cette zone.
L’organisation a besoin de ses partenaires mieux nantis, dont le Canada, afin de renforcer ses capacités à fournir des solutions à ces enjeux majeurs, dont les ramifications transcendent les frontières nationales et régionales.
Or, c’est sur le plan de la conciliation que la valeur ajoutée de l’ANASE est la plus claire, même si elle est aussi plus abstraite. L’ANASE est parvenue, sans interruption depuis sa création, en assurant un rôle de médiateur, à garder à la même table des États aux intérêts et préférences parfois diamétralement opposés. Elle leur offre l’occasion de s’entendre sur des principes communs visant à assurer la stabilité et la coopération dans l’intérêt de tous. Ce rôle, aucun autre acteur, y compris des puissances avec des capacités matérielles bien supérieures, comme les États-Unis ou la Chine, n’est parvenu à le remplir. C’est aussi la raison pour laquelle à chaque fois qu’un partenaire de l’ANASE, qu’il s’agisse de l’Australie, du Japon, ou des États-Unis, propose une nouvelle institution multilatérale pour la région, voire une « OTAN pour l’Asie » (une rengaine familière dans la région), le débat se solde toujours de la même façon. On en vient à admettre que si l’ANASE n’existait pas, il faudrait l’inventer. Le consensus actuel dans la région est qu’il vaut mieux renforcer l’organisation et les institutions qui en découlent que de se doter de mécanismes non-viables dans une région où les intérêts des États sont aussi difficiles à concilier.
Beaucoup reste à faire. Étant donné la présence de joueurs au poids stratégique bien plus lourd, le Canada doit faire sa marque par le biais d’un soutien constructif à la position de l’ANASE. Il doit clarifier sa valeur ajoutée en misant sur des domaines et des enjeux de coopération spécifiques où il peut apporter une contribution substantielle et originale, tels que l’agenda Femmes, Paix et Sécurité.
Le Canada aurait ainsi tort de négliger l’ANASE en faveur d’arrangements alternatifs, et ce même s’ils peuvent paraître plus attirants, notamment lorsqu’ils ont une dimension stratégique plus prononcée. En fait, l’engouement actuel pour la création d’un nouvel ordre régional qui prendrait racine dans la relance du « Quad » entre les États-Unis, l’Australie, l’Inde et le Japon doit être accueilli avec un grain de sel. De même pour la prolifération de « visions » et de « stratégies » pour l’Indo-Pacifique, dont les dernières en date nous proviennent de la France, des Pays-Bas et de l’Allemagne, et seront bientôt suivies d’initiatives similaires du Royaume-Uni et de l’Union européenne.
Un rôle stratégique à se tailler
Dans ce contexte, il y a certainement une place pour un engagement accru du Canada en Asie-Pacifique. Un ajustement en ce sens sera certainement vu d’un bon œil par ses partenaires, ouvrant la voie à de nouvelles opportunités de coopération sécuritaire et économique. Cependant, le Canada aurait tort de se lancer tête baissée dans la quête de l’Indo-Pacifique sans assurer ses arrières auprès de l’ANASE, qui conserve, malgré ses limites, la prérogative de fixer les termes du dialogue multilatéral en Asie-Pacifique. D’autant plus qu’il existe de nombreuses contradictions parmi les promoteurs du Quad sur des enjeux cruciaux, notamment sur la façon de composer avec la Chine comme hégémon régional en devenir, ainsi que sur les frontières de l’Indo-Pacifique. Dans un contexte marqué par autant d’incertitude et d’ambiguïté, le Canada a intérêt à faire preuve de prudence et à se placer au diapason de la position de l’ANASE et d’États membres clé. Parmi eux, on compte l’Indonésie, Singapour, mais aussi le Vietnam, dont la réputation a bénéficié d’une présidence de l’ANASE menée d’une main de maître en 2020 malgré les défis posés par la pandémie. Leur position est caractérisée par un optimisme prudent, ancré dans des principes qui guident le processus régional depuis longtemps et qui fait fi des modes passagères.
Le Canada a tout à gagner à miser sur l’ANASE dans la course d’endurance qu’est le régionalisme en Asie Pacifique, même si parfois, elle peine à fournir des résultats concrets sur le court terme. Le jeu en vaut certainement la chandelle.
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